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Le procès contre Mandela et les autres

Représenter le droit et l’histoire forme parmi les plus grands défis du cinéma. D’autant plus, comme dans ce cas, lorsque l’issue est attendue et la fin des événements connue : huit des dix accusés du procès de Rivonia furent condamnés à la prison à perpétuité, et les débats enregistrés et représentés ne parlent presque pas des chefs ­d’accusation, de leurs véracités ou des voies de recours. L’ensemble paraît flou, le caractère politique du procès trop évident, l’absence de preuves flagrante. Et, malgré la place centrale donnée à la figure de Nelson Mandela dans le titre et sur l’affiche, nous le voyons relativement peu, à l’exception de son fameux discours en forme de déclaration pour la société ouverte et contre l’apartheid, souvent cité, encore projeté aux lycéens sud-africains. D’où vient alors la réussite, dans ses thèmes et sa réalisation, du film de Nicolas Champeaux et Gilles Porte ?

Le sens d’une nécessité et d’une urgence avant tout : filmé en 2016-2017, le documentaire interroge les trois derniers survivants du procès et les deux avocats de la défense, très âgés, chez lesquels nous sentons un besoin de raconter une fois de plus, d’éduquer les jeunes générations sur leurs parcours. Cet angle se devine dans la figure d’Ahmed Kathrada, au sourire triste, dont la compagne est aussi interrogée, décrivant ­l’impossibilité des unions mixtes sous l’apartheid, la triple ségrégation entre Blancs, Noirs et Indiens, ou la stupéfaction qu’il ressent lors d’un voyage en Europe dans les années 1950 en commandant un thé sans qu’on lui demande de partir.

Génie de la représentation par la forme dessinée, ensuite. Le dessinateur Oerd propose en effet, par ses animations, de mettre en scène de façon dynamique les heures d’enregistrement sur lesquelles se fonde le film. La courte scène où les accusés plaident l’un après l’autre non coupable permet de les identifier, et le choix de dessiner Kathrada dans son accoutrement clandestin, moustache et lunettes de soleil, le fait ressortir et facilite la compréhension de son récit. Enfin, le choix du noir et blanc se comprend par une double évidence : celle d’une époque révolue, donc d’une représentation qui se rapproche des images d’archives compilées par les réalisateurs, et celle d’une société, l’Afrique du Sud de l’apartheid, qui voyait concrètement les personnes et la politique en noir et blanc.

Ce point est évoqué par David Yutar, fils du procureur du procès, lors de son entretien : le paradoxe, ou la situation, d’un juriste juif, dévoué à sa carrière plus qu’à la xénophobie, mais utilisé par le Parti national au pouvoir pour «  prouver  », contre l’évidence des faits, que les dirigeants du Parti n’étaient pas antisémites. Cette «  ruse  » cynique se retourne au final contre le régime, le procureur n’utilisant pas sa tribune comme un porte-voix du racisme, cherchant certes à obtenir des aveux mais ne dénigrant pas, n’attaquant pas ad hominem. Les animations le figurant comme un aigle surplombant les accusés tiennent davantage de l’effet rhétorique que d’une méchanceté personnelle. Et le portrait des dix accusés, autant que leurs représentations à l’écran, en entretien ou en dessin, montre ­l’impasse de l’apartheid, ses conséquences sur tous les représentants de la nation sud-­africaine : Mandela, avocat fils d’une famille noble, Walter Sisulu, militant dans les townships, Ahmed Kathrada, Indien, Denis Goldberg, Blanc…

Le procès de Rivonia paraît donc incarner les maux de la société dans laquelle il se déroule, trouvaille de recherche qui rend le long métrage si saisissant. Le rappel, dans les premières minutes, du caractère pro-nazi des premiers dirigeants de l’apartheid, à partir de 1948, est stupéfiant. Et la stratégie de rupture, technique de contre-accusation contre l’État de la part des accusés, qui forme souvent le sel des procès politiques au cinéma, analysée dans L’Avocat de la Terreur (Barbet Schroeder, 2007, sur Jacques Vergès), se retrouve ici davantage dans les paroles des accusés que chez leurs deux avocats, assez flegmatiques, dont nous entendons d’ailleurs peu les interventions au cours des audiences. Ce choix de ne pas embrasser le droit mais d’y privilégier la politique atteint son comble avec le discours fleuve de Mandela, se déclarant prêt à mourir pour sa cause, répété à sa libération en 1990.

Par ces choix de fond, cette sélection dans les archives sonores, ce montage des entretiens réalisés à l’époque contemporaine, Le Procès contre Mandela et les autres tient beaucoup plus du film historique que de l’affrontement juridique, ce qui perpétue la difficulté assez constante du cinéma pour montrer ou faire ressentir le droit à l’écran autrement que par la rhétorique. Ici, la culpabilité objective des accusés se voit tout juste démontrée par quelques préparations de bombes et de sabotages pas encore réalisés, sans que le procureur puisse directement les lier à des actions déjà effectuées par l’Anc. Leur culpabilité subjective tient à leur place dans un certain pays, à un certain moment de son histoire : groupe de progressistes d’identités et de parcours différents, ils ne peuvent qu’être condamnés par le régime du Parti national, ce qui, ajouté au contexte documentaire, enlève le «  suspense  » lié au verdict. Et bouleverse tout autant, lorsque la fiancée de Kathrada déclare qu’elle ne l’a plus vu pendant vingt-six ans après la condamnation.

Le procès du titre devrait donc se comprendre comme «  l’accusation  » ou «  la condamnation  » d’un chef et des «  autres  », terme répété dans le film, le juge n’hésitant pas à appeler untel « accusé numéro3 » et tel autre « accusé numéro5 », comme la plus triste forme de dépersonnalisation dans un régime autoritaire. Certes, les dessins d’Oerd essaient de nous rappeler le style des représentations de procès dans la presse, et normalisent notre impression de spectateur devant des audiences où tous les prévenus risquent la peine de mort. Mais la «  clémence  » finale de la perpétuité ne s’apparente pas à un quelconque humanisme soudain du juge, comme le rappellent les réalisateurs et les témoins : une visite tous les six mois pour les prisonniers, séparation entre «  races  » même en prison, et pantalons uniquement pour Goldberg et Kathrada, le bermuda des prisonniers noirs devant autant les différencier que les humilier.

Ce qui reste à représenter, mais ne peut former l’objet du film, qui maîtrise de façon excellente les effets d’enfermement et les bornes historiques de son sujet, est la lutte politique pour l’égalité des droits. Tel quel, Le Procès contre Mandela et les autres montre implicitement l’impossibilité de s’échapper, autant par sa personne que par son esprit, dans une société autoritaire. L’avocat Joel Joffe se vit contraint à l’exil pour ne plus subir de menaces contre sa personne. Les visages des trois accusés survivants, Goldberg, Kathrada et Andrew Mlangeni, sont atteints par les années de détention et la peur liée aux restrictions de l’apartheid. Leurs yeux parfois amusés en réécoutant leurs déclarations ou les échanges du procès semblent signifier l’audace d’avoir pu tenir de tels propos devant les représentants légaux de l’apartheid, et le soulagement d’y avoir survécu. Ainsi, presque vingt-cinq ans après les premières élections libres en Afrique du Sud, le documentaire de Nicolas Champeaux et Gilles Porte nous rappelle le courage historique de quelques militants et la nécessité, prégnante dans le genre documentaire, d’interroger les témoins pour disséquer le passé.

Louis Andrieu

 

Louis Andrieu

Cinéphile, il écrit sur le cinéma, les contenus audiovisuel et les images dans la Revue Esprit depuis 2013.

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