La chute de l'ordre international libéral ?
L’élection de Donald Trump signe-t-elle la fin de l’ordre mondial tel que nous l’avons connu depuis 1945 ? En tout cas, ils sont nombreux à juger que la question mérite d’être posée1. L’ordre « international libéral », porté sur les fonts baptismaux par les États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, touche-t-il cette fois définitivement à sa fin ?
Un ordre mondial « qui est ouvert et au moins en partie fondé sur des règles », de façon à créer « les fondations à partir desquelles les États peuvent s’engager dans la réciprocité et la coopération institutionnalisée » : c’est ainsi que G. John Ikenberry définit l’« ordre international libéral2 ». Cette organisation de la politique internationale n’affronte pas sa première contestation. Mais dès lors que ce sont les États-Unis eux-mêmes qui en sont à l’origine, en jetant explicitement le doute sur la garantie qu’ils lui avaient toujours apportée, cette remise en cause atteint un degré nouveau.
Un ordre mondial fragilisé avant Trump
Avec le retour de la Russie et la montée en puissance de la Chine, on assiste depuis quelques années à un indéniable retour du jeu des puissances, qui se traduit aussi par une contestation accrue de l’ordre international existant, et un blocage de l’action collective, notamment sur les questions de sécurité. À vrai dire, cette récusation n’est pas limitée aux grandes puissances, puisque des puissances régionales s’y livrent aussi.
Surtout, elle n’est pas le seul fait de ceux qu’on qualifiait dans les années 1990 d’« États voyous », ni même des régimes autoritaires ou des dictatures. Les grandes démocraties émergentes aussi contestent cet ordre, remettant en cause ce qu’il contient selon elles d’hégémonie occidentale, de « deux poids deux mesures » et d’hypocrisie – que ce soit sur les questions de sécurité, de commerce, de lutte contre la corruption ou de protection de l’environnement. Le rapprochement opéré dans le cadre des Brics entre la Russie et la Chine d’une part, l’Afrique du Sud, le Brésil et l’Inde d’autre part, illustre lui aussi un certain échec de l’ordre international actuel3.
De façon plus frappante encore, cette fragilisation de l’ordre mondial provient aussi des pays occidentaux, censés pourtant en être les parrains et les premiers bénéficiaires4. Leurs opinions sont pour partie fatiguées de ce qu’elles considèrent être les coûts associés au maintien de cet ordre – des interventions militaires à l’aide internationale. Elles voient aussi les diverses facettes du repli – face au libre-échange, aux migrations et aux réfugiés, au terrorisme – comme une solution possible à leurs difficultés. L’idée que l’ordre international libéral est le meilleur garant de notre sécurité et de notre prospérité n’est pas évidente pour tous, et cette perception, fondée ou non, est désormais un fait politique.
Devant un tel constat, il serait naïf d’exonérer les puissances occidentales de toute responsabilité. Ce n’est pas seulement que leur engagement au service de cet ordre ait servi leurs intérêts, ce qui ne saurait surprendre. Ce n’est pas non plus qu’elles aient commis des erreurs (le « consensus » de Washington) ou échoué à relever certains défis clés (la paix au Proche-Orient). Mais elles ont surtout cédé à la « barbarisation du bourgeois5 », dont Pierre Hassner faisait l’un des risques majeurs pour les démocraties libérales, qui euphémisent leur propre violence et sur-réagissent à celle de leurs adversaires. Elles ont enfin admis avoir à choisir entre efficacité et légitimité de l’action collective internationale6, plutôt que de chercher à concilier ces termes. Ces fautes ont fragilisé d’autant la crédibilité et l’autorité des principes affichés par l’ordre libéral.
Trois mutations de l’ordre international
L’ordre international construit autour de principes « libéraux » – respect du droit, droits de l’homme, libre-échange – a émergé avec la Pax britannica au xixe siècle, avant de se tourner vers une coopération institutionnalisée à l’issue de la Première Guerre mondiale. Ni la crise des années 1930, ni la Seconde Guerre mondiale, ni la guerre froide n’en ont eu raison. Ce n’est qu’après la chute du bloc soviétique, alors que la fameuse « fin de l’histoire » semblait annoncer la généralisation de la « démocratie de marché », que l’ordre international libéral a paru devoir s’imposer comme une évidence universelle.
Trois facteurs ont depuis contredit cet optimisme. D’une part, le système international connaît une profonde redistribution de la puissance. Celle-ci se traduit d’abord sur le plan économique, avec les bouleversements des principales puissances mondiales tant en termes de production que de commerce. Mais déjà, ces évolutions matérielles trouvent des conséquences stratégiques. Et les puissances émergentes font connaître leur aspiration à trouver une place accrue au sein de l’ordre mondial, que la création récente du G20 et la réforme des institutions de Bretton Woods ne suffisent pas à satisfaire.
D’autre part, cette redistribution de la puissance apparaît de plus en plus clairement comme la fin de la domination du monde occidental et l’« essor du reste7 ». Cette tendance ne signifie pas seulement une fragilisation – au moins relative – de la capacité des États-Unis et de leurs alliés à garantir la stabilité de l’ordre actuel : elle signifie aussi que les aspirations à une révision de l’ordre international ne portent pas uniquement sur le partage du pouvoir en son sein, mais aussi sur ses aspects normatifs : que ce soit sur le plan juridique (la justice pénale internationale, le droit de la guerre, l’asile) ou politique (la lutte contre le changement climatique, les normes sociales en matière commerciale, les principes démocratiques), on est loin d’observer une convergence, y compris au sein de ce qui tenait lieu jusque récemment de monde occidental8.
Enfin, la « libéralisation » du système international favorise l’émergence de défis nouveaux. La décentralisation de la puissance, avec l’affirmation de puissances moyennes et régionales, mais aussi d’acteurs non étatiques, en est une première manifestation. De même, la « transnationalisation » de la politique internationale, avec l’essor des flux transfrontaliers, matériels et immatériels, légaux et clandestins, pose problème à un ordre qui reste profondément intergouvernemental et international. Les aspects plus menaçants de ces évolutions alimentent un discours de repli, voire de fermeture – économique, politique, identitaire – qui va à l’encontre des fondements de l’ordre international libéral.
Interdépendance et mondialisation
Le moindre paradoxe de cette situation n’est pas que c’est à l’heure où l’interdépendance globale devient un fait quotidien que la coopération internationale, censée permettre d’y faire face, perd de son évidence. L’un des postulats de l’ordre international libéral est précisément que les sorts des États sont liés et que la réponse aux défis internationaux passe par davantage de coopération. Mais alors que ce postulat se vérifie désormais de façon flagrante à la lumière des crises – financières, humanitaires, sécuritaires, sanitaires, environnementales – qu’il peut déchaîner de façon plus rapide et ample que par le passé, les États manifestent une moindre appétence pour des politiques de solidarité.
C’est que les bienfaits de l’interdépendance sont contestés. Sur le plan économique, la sortie d’un milliard de personnes de l’extrême pauvreté entre 2000 et 2015 n’efface pas la forte montée des inégalités. De même, y compris dans les économies avancées, les gains de la mondialisation ne suffisent pas à améliorer le sort de ses « perdants ». Sur le plan sécuritaire, les conflits sont loin de s’être effacés, et d’autres menaces stratégiques comme la cybercriminalité ou le terrorisme parviennent précisément à tirer parti de cette interdépendance. Enfin, les divers raidissements identitaires et culturels traduisent à tout le moins une ambivalence face aux promesses affichées de la mondialisation.
Surtout, les conséquences politiques de cette montée des interdépendances se font d’autant plus sentir qu’elles ne touchent plus seulement les relations entre les États, mais pèsent plus directement sur les citoyens. Que ce soit le terrorisme, l’environnement, l’énergie, le commerce, les migrations : les relations internationales ont un impact croissant sur nos vies quotidiennes, au Nord et au Sud. Mais les diplomaties gouvernementales peinent à en tenir compte, tant sur le fond des politiques menées que sur la méthode à suivre : d’une certaine manière, les partis populistes, en réclamant divers référendums sur ces questions internationales, en ont davantage tiré les conséquences9.
En 1993, Pierre Hassner évoquait déjà le « caractère inévitablement fragmenté, et à la limite contradictoire, de tout ordre international concevable aujourd’hui10 », pointant trois niveaux de contradiction : entre des problèmes globaux et un pouvoir décentralisé, entre des défis complexes et multidimensionnels et des autorités partielles et « presque toujours » unidimensionnelles, et entre des principes voulus universels et consensuels et des réalités particulières et fragmentées. Force est de constater que l’ordre international libéral n’a pas su trouver de réponse convaincante à ces contradictions, et que ses parrains cèdent progressivement sur leur attachement aux principes qui le fondent. Les cosmopolites « par choix » semblent avoir cédé le pas aux cosmopolites « par nécessité11 », comme les migrants et les réfugiés.
La question de la confiance
Le manque d’engagement des puissances occidentales, à commencer par les États-Unis, en faveur de l’ordre international libéral a trouvé une manifestation éclatante avec le moment « néoconservateur12 » de l’administration Bush. Au lendemain du 11 septembre 2001, celle-ci juge l’ordre international inadapté, « parce que l’idéologie libérale ne peut lui fournir que des principes universels, à la limite contradictoires entre eux, une préférence pour la négociation et la multilatéralisation, et une répugnance pour l’usage de la force. Cette idéologie risque de le laisser désarmé devant ceux qui, plutôt qu’aux valeurs du pluralisme et au compromis des intérêts, obéissent aux passions de la peur, de la haine ou de la gloire13 ».
Les États-Unis basculent alors dans un monde où ils cherchent en priorité à maximiser leur sécurité plutôt que leur bien-être. L’aversion au risque de l’administration Bush s’est brutalement accrue par rapport à celle de ses prédécesseurs. En conséquence, pour continuer à raisonner en termes d’économie politique, les États-Unis privilégient les gains relatifs : il ne s’agit pas d’augmenter sa richesse ou sa puissance militaire, mais de l’augmenter plus que celles des voisins, et notamment des rivaux potentiels.
Les néoconservateurs ont prétendu apporter des réponses à ces évolutions : la défense préventive, pour supprimer des risques déjà inacceptables avant d’être avérés et imminents ; la mission qui détermine la coalition plutôt que l’inverse, pour ne pas avoir à faire de compromis sur les objectifs de l’action collective ; le changement de régime, parce que les sanctions ou les inspections internationales ne peuvent constituer des garanties sérieuses contre le comportement de certains États. L’Irak a certes sonné l’échec de cette vision alternative. Mais son héritage survit, de multiples façons. En creux d’abord, quand l’étiquette néoconservatrice sert à stigmatiser toute approche internationaliste et à justifier en retour la tentation du repli et le relativisme. Mais aussi plus directement, tant nous avons conservé la formulation des problèmes proposée par le néoconservatisme.
Même si ce dernier ne pose pas la question en ces termes, il s’agit fondamentalement d’un problème lié à la fragilité de la confiance dans la politique internationale. Les institutions internationales, que le néoconservatisme méprise tant, peuvent être regardées comme une tentative d’apporter une réponse de fond à cette fragilité. Le « dilemme de sécurité » – qui veut qu’il soit impossible de faire confiance à son voisin, mais qu’en se protégeant de ce dernier, on l’incite à son tour à la méfiance, au risque de finir par provoquer le conflit – est traditionnellement pensé comme le nœud de la politique internationale. Or les institutions multilatérales sont un moyen de construire la confiance ainsi manquante, en la déplaçant et en lui donnant des garanties : un État ne peut faire confiance à tous ses voisins et partenaires ; mais les institutions offrent à la communauté internationale des moyens de vérification, de sanctions et de coercition ; en conséquence, les États peuvent être disposés à entrer dans ce mécanisme assurantiel.
Cette approche est au cœur du multilatéralisme : ce dernier, au-delà d’une technique diplomatique pour traiter une relation à plus de deux partenaires, est un projet d’organisation des relations internationales. C’est la logique de la sécurité collective : une atteinte contre la sécurité d’un seul est une atteinte contre la sécurité de tous et appelle une réaction collective de leur part. Mais c’est aussi la logique du multilatéralisme commercial, où la clause de la nation la plus favorisée et le règlement juridictionnel des différends sont une garantie contre le droit du plus fort. C’est encore la vision qui justifie la mise en place d’un payeur en dernier ressort sur le plan financier.
Quelles alternatives à un ordre international libéral ?
L’engagement multilatéral est aujourd’hui affaibli. Comme l’observe depuis plusieurs années Richard Haass, de nombreux pays – y compris parmi les grandes puissances ou les États traditionnellement engagés en faveur des institutions internationales – privilégient de plus en plus la coopération informelle, dans des formats restreints, selon des modalités flexibles, et dans des cadres ad hoc en fonction des sujets14. Ce « minilatéralisme » n’est pas neuf, mais il servait traditionnellement à préparer et à alimenter le multilatéralisme formel – qui lui apportait en retour de la légitimité – plutôt qu’à se substituer à lui.
Quelles alternatives pourraient remplacer cette vision multilatérale de l’organisation et de la stabilisation de la politique mondiale ? Stewart Patrick a identifié quatre formes que pourrait prendre un autre ordre international : quatre possibilités dont les premiers traits sont le plus souvent déjà en place15.
Un « nouveau concert » entre puissances viserait à installer un ordre coopératif a minima : une coopération plus formelle que substantielle, visant à éviter les affrontements directs. Les grandes puissances qui seraient au centre de ce modèle seraient essentiellement « d’accord pour ne pas être d’accord » et traiter d’éventuels problèmes communs en fonction de leurs intérêts respectifs : l’ordre prévaudrait alors sur d’autres notions comme la justice. Un « ordre régionalisé » chercherait, lui, à tenir compte de la tendance de grands ensembles régionaux à s’organiser et à coopérer entre eux. Il permettrait à chacune de ces régions (à considérer qu’on puisse les définir de façon homogène) de prendre en main son propre destin, selon ses propres valeurs… et plus probablement sous l’égide de « sphères d’influence » tenues par de grandes puissances, et dont il serait difficile de s’autonomiser. Autre possibilité, un ordre de « forteresses » marquerait la systématisation du repli, sous différentes formes : protectionnisme économique, fermeture migratoire, crispation identitaire… Le système de sécurité internationale ne serait plus alors que la résultante de l’addition de politiques de sécurité nationale qui ne seraient pas conçues pour s’articuler ou se répondre. Enfin, un ordre « à la carte » pourrait aussi s’imposer, largement improvisé et répondant aux circonstances. Cette version serait la plus chaotique, construite autour des politiques étrangères alternant entre unilatéralisme, bilatéralisme et coopération « minilatérale ». Un tel ordre serait essentiellement construit sur des bases transactionnelles.
Chacune de ces possibilités a des limites évidentes. Mais elles ont toutes plusieurs traits communs : tournées vers le court terme, abandonnant une version ambitieuse et substantielle de la coopération internationale, négligeant les logiques de solidarité nécessaires pour faire face à l’interdépendance, elles sont conçues pour répondre aux intérêts particuliers des acteurs dominants plutôt qu’à la question fondamentale de l’instabilité croissante du système international.
Quatre confusions à clarifier
Dans ce débat sur l’avenir de l’ordre international, plusieurs confusions persistent. La première assimile l’ordre international tel qu’édifié en 1945 et l’ordre mondial dominé par les États-Unis. Pour le reste du monde, l’« ordre international libéral » représente surtout les habits de l’hégémonie américaine et occidentale. Les États-Unis maintiendront-ils leur attachement à cet ordre s’il n’est plus en mesure de préserver leur prééminence ? C’est la question posée avec l’élection de Donald Trump. Mais d’autres questions surgissent. La politique étrangère de l’administration Obama faisait déjà s’interroger sur la capacité et la volonté des États-Unis d’assumer le rôle de garant de la stabilité de cet ordre face aux défis auxquels il doit faire face. D’autres acteurs peuvent-ils apporter une telle garantie, au sein du monde occidental (on pense à l’Europe) ou en dehors de ce dernier ?
La deuxième confusion porte sur la tendance supposée inéluctable à l’universalisation de la démocratie de marché et à la mise en ordre des relations internationales autour d’institutions communes et d’une coopération internationale ouverte. L’ordre international libéral semble parfois construit sur le présupposé que le système international ne peut fonctionner que si ses acteurs sont eux-mêmes organisés en interne selon les mêmes principes, c’est-à-dire sont des démocraties de marché. Un monde politiquement diversifié, composé de régimes autoritaires, de sociétés fermées et d’économies contrôlées, peut-il néanmoins s’organiser autour d’une architecture de sécurité collective, d’une politique commerciale multilatérale, de mécanismes de solidarité (aide au développement et assistance humanitaire) et de politiques communes face aux défis communs ?
La troisième confusion porte sur l’assimilation entre l’état de la société internationale et l’ordre mondial. La mondialisation ne figure pas en elle-même un ordre international. Les débats autour du rôle de la Chine comme nouveau héraut de la gouvernance globale, débats consécutifs aux premiers mois de la nouvelle administration américaine, sont à cet égard révélateurs. La Chine cherche au mieux à éviter un « détricotage » des dimensions de la mondialisation qui servent ses intérêts, mais sa volonté comme sa capacité à assumer une responsabilité particulière dans la gouvernance globale sont bien moins nettes16.
Enfin, et surtout, la dernière confusion porte sur l’ordre multilatéral et l’ordre international libéral. Le débat sur l’avenir de ce dernier oppose parfois l’ordre créé en 1945, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et la version pervertie par l’hubris des puissances occidentales depuis la fin de la guerre froide, puis après le 11 septembre 2001. Mais la nature libérale de l’ordre international et des politiques dominantes au sein des institutions mondiales n’est pas anodine dans les tensions et contestations actuelles. L’ordre multilatéral édifié en 1945 n’est pas voué à fonctionner sur la base de politiques et de préférences « libérales ». Les fondements d’un ordre commercial multilatéral – négociations inclusives, clause de la nation la plus favorisée, règlement juridictionnel des différends – ne sont pas liés au degré de libre-échangisme, ou à l’inverse à la prise en compte de normes sociales ou environnementales dans les échanges internationaux. De même que le multilatéralisme incarné dans les institutions de Bretton Woods n’était pas lié aux politiques associées au consensus de Washington.
Quels sont les enjeux de l’avenir de l’ordre multilatéral ?
La première caractéristique d’un ordre multilatéral est d’être fondé sur des règles. Sans exagérer la portée du droit international et l’autorité des institutions en charge d’assurer son respect, l’existence de règles internationales partagées et soutenues est utile pour améliorer à la fois la prévisibilité de la politique internationale et la légitimité de l’action collective. Dans un monde plus complexe, et donc instable autant qu’interdépendant, cet objectif apparaît sans cesse plus utile17.
La deuxième caractéristique tient à ce que ces règles ne sont pas seulement formelles, mais substantielles : elles dessinent une certaine vision des relations entre États. Il s’agit de favoriser un intérêt collectif, et non seulement la conciliation des intérêts nationaux. Cette logique n’empêche d’ailleurs pas que la communauté internationale s’intéresse aux situations intérieures des États, que ce soit pour prévenir une déstabilisation régionale consécutive à des violations massives des droits de l’homme, à une crise environnementale majeure ou au risque de pandémies ; en revanche, elle insiste sur le fait que cela passe par les institutions internationales, plutôt que par la décision unilatérale de quelques-uns.
La troisième caractéristique est que cet ordre est soutenu par une coopération internationale proactive. Cette coopération vise non seulement à assurer le respect des règles définies en commun, mais aussi à favoriser l’action collective : il ne s’agit pas seulement de faire respecter un code de la route pour le comportement international des États, mais de favoriser une action collective efficace face à des défis communs, ou construits comme tels.
Enfin, la quatrième caractéristique souligne que cet ordre doit être capable de traiter collectivement les enjeux de moyen et long terme, et pas seulement les crises – de sécurité, sanitaires, économiques, humanitaires – dans leur immédiateté. Le multilatéralisme est un projet politique, et pas uniquement un cadre formel.
Évidemment, la réalité des institutions multilatérales n’est pas aujourd’hui satisfaisante à l’aune de cette ambition. Cela ne relève pas seulement de l’efficacité relative de ces institutions, ou de la nécessité de poursuivre et d’approfondir leurs réformes. C’est aussi que la diversité politique actuelle paraît parfois de nature à bloquer le fonctionnement du système multilatéral. Dans certaines circonstances, des puissances comme la Russie peuvent se révéler les meilleures défenseures d’institutions comme les Nations unies ou l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, en tant qu’elles leur assurent la possibilité d’un veto contre des décisions qu’elles refusent.
Un défi pour les Européens
Le projet multilatéral n’est pas un projet d’intégration sur le modèle de la construction européenne. Au contraire, c’est une tentative de répondre à une question différente : si on prend pour hypothèse que les États souverains vont subsister, alors comment organiser leur coopération au sein d’un monde horizontal – un monde sans autorité centrale qui soit dotée de pouvoirs exécutoires autonomes – de façon à permettre non seulement d’éviter les conflits entre eux, mais aussi d’apporter des réponses aux problèmes qu’ils ne peuvent régler chacun pris isolément ?
Pour autant, la crise de l’ordre international libéral n’est pas sans résonance avec celle du projet européen. L’ordre européen est fragilisé de l’intérieur – divisions et manque d’engagement au sein de l’Otan, tensions au Conseil de l’Europe, Brexit et crise larvée au sein de l’Union européenne – autant que par les défis et menaces extérieurs. Comme le souligne Mark Leonard, « les pays européens ne sont pas sûrs de savoir comment répondre à ce nouveau désordre mondial18 ». Leur volonté autant que leur capacité sont ici en cause, et d’abord dans la construction des compromis pour maintenir l’ordre libéral au sein de l’Union européenne et dans les relations de celle-ci avec son environnement international : marché unique, y compris libre circulation des personnes, libre-échange, accueil des migrants et des réfugiés, etc.
Au-delà de la remise en cause du contenu de politiques publiques libérales et de la difficulté à trouver des réponses convaincantes aux yeux des populations aux défis que ces dernières jugent prioritaires, le projet européen se trouve doublement mis en cause sur des hypothèses qui sont à son fondement.
En premier lieu, l’Union européenne est confrontée à l’« écart entre l’interdépendance et le contrôle » pointé par Karl Deutsch19. Les politiques d’ouverture – des marchés, des frontières – produisent une interdépendance entre États, qui peut favoriser leur coopération, voire leur intégration. Mais la part de contrôle perdue par les États avec cette interdépendance n’est pas nécessairement récupérée ailleurs. Or l’Union européenne est aujourd’hui confrontée à des défis et des menaces qui rendent cette perte de contrôle plus difficile à accepter. Et son message traditionnel – l’idée que l’indépendance stricte est une illusion, et que l’interdépendance assumée et organisée reste la meilleure politique – se heurte aujourd’hui à une forte tentation de « reprendre le contrôle », illustrée par la veine souverainiste des nombreux courants politiques qui s’élèvent contre cette ouverture et ses conséquences.
En second lieu, l’Union européenne réalise que l’interdépendance n’impose pas forcément la coopération, voire l’intégration. L’interdépendance n’est pas une relation d’égalité. Au contraire, dès lors qu’elle est asymétrique, l’interdépendance peut parfaitement être instrumentalisée à des fins de rapport de force et de domination. L’Europe – forte de sa puissance économique en particulier – en a souvent fait usage, y compris de façon coercitive comme le montre son recours accru aux sanctions internationales. Mais elle se retrouve aujourd’hui confrontée à une situation où cette asymétrie n’est pas toujours en sa faveur – en matière commerciale, énergétique ou migratoire, par exemple20.
–
Les tenants de l’ordre international libéral insistent sur sa stabilité. Sans méconnaître ses limites, Ikenberry met notamment en avant les arguments suivants : la part toujours substantielle de la puissance détenue par les démocraties de marché, y compris par celles du monde occidental ; l’incapacité des puissances contestataires à s’accorder sur un projet alternatif commun ; le fait que les puissances émergentes sont d’abord intéressées à obtenir un rôle dans la gouvernance mondiale avant d’en modifier fondamentalement les paramètres ; le souci de ces mêmes puissances d’une certaine stabilité, indispensable à leur propre développement21. Quand bien même cet optimisme dans l’avenir de l’ordre international créé en 1945 serait fondé, cet ordre est voué à évoluer, pour s’adapter aux mutations du système international. Six chantiers, autant intellectuels que politiques, peuvent notamment être identifiés.
Il faut d’abord interroger le lien entre le degré d’interdépendance actuel et les déboires de l’idée même de solidarité internationale, pour ne pas parler des mécanismes de sa mise en œuvre : la crise profonde d’un système humanitaire fragilisé – dont la crise des réfugiés en Europe n’est qu’un exemple – en est la meilleure illustration. Ensuite, il est nécessaire de s’interroger sur la stabilité du système international de sécurité dans un environnement où déjà, la plupart des grandes puissances se préoccupent davantage de leur sécurité nationale que de contribuer à une sécurité collective22. En outre, l’argument en faveur de la coopération internationale doit être repris, notamment à l’aune des réflexions sur les formes que cette coopération peut prendre : le débat n’est pas de trancher au sein de l’opposition manichéenne entre légitimité et efficacité, qui a montré ses limites (dans les deux sens), mais de trouver les modalités pour articuler l’une et l’autre.
Plus largement, le rapport à la mondialisation appelle de nouvelles réponses – et une meilleure articulation de l’interne et de l’international. Une telle réflexion interroge, de plus, la signification de la souveraineté – qui ne peut plus être un droit absolu pour les gouvernants, mais ne peut pas davantage être effacée ni dans les faits, ni en droit : au-delà des expériences de mise en commun de la souveraineté, à l’instar du projet européen, des réflexions comme celles sur la « souveraineté comme responsabilité23 » ou les « obligations souveraines24 » montrent la voie à suivre. Enfin, la démocratisation de la politique étrangère – la façon dont elle s’élabore et se met en œuvre, autour des préférences des citoyens – devient un enjeu incontournable, au-delà de la seule question du rôle du Parlement ou de l’association de la société civile telle qu’elle est traditionnellement posée en France.
- 1.
À titre d’exemple, on pourra citer l’anthologie suivante : Gideon Rose (sous la dir. de), “What Was the Liberal Order ? The World We May Be Losing”, Foreign Affairs Anthology Series, mars 2017 (disponible sur www.foreignaffairs.com).
- 2.
G. John Ikenberry, Liberal Leviathan : The Origins, Crisis, and Transformation of the American World Order, Princeton, Princeton University Press, 2011, p. 18.
- 3.
Voir par exemple Ted Piccone, Five Rising Democracies and the Fate of the International Liberal Order, Washington, Brookings Institution Press, 2016.
- 4.
Voir par exemple Stewart Patrick, “World Order : What, Exactly, are the Rules ?”, The Washington Quarterly, vol. 39, no 1, p. 7-27.
- 5.
Pierre Hassner, la Revanche des passions. Métamorphoses de la violence et crises du politique, Paris, Fayard, 2015, p. 48.
- 6.
Voir par exemple Francis Fukuyama, “The Paradox of International Action”, The American Interest, vol. 1, no 3, 2006, p. 7-18.
- 7.
Fareed Zakaria, The Post-American World : And The Rise Of The Rest, Londres, Penguin Books, 2011.
- 8.
Voir par exemple Charles A. Kupchan, “Reordering Order : Global Change and the Need for Normative Consensus” dans Trine Flockhart et al., Liberal Order in a Post-Western World, Washington, Transatlantic Academy, 2014, p. 1-12 (disponible sur www.transatlanticacademy.org).
- 9.
Voir par exemple Susi Dennison et Dina Pardijs, The World According to Europe’s Insurgent Parties : Putin, Migration and People Power, Flash Scorecard, European Council on Foreign Relations, juin 2016 (disponible sur www.ecfr.eu).
- 10.
P. Hassner, la Violence et la Paix. De la bombe atomique au nettoyage ethnique, Paris, Éditions Esprit, 1995, p. 353.
- 11.
P. Hassner, la Revanche des passions, op. cit., p. 58.
- 12.
Voir par exemple Justin Vaïsse, Histoire du néoconservatisme aux États-Unis, Paris, Odile Jacob, 2008.
- 13.
P. Hassner, la Violence et la Paix, op. cit., p. 349-350.
- 14.
Richard N. Haass, “The New ‘Informal’ Multilateral Era”, entretien avec Bernard Gwertzman, disponible sur www.cfr.org, 24 septembre 2009.
- 15.
Stewart Patrick, “The Rise and Potential Fall of the Liberal International Order”, podcast avec Peter Dörrie, www.worldpoliticsreview.com, 13 janvier 2017.
- 16.
Voir par exemple François Godement, Expanded Ambitions, Shrinking Achievements : How China Sees the Global Order, Policy Brief, European Council on Foreign Relations, mars 2017 (disponible sur www.ecfr.eu).
- 17.
Voir par exemple S. Patrick, “World Order : What, Exactly, are the Rules ?”, art. cité.
- 18.
Mark Leonard, “What Liberal World Order ?”, disponible sur www.ecfr.eu, 1er mars 2017.
- 19.
Karl W. Deutsch, The Analysis of International Relations, Upper Saddle River, Prentice Hall, 1988, cité par P. Hassner, la Violence et la Paix, op. cit., p. 341.
- 20.
M. Leonard (sous la dir. de), Connectivity Wars : Why Migration, Finance and Trade are the Geo-economic Battlegrounds of the Future, European Council on Foreign Relations, 2016 (disponible sur www.ecfr.eu).
- 21.
G. John Ikenberry, Liberal Leviathan, op. cit.
- 22.
Voir par exemple Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, Chocs futurs, avril 2017, p. 17-18 (disponible sur www.sgdsn.fr).
- 23.
Francis M. Deng et al., Sovereignty as Responsibility : Conflict Management in Africa, Washington, Brookins Institution Press, 1996.
- 24.
R. Haass, “World Order 2.0 : The Case for Sovereign Obligations”, Foreign Affairs, vol. 96, no 1, janvier-février 2017, p. 2-9 (disponible sur www.foreignaffairs.com).