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Photo : Sebastiano Piazzi via Unsplash
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Ni absolue, ni hypocrite ? La souveraineté dans l’ordre international

Le multilatéralisme consiste en une solidarité entre souverainetés qui vise à la stabilité de l’ordre international. Il s’oppose au souverainisme, qui multiplie les incertitudes et les menaces.

Malgré des visages différents, l’ordre international est structuré depuis les traités de Westphalie (1648) autour de la centralité des États, de leur territorialité et de leur indépendance. Aujourd’hui encore, « l’égalité souveraine » de ses membres est le premier principe mentionné par la Charte des Nations unies, emportant leur intégrité territoriale, leur indépendance politique, la non-ingérence et le non-recours à la force entre eux.

On peut pourtant observer que la centralité de la souveraineté sur le plan normatif, dans l’histoire des relations internationales, n’a d’égale que sa constante remise en cause dans les faits. C’est ainsi que pour Stephen D. Krasner, loin d’être l’absolu qu’elle paraît dans la lignée de sa conceptualisation par Jean Bodin et Thomas Hobbes, la souveraineté ne serait rien moins, sur la scène internationale, qu’une « hypocrisie organisée1 ». Si la norme elle-même correspond à l’intérêt des États et reste donc peu contestée, la souveraineté est en pratique largement contournée. De fait, l’idée d’un contrôle des États sur leur destin est en permanence mise au défi. Les États capables et désireux de s’isoler parfaitement de leur environnement extérieur sont rares, voire inexistants. Dès lors qu’ils s’intègrent dans un jeu de relations multiples avec le reste du monde, les décalages possibles entre souveraineté formelle et souveraineté réelle se multiplient.

Comme l’écrivait Karl Deutsch, « les relations internationales sont le domaine de l’activité humaine où l’interdépendance et un contrôle inadéquat se rencontrent2 ». Les efforts pour instaurer un ordre international fonctionnel et stable se confrontent sans cesse au défi de l’équilibre entre le respect et les bornes de la souveraineté. Après un effacement apparent à la fin de la guerre froide, ces tensions se sont multipliées et la souveraineté est redevenue un enjeu explicite de la politique internationale, du Brexit à la posture de l’administration Trump face au libre-échange comme aux accords internationaux (climat, Iran, etc.), en passant par les tensions suscitées par la Russie dans l’ancien espace soviétique et les objectifs affichés par la Chine à Hong Kong, envers Taïwan ou en mer de Chine du Sud.

Les multiples dimensions de la souveraineté

Sur le plan juridique, la souveraineté donne aux États leur centralité dans le système international : à la fois pouvoir suprême sur son propre territoire et puissance soumise à nulle autre autorité que la sienne sur la scène internationale. Mais elle est aussi la qualité qui permet aux États d’entrer en relations, en se reconnaissant mutuellement et en prenant des engagements juridiques. Très tôt, la justice internationale a rappelé qu’en concluant un traité, un État exerce sa souveraineté plutôt qu’il n’y renonce3. Il n’y a donc aucune atteinte à la souveraineté si un État prend librement des engagements dont il sera ensuite redevable, devient partie à des mécanismes contraignants, et même confie à une autorité tierce, juridictionnelle ou pas, le règlement d’éventuels différends avec d’autres États. La crise actuelle autour de l’Ukraine souligne clairement l’enjeu de souveraineté qu’il y a pour un État à décider lui-même s’il souhaite appartenir à une organisation internationale ou rejoindre une alliance.

En concluant un traité, un État exerce sa souveraineté plutôt qu’il n’y renonce.

Mais le fait que la souveraineté n’abandonne jamais en principe « la compétence de sa compétence » n’épuise pas la question. D’une part, en restant sur le terrain du droit, la politique internationale met en jeu des visions antagoniques ou seulement complexes de la souveraineté des États et de ses modalités. À Hong Kong, le principe « un pays, deux systèmes », sur lequel Pékin revient désormais, était au cœur de l’accord de rétrocession. La Bosnie-Herzégovine connaît aussi un arrangement ad hoc, notamment avec les pouvoirs du Haut Représentant au titre de la mise en œuvre des accords de paix de 1995. L’extraterritorialité de certaines mesures nationales ou encore la question du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (et donc de savoir qui veut et peut prétendre accéder à la souveraineté) sont d’autres facteurs de difficultés.

D’autre part, la souveraineté n’est pas seulement un problème formel, que le consentement de l’État suffirait à régler. Dans l’Union européenne (UE), la différence entre politiques uniques (les États membres renoncent à agir autrement qu’ensemble, comme en matière commerciale ou avec l’euro) et politiques communes (la coopération entre États membres n’interdit pas une action nationale qui ne la contredit pas, comme en politique étrangère) est loin d’être anodine. Surtout, la société internationale a évolué dans un sens qui pose un certain nombre de défis à la souveraineté des États qui ne relèvent pas uniquement du droit : de la matérialité des flux migratoires aux conséquences les plus dramatiques que le changement climatique pourrait avoir pour l’existence même de certains États.

Pour clarifier ce débat, Krasner distinguait trois dimensions de souveraineté en plus de la reconnaissance internationale d’une autonomie territorialisée : l’autorité effectivement exercée à l’intérieur de son territoire ; la capacité à agir juridiquement et plus largement à peser au sein du système international ; le contrôle réel exercé sur les flux transfrontaliers (personnes, biens et idées) et plus largement dans les contacts avec le reste du monde. Ces dernières décennies, même si l’autorité et l’influence ont aussi été en cause, c’est surtout cette dernière dimension d’autonomie que l’on retrouve au cœur des tensions.

La mondialisation a multiplié et renforcé les interdépendances, souvent perçues comme autant de possibles atteintes aux souverainetés. C’est l’éternel débat de savoir si l’indépendance s’acquiert en fuyant les interdépendances ou en s’y préparant. La mondialisation aiguise d’autant plus ce débat qu’elle a aussi favorisé une libéralisation et donc une décentralisation de la puissance, qui a conféré un rôle croissant aux acteurs non étatiques, en fait sinon en droit : la question de la souveraineté numérique des États se pose aujourd’hui aussi au regard du poids pris par les grandes plateformes du secteur.

La fin de « la fin de la souveraineté »

L’immédiat après guerre froide a pu donner le sentiment d’un effacement de la souveraineté, au sens de la volonté de conserver des instruments de contrôle et des marges discrétionnaires à l’échelle nationale. Cette perception existait sur le plan économique, avec les accords commerciaux de seconde génération (sur les normes plutôt que les droits de douane et les subventions), la libéralisation des capitaux ou les premiers efforts de réduction des gaz à effet de serre. Elle existait aussi sur le plan politique, avec l’essor de la justice internationale ou de la « responsabilité de protéger » les populations victimes d’atrocités de masse, lorsque l’État concerné ne peut ou ne veut pas intervenir.

Le projet européen a pu être considéré comme la pointe avancée de ces efforts : indépendance de la politique monétaire, règles encadrant la politique budgétaire, systématisation du recours individuel direct devant la Cour européenne des droits de l’homme, espace Schengen… C’est aussi lui qui a vu monter la contestation en réaction au passage d’une intégration par les politiques fonctionnelles à une intégration davantage politique. L’approche mécaniciste du fonctionnalisme (la métaphore de l’engrenage) a alors dû faire face à sa vieille critique politique, drapée justement dans le manteau de la souveraineté (nationale ou populaire) : d’abord avec le coup d’arrêt de l’échec du projet de constitution européenne, en 2005 ; puis avec la confirmation éclatante par le Brexit, en 2016, de la possibilité de choisir la sortie de cette intégration. Cette critique a d’autant plus porté que les tentatives de construire une « souveraineté postnationale4 » n’ont pas prospéré.

Au-delà des avanies du projet européen, la réalité internationale donne à voir de nombreux autres exemples de l’aspiration persistante à la souveraineté, mais aussi du reflux d’une approche de la souveraineté comme responsabilité5, sur fond d’essoufflement de la gouvernance libérale privilégiant les règles sur la discrétion. Cette tendance est renforcée par le ressort identitaire qu’entretient – de façon plus dialectique, voire aporétique, que paradoxale, comme l’a souligné Pierre Hassner6 – la mondialisation. L’attrait pour la souveraineté ne se dément ni parmi les peuples qui aspirent à se doter d’un État effectif (Palestine) et reconnu (Kosovo), ni dans les États les moins puissants (qui voient la souveraineté comme une protection contre l’influence, voire la menace des autres États), ni même chez les plus puissants. Certes sous des formes différentes, les États-Unis, la Russie et la Chine sont tous attachés, sinon au principe de souveraineté, au moins à leur souveraineté nationale, comme leur rapport restrictif et sélectif au droit international et plus encore à la justice internationale le montre.

Les contradictions de l’ordre international

La souveraineté reste donc un point de référence au sein du système international. Pour autant, elle est d’autant moins redevenue un absolu qu’elle ne l’a jamais été. Krasner relevait que dès les débuts de l’ordre westphalien, d’autres normes sont entrées en conflit avec une conception stricte de la souveraineté : d’une part, la tolérance religieuse, puis l’idée des droits des minorités, et finalement les droits de l’homme ; d’autre part, l’objectif de stabilité internationale. Avec la montée des interdépendances, ces questions n’ont eu de cesse de prendre davantage d’importance : climat, migrations, terrorisme, normes sociales et environnementales dans le commerce, risque pandémique…

La question de l’autorité effective des États sur leur propre territoire est ainsi devenue un enjeu dans la politique internationale, d’où l’intérêt porté aux États dits « faillis » ou « fragiles ». Des dispositifs internationaux ont été créés pour assister ces États dans une logique d’exercice « partagé » de la souveraineté entre autorités nationales et internationales7. La Commission internationale contre l’impunité au Guatemala a ainsi assumé un rôle d’enquête et de poursuite dans le pays à partir de 2007… jusqu’à son expulsion en 2019. Dans d’autres cas, comme face au terrorisme, les puissances n’ont pas toujours suivi une voie aussi coopérative. Mais si de tels problèmes persistent, le consensus sur la meilleure façon d’y répondre s’est effrité, tant du fait des réactions locales que de l’attitude des puissances, de moins en moins intéressées à assumer, même indirectement, de telles responsabilités.

Aux « risques de la faiblesse » s’ajoutent les « menaces de la force8 ». La réflexion stratégique récente intègre ainsi des préoccupations tournées vers les atteintes non militaires à la souveraineté. L’« arsenalisation des interdépendances9 » en est un premier exemple : si les interdépendances entre États sont asymétriques, on peut les transformer – pour peu que l’on soit du bon côté de l’asymétrie – en moyens de pression ou de contrôle ; une telle instrumentalisation, plus systématique et plus âpre, finit par transformer les interdépendances en véritables armes : sanctions financières, approvisionnement énergétique, chantage migratoire, accès à la technologie 5G… L’idée d’une « puissance perforante10 », un sharp power à mi-chemin entre soft et hard power, est une autre illustration, qui pointe le risque de stratégies qui se déploient sur le terrain de l’influence (médias, échanges étudiants, coopération scientifique, aide au développement) avec des pratiques qui ressortent davantage du rapport de force (manipulations de l’information, dépendance économique ou technologique, prises de contrôle), renouvelant la problématique de l’ingérence dans les affaires intérieures.

On perçoit ici encore les apories de l’ordre westphalien. Dans un système international qu’on peut dire anarchique, tout État qui pourvoit à sa propre sécurité risque en même temps d’accentuer le sentiment d’insécurité des tiers et donc de diminuer sa propre sécurité. Face à ce « dilemme de sécurité », plusieurs modèles se sont succédé depuis 1648, dont diverses formes d’équilibre des puissances, peu soucieuses du respect de la souveraineté des États. Les modèles multilatéraux cherchent davantage à garantir l’« égalité souveraine » des États, tant au nom de la stabilité internationale que de la nécessité de créer les conditions d’une coopération internationale renforcée. L’extension du droit international, mais aussi les mécanismes de garanties collectives (sécurité collective onusienne, stabilité financière avec le FMI, clause de la nation la plus favorisée à l’OMC) qui procèdent en quelque sorte à une « solidarisation » des souverainetés vont dans ce sens – même si, in fine, la crédibilité de cette garantie repose largement sur les États les plus puissants.

Une attitude fétichiste vis-à-vis de la souveraineté finit par multiplier les incertitudes, les défis et les menaces.

De façon frappante, le souverainisme, version extensive et stricte à la fois de la souveraineté, élude le débat sur les coûts, les bénéfices et les conditions d’une telle approche pour des questions de principe. Le multilatéralisme y est compris comme le masque d’un « mondialisme » qui ne se construirait qu’au détriment des souverainetés nationales11. Pourtant, même pour un pays aussi puissant que les États-Unis, une attitude fétichiste vis-à-vis de la souveraineté finit par multiplier les incertitudes, les défis et les menaces. L’aspiration à retrouver une marge de manœuvre nationale accorde la même latitude aux autres États, augmentant l’imprévisibilité du système. Si le multilatéralisme s’oppose au souverainisme, c’est moins pour préfigurer un improbable État mondial que pour réduire cette instabilité : l’effort pour articuler les souverainetés entre elles, mais de façon horizontale et non verticale, doit permettre tant d’assurer la sécurité internationale que de relever le défi des communs mondiaux.

L’aspiration à une souveraineté européenne

Face à ces tensions et à leurs conséquences pour nos vies quotidiennes, il n’est pas surprenant que l’on assiste au sein de nos sociétés à de véritables « guerres de souveraineté » au sens des guerres culturelles américaines12. De nombreux pays sont traversés par un tel débat qui mélange les dimensions de la souveraineté (autonomie, autorité et influence), ignore les tensions inévitables entre celles-ci, et tend à juger par principe inacceptable tout compromis autour de la souveraineté. Ce débat existe bien entendu en Europe, même s’il varie selon les traditions (pouvoir fédéral ou unitaire) et les attentes vis-à-vis de l’UE (la directive sur les travailleurs détachés n’est pas perçue en Pologne comme une atteinte à sa souveraineté). In fine, c’est à un sentiment de perte de contrôle que les pouvoirs (démocratiques ou pas) sont confrontés, sentiment aiguisé à chaque crise internationale.

Face à cette attente d’action de la puissance publique, Emmanuel Macron candidat avait d’abord développé l’idée d’une « Europe qui protège ». Dans la même veine, en septembre 2017, il a proposé une « souveraineté européenne13 » : c’est collectivement que les États européens ont le plus de chance de peser dans le monde actuel pour y défendre leurs principes et leurs intérêts. L’interdépendance entre États européens est le moyen de leur autonomie dans leurs relations avec le reste du monde. C’était déjà en partie la logique de l’euro qui, dès sa conception, visait aussi à retrouver des marges de manœuvre monétaires malgré la libéralisation des capitaux et le risque d’attaques spéculatives14. C’était encore la logique à l’œuvre quand l’UE a décidé, en 2003, de lancer son propre système de radionavigation par satellite, Galileo15.

Cette aspiration à une souveraineté européenne réunit désormais un consensus assez large en Europe. Certes, le débat subsiste. Les experts critiquent un manque de rigueur conceptuelle16, feignent de s’interroger sur l’identité du souverain ou insistent sur le caractère indivisible et inaliénable de la souveraineté17. Certains partenaires soupçonnent des relents protectionnistes ou une défiance par rapport aux États-Unis. Mais, sous des terminologies variées, l’idée est adoptée, de la Commission européenne (« autonomie stratégique ouverte ») jusqu’à la nouvelle coalition allemande (« souveraineté stratégique »). Le débat porte désormais plus sur la façon de faire progresser ce projet que sur son opportunité.

Le projet européen est bâti sur l’idée que les interdépendances sont positives : elles contribuent à notre prospérité et favorisent la coopération entre États membres, donc la stabilité. La construction européenne a tiré ce fil non seulement dans les relations entre États membres, mais aussi avec le reste du monde. L’arsenalisation des interdépendances est dès lors particulièrement déstabilisatrice pour l’UE. Les Européens ont pu croire qu’ils étaient le plus souvent du bon côté de l’asymétrie de ces interdépendances, et que les exceptions, pour douloureuses qu’elles soient, resteraient limitées. Il est de plus en plus clair que ce n’est pas le cas.

L’exemple de la souveraineté numérique européenne est à cet égard parlant. Là où les puissances souverainistes inclinent en faveur d’un cyberespace fragmenté, sous contrôle national, et favorisent, y compris par le protectionnisme, la construction d’une industrie numérique propre, l’UE cherche d’abord à préserver la possibilité d’un cyberespace « ouvert et libre ». Une stratégie européenne ne peut certes pas être naïve, et ignorer l’importance de la sécurité d’une part et de l’innovation d’autre part. Mais, au-delà de son influence normative (illustrée par le règlement général sur la protection des données de 2018 et les deux projets en cours d’adoption sur les marchés et services numériques), l’UE doit se préoccuper également des « communs numériques » qui, parce qu’ils préservent une maîtrise collective des données comme de leur valorisation, permettent justement de contester les stratégies hégémoniques – celles des États comme des plateformes18.

L’idée de souveraineté européenne va au-delà de la simple valorisation de la puissance de marché.

Pour certains, il n’y a là rien de neuf, sinon la réalisation par les Européens de la portée géopolitique de la « puissance de marché » de l’UE. La taille du marché européen lui permet, il est vrai, d’exercer une influence considérable notamment en matière normative, comme on le sait depuis longtemps pour ce qui concerne la politique commerciale ou de la concurrence. Cette prise de conscience serait, en elle-même, un changement majeur. Mais l’idée de souveraineté européenne va au-delà de la simple valorisation de la puissance de marché, ne serait-ce que parce qu’elle se décline aussi sur les sujets de défense, et inclut un souci de projection de la puissance européenne, soulignant d’ailleurs que la souveraineté européenne ne se réduit pas non plus à l’édification d’une simple résilience européenne face aux chocs exogènes.

La souveraineté coopérative

La solidarisation des souverainetés, l’idée d’une souveraineté qui est aussi une responsabilité vis-à-vis de sa population comme des autres États, ne concerne pas que l’Europe. Elle reste indispensable pour construire un ordre international stable et réduire l’écart entre l’interdépendance et le contrôle. Dans le contexte de fragilités du multilatéralisme et de crispations sur les souverainetés, il est d’autant plus remarquable qu’un des succès récents de la coopération internationale ait eu lieu sur la taxation internationale des multinationales, un sujet régalien par excellence. Contre les approches fétichistes, il s’agit de tirer les conséquences du fait que la souveraineté n’est pas une finalité en soi.

La sécurité et la prospérité ne peuvent reposer sur la seule souveraineté. Le principe d’« égalité souveraine » au cœur de la Charte des Nations unies n’est pas seulement une garantie offerte aux États moins puissants contre des rapports de force trop déséquilibrés : c’est aussi une garantie offerte aux puissances que les autres puissances ne pourront pas profiter de façon excessive de ce déséquilibre au détriment des plus faibles. Dans cet esprit, l’Union européenne ne peut – sauf à s’illusionner sur la possibilité d’une « forteresse kantienne dans un monde hobbésien19 » – construire sa propre souveraineté sans se préoccuper de celle des autres pays et régions du monde.

De même que, sur le plan numérique, l’objectif des Européens doit être de contribuer à un cyberespace « libre et ouvert », leur stratégie en Asie peut être résumée par l’objectif d’un Indopacifique « libre et ouvert » et leur stratégie en matière de coopération scientifique vise à préserver l’objectif d’une science « ouverte ». Cette récurrence de l’idée d’ouverture en dit beaucoup sur la nature des principales menaces qui pèsent aujourd’hui sur la stabilité du système international, mais aussi sur la façon d’y répondre.

Un respect strict du principe de souveraineté susciterait des problèmes plus complexes et une instabilité plus élevée que les défis auquel le souverainisme prétend répondre. Mais la souveraineté n’est pas condamnée à sa version hobbésienne. Elle peut aussi s’assumer dans une logique kantienne, où la liberté ne consiste pas en une quête d’indépendance qui permette de faire selon son bon plaisir, seul, mais plutôt à respecter les règles que l’on s’est données à soi-même, et donc à contribuer sur le plan politique à leur élaboration, ce qui suppose qu’il existe un espace commun au sein duquel elles peuvent être négociées de façon libre.

Dans cette approche, il s’agit d’abord de mettre en place une politique étrangère qui apporte – notamment dans les sociétés démocratiques – une réponse aux préoccupations croissantes des populations face à ces interdépendances. Une réforme de l’ordre international doit tirer les conséquences de l’universalité – ce qui nous reconduit à la matérialité de nos interdépendances, et même à notre hétéronomie, du climat à la santé publique – et donner sa place à l’universalisme – ces interdépendances justifient une approche plurielle mais commune20 des règles auxquelles les comportements des États doivent se soumettre pour garantir la souveraineté de chacun.

  • 1. Stephen D. Krasner, Sovereignty: Organized Hypocrisy, Princeton, Princeton University Press, 1999.
  • 2. Karl W. Deutsch, The Analysis of International Relations, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1968, p. v.
  • 3. Voir Cour permanente de justice internationale, arrêt du vapeur Wimbledon, 17 août 1923.
  • 4. Entretien avec Jean-Marc Ferry, « La souveraineté postnationale », Esprit, janvier 2002.
  • 5. Francis M. Deng et al., Sovereignty as Responsibility: Conflict Management in Africa, Washington, The Brookings Institution, 1996.
  • 6. Pierre Hassner, La Violence et la Paix. De la bombe atomique au nettoyage ethnique, Paris, Éditions Esprit, 1995, p. 341-342.
  • 7. Voir Stephen D. Krasner, “Sharing sovereignty: New institutions for collapsed and failing states”, International Security, vol. 29, no 2, 2004, p. 85-120.
  • 8. Une dichotomie avancée par le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, Paris, La Documentation française, 2013, p. 33-41.
  • 9. Henry Farrell et Abraham L. Newman, “Weaponized interdependence: How global economic networks shape state coercion”, International Security, vol. 44, no 1, 2019, p. 42-79.
  • 10. Christopher Walker et Jessica Ludwig, “The meaning of sharp power: How authoritarian states project influence”, Foreign Affairs, 16 novembre 2017.
  • 11. Manuel Lafont Rapnouil, « L’épouvantail mondialiste », Esprit, décembre 2018.
  • 12. Stewart Patrick, The Sovereignty Wars: Reconciling America with the World, Washington, Brookings Institution Press, 2019 (2e édition).
  • 13. Emmanuel Macron, « Pour une Europe souveraine, unie, démocratique », discours donné à l’université de la Sorbonne, Paris, 26 septembre 2017.
  • 14. Voir Mario Draghi, “Sovereignty in a globalised world”, discours à l’université de Bologne, 22 février 2019.
  • 15. Si le cas de l’euro ne fait pas consensus, celui de Galileo est si clair que l’arrangement fait partie des rares coopérations dans lesquelles le Royaume-Uni aurait voulu rester à l’issue du Brexit.
  • 16. Voir Nicolas Leron, « Les faux-semblants de la souveraineté européenne », Esprit, mai 2019.
  • 17. Sur ce sujet, voir l’entretien avec Céline Spector dans ce même numéro.
  • 18. Voir Benjamin Pajot, « Des barbelés sur la prairie Internet : contre les nouvelles enclosures, les communs numériques comme leviers de souveraineté » [en ligne], France Diplomatie, 31 juillet 2020.
  • 19. Mark Leonard, « L’Europe qui protège » [en ligne], Le Grand Continent, 2 décembre 2017.
  • 20. Voir Pierre Hassner, « Vers un universalisme pluriel ? », Esprit, décembre 1992.

Manuel Lafont Rapnouil

Diplomate de carrière, Manuel Lafont Rapnouil est membre du comité de rédaction d’Esprit et s’exprime à titre purement personnel.

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Retrouver la souveraineté ?

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