Pour Anna Politkovskaïa
La célèbre journaliste et opposante russe Anna Politkovskaïa a été assassinée à Moscou le 7 octobre 2006. Ce crime enfonce un peu plus la Russie dans la violence et l’arbitraire. D’autres journalistes courageux ont été tués ces dernières années. Le bihebdomadaire Novaïa Gazeta avait déjà perdu deux journalistes avant Anna. Et de hauts responsables comme le vice-gouverneur de la Banque centrale en septembre dernier, des chefs d’entreprise et des banquiers sont tombés sous les balles de tueurs à gages.
Anna Politkovskaïa n’est pas la énième victime d’une série, elle n’est pas une journaliste parmi d’autres. Elle était devenue une figure morale, une personnalité hors du commun. Comme elle me le disait elle-même tout récemment encore, de sa voix claire et souriante,
mon métier est de rechercher et écrire la vérité. Dans la Russie d’aujourd’hui, c’est y consacrer sa vie ou rien ; si j’abandonne pour sauver ma peau, alors je démissionne devant le pouvoir et j’abandonne mon pays, et mes compatriotes. Qui prendra le relais ?
Elle se sentait investie d’une mission. Elle avait vécu trop d’horreurs en Tchétchénie, rencontré trop de misère et de violence là et ailleurs en Russie. Depuis 1999, elle se rendait très souvent en Tchétchénie et dans le Nord-Caucase, prenant des risques chaque jour. Mais elle sillonnait aussi les provinces russes et connaissait comme peu de Russes les réalités profondes de ce territoire distendu et mal gouverné. Plus sa notoriété s’affirmait, plus elle recevait de courrier contenant les témoignages de soldats, d’officiers, de députés, de victimes du terrorisme, de petites gens qui ne savaient pas à qui d’autre qu’Anna confier leurs souffrances et témoigner d’injustices. Grâce à son intuition, son humanité et sa capacité à saisir la signification d’un fait, d’une parole, elle possédait une connaissance inégalée de son propre pays. Elle portait un regard douloureux mais jamais fataliste sur les Russes. Elle aimait son pays, elle était la voix de ceux qui butaient sur l’indifférence et le cynisme du pouvoir. Elle disait avec ironie qu’elle était une patriote, une vraie, alors que ceux d’en haut, qui se gargarisent de « patriotisme », mènent la Russie à sa perte.
Politkovskaïa était aussi un enfant de la nomenklatura. Fille de diplomates soviétiques, élevée dans les bonnes écoles, elle avait de nombreuses connaissances, et certains amis, dans les hautes sphères du pouvoir politique et économique. Elle maîtrisait donc fort bien les codes des élites et les liens unissant les uns et les autres. En d’autres mots, elle disposait d’une redoutable intelligence de la situation, et elle était incorruptible et insubmersible.
Elle s’imposait comme l’opposante la mieux informée et la plus rigoureuse. Ses enquêtes étaient menées dans le détail, elle ne comptait pas ses heures de travail, elle écrivait chaque jour. Grâce au soutien de son journal, elle publiait tout ou presque. L’an dernier, elle m’expliquait qu’elle avait accepté un compromis avec son rédacteur en chef : elle pouvait écrire sur la Tchétchénie, les exactions au sein de l’armée, la corruption, les dérives autoritaires et nationalistes du pouvoir, mais sur Poutine, non. Tous ceux qui travaillent dans un média russe connaissent cette règle d’or : ne pas toucher au président, pas directement. Alors, la règle non écrite a-t-elle changé ? D’autres sujets seraient devenus interdits, même dans un journal ouvertement anti-régime comme la Novaïa Gazeta ?
Oui, ici se trouve l’une des raisons de l’exécution d’Anna. Elle faisait peur à trop de personnes et sur trop de sujets. C’est le champ très large de ses enquêtes, et le lien qu’elle établissait avec brio entre les différents sujets qui la rendaient si dangereuse. Son Journal d’une femme en colère qui vient de sortir en librairie en France et qui retrace son travail depuis fin 2003 montre combien les grands dossiers de l’ère poutinienne se tiennent et se renforcent mutuellement. La Tchétchénie ne peut se comprendre sans observer l’incroyable fonctionnement, et l’impunité, des « organes de force » – Armée, services de renseignement, Intérieur. L’hostilité hystérique contre la révolution orange en Ukraine, les actions menées contre la Géorgie et les Géorgiens ne peuvent s’expliquer indépendamment du caractère autoritaire du régime poutinien. Et la phraséologie anti-occidentale va de pair avec l’antagonisme développé par Moscou contre les Caucasiens, les non-Russes, les « autres ».
Tout est lié et Anna Politkovskaïa l’explique mieux que quiconque. Elle démonte les mécanismes mentaux et les calculs politiques et financiers des hommes qui tiennent les structures d’État et, de plus en plus, les grandes entreprises. En bonne journaliste, elle sait que contrôler les médias assure le contrôle de l’information. Et elle dénonce sans relâche les mensonges d’État, la désinformation, la manipulation des esprits par une télévision servile. Elle se désespère aussi de l’autocensure pratiquée par ses confrères pour éviter les ennuis. Son exécution risque de renforcer encore la prudence des médias.
Elle avait aussi compris que l’échéance de mars 2008 accélérait la spirale de l’arbitraire. La question de la succession de Vladimir Poutine se pose de manière de plus en plus aiguë, à dix-huit mois de la fin de son second et peut-être dernier mandat si la constitution n’est pas révisée. Les armes s’aiguisent dans les divers groupes et institutions qui gravitent autour du Kremlin. Comment arbitrer une telle succession quand la décision se prendra dans de sombres couloirs et non dans les urnes ? En effet, le suffrage universel n’est plus l’arbitre suprême puisque les élections ont perdu tout caractère concurrentiel (Poutine avait choisi les candidats autorisés à se présenter contre lui en 2004).
Dans un tel contexte, Anna Politkovskaïa, la grande reporter et l’infatigable chroniqueuse de la Russie réelle, ne représente-t-elle pas une bien plus grande menace que les rares hommes politiques d’opposition ou les quelques autres défenseurs des droits de l’Homme dont elle était par ailleurs proche ? Elle n’avait aucune ambition politique personnelle et elle tenait à son indépendance. Elle n’était donc pas otage de l’Establishment, et des contraintes et compromissions que cela implique. Cependant, elle avait enfreint la règle non écrite en publiant en France et à l’étranger des ouvrages dans lesquels elle attaque directement le président russe.
Tout de suite après sa mort, les autorités russes ont commencé à insinuer qu’Anna Politkovskaïa aurait été la victime de luttes entre clans tchétchènes. Accréditer cette version permettrait de faire d’une pierre deux coups : éliminer l’ennemi public numéro 1 et attribuer le crime à ces « affreux Tchétchènes », qu’ils soient au service de la Russie ou non.
Bien sûr, elle continuait de publier sur les exactions du régime Kadyrov en Tchétchénie mais celui-ci bénéficie d’une impunité totale, et de toute façon ne prendrait pas seul la décision d’éliminer une personnalité de stature internationale. La version officielle risque d’être encore plus pernicieuse : « certains » auraient joué un drôle de tour à Kadyrov, cherchant à l’embarrasser alors qu’il souhaite passer du poste de Premier ministre à celui de président « élu » de Tchétchénie ? Anna aurait ri aux éclats en écoutant ce joli conte du vilain piégé par plus vilain que lui.
Anna avait adopté la cause tchétchène et la défendait au plus profond d’elle-même. Comment accepter que la Russie, « mon pays » rappelait-elle toujours, détruise le territoire et tue la population d’une toute petite république montagneuse, sans aucune raison et sans autre objectif que la simple destruction ? Elle avait gagné le respect de ce peuple et pouvait se permettre de critiquer les responsables indépendantistes et combattants tchétchènes. C’est parce qu’elle avait leur confiance qu’elle a pu tenter une médiation en octobre 2002 en vue de sauver les centaines de Moscovites pris en otages dans le théâtre de la Doubrovka. Mais le Kremlin n’a pas soutenu la négociation.
Il serait insupportable de voir la thèse officielle qui se profile avalisée par le public russe, prisonnier de sa télévision, et par les gouvernements européens, empêtrés dans le jeu du « nous ne voulons pas importuner Poutine ». Non, Anna Politkovskaïa n’est pas morte simplement d’un règlement de comptes entre Tchétchènes. Méfions-nous des coupables sortis trop rapidement du chapeau. L’assassinat d’Anna Politkovskaïa est politique. Seule une réelle prise de conscience des partenaires occidentaux peut embarrasser Moscou. Et peut-être aussi le vacarme que nous, les amis d’Anna en France, et tous les défenseurs des libertés, continuerons de faire pour défendre sa mémoire.
Anna Politkovskaïa a notamment publié :
Voyage en enfer, Paris, Robert Laffont, 2000
Tchétchénie. Le déshonneur russe, Paris, Buchet Chastel, 2003
La Russie de Poutine, Paris, Buchet Chastel, 2005
Douloureuse Russie. Journal d’une femme en colère, Paris, Buchet Chastel, 2006