
Journalistes en Russie
Quinze ans après l’assassinat d’Anna Politkovskaïa, le travail d’enquête et d’information devient toujours plus difficile en Russie. Malgré les abus et les violences du Kremlin, quelques journalistes poursuivent avec courage son indispensable combat.
En mémoire d’Anna Politkovskaïa
Anna Politkovskaïa a été assassinée le samedi 7 octobre 2006 dans l’ascenseur de son immeuble à Moscou, près de la gare de Biélorussie1. Trois balles. Elle rentrait chez elle, chargée des courses d’alimentation pour la semaine. Elle avait 48 ans. Le même jour, Vladimir Poutine fêtait son 54e anniversaire. Les commanditaires du meurtre n’ont pas été inquiétés.
La journaliste connaissait l’élite russe actuelle, elle appartenait à leur génération : une génération qui naît dans l’URSS khrouchtchévienne, devient « post-soviétique » à la trentaine, « poutinisée » à la cinquantaine, et se sent aujourd’hui angoissée à l’orée d’un troisième âge incertain.
En quinze ans, la corruption et la brutalité des dirigeants se sont considérablement accrues. Comme l’annonçait Anna Politkovskaïa dans ses écrits, la violence déchaînée par la guerre russe en Tchétchénie s’est propagée bien au-delà du Caucase. Anna anticipait une dégradation continue dans toute la Russie tant que Vladimir Poutine et ses hommes se maintiendraient au pouvoir par la force des armes, de l’argent du pétrole et d’une parfaite impunité. Cependant, elle ne pouvait pas à l’époque concevoir la défaite totale des institutions publiques et du droit, les guerres russes en Géorgie et en Ukraine, ou le déclin économique et social (jusqu’en 2008, les revenus des exportations d’hydrocarbures assuraient au régime une manne financière considérable, et aux Russes un meilleur niveau de vie).
La grande reporter enquêtait aussi sur les conscrits rendus à la vie civile sans aucune aide, traités comme des déclassés qui devaient se taire. Elle a été à la rencontre de ces hommes malades et handicapés, physiquement et psychiquement, qui lui écrivaient car elle s’intéressait à leur sort. Pendant notre dernière conversation à Moscou en septembre 2006, elle m’avait dit avec une pointe de dérision : « On m’accuse d’antipatriotisme, mais c’est moi la patriote, qui vais à la rencontre de nos soldats et raconte leur histoire2. »
La leçon d’Anna Politkovskaïa tient en un message : il est impossible de se taire. Chacun doit établir la vérité, en analysant les faits et en suivant ses propres principes humains et éthiques. C’est la seule voie pour ne pas laisser la violence occuper tout l’espace public et privé. Combattre la violence et les abus où qu’ils soient, chaque jour. Résister.
Depuis les grandes manifestations de décembre 2011 contre la manipulation des élections législatives, la révolte gronde. Elle a pris des formes concrètes, organisées, et menaçantes pour le Kremlin et ses clans. Des millions d’indignés ont eu le courage de s’exprimer de diverses manières, y compris par un vote protestataire ou un soutien aux mouvements d’opposition sur Internet.
Le Kremlin a riposté par l’usage immodéré de la force : répression tous azimuts en Russie, interventions militaires à l’étranger, annexion de la Crimée et occupation de facto d’une partie du Donbass ukrainien. Il a fait sauter toutes les limites, et s’est mis hors-la-loi au regard du droit international et des droits fondamentaux des individus. Le simple fait de revendiquer des élections concurrentielles et honnêtes (principe inscrit dans l’article 31 de la Constitution) est aujourd’hui un délit sévèrement puni.
Face à la tyrannie en marche, militants, journalistes, élites professionnelles en rupture de ban tentent de s’organiser hors des « institutions » poutiniennes, en résistance active ou passive. Les catégories n’ont plus vraiment de sens, car les révoltés poursuivent un même but : partager les informations, dénoncer les abus, débusquer les sources de l’enrichissement illicite, accumuler les preuves, les rendre disponibles sur Internet et les protéger (à l’instar des archives bien gardées des deux guerres en Tchétchénie, qu’Anna Politkovskaïa avait aidé à constituer). L’avenir des Russes dépendra de leur capacité à démontrer l’arbitraire, et donc l’illégitimité, des hommes qui ont capturé l’État, le droit, les ressources, l’économie, les moyens d’information.
Dans toutes les dictatures, le contrôle de l’information est la clé du pouvoir.
Dans toutes les dictatures, le contrôle de l’information est la clé du pouvoir. « Rien n’est vrai, tout est possible3 », explique le journaliste britannique Peter Pomerantsev pour décrire le fonctionnement de la propagande. Le pouvoir poutinien est incontestablement l’un des leaders mondiaux dans l’utilisation des fake news et des cyberattaques, ce qu’il récuse bruyamment en accusant les autres de fabriquer de faux récits pour dénigrer et affaiblir la Russie. Il pousse au paroxysme le complotisme, et nourrit la désinformation et la subversion sur Internet.
Les journalistes d’investigation dévoilent les méfaits des dirigeants et l’incurie des responsables, mais ils en soulignent aussi les conséquences pour la Russie et ses habitants : pollution, feux de forêt, accidents, infrastructures de santé inadéquates, criminalité et insécurité. La gestion de la pandémie de Covid-19 a été désastreuse sur le plan national, et ce sont les administrations locales, les hôpitaux et les associations qui ont dû faire face, avec des moyens très limités. Les autorités ont délibérément sous-évalué le nombre de contaminations et de décès. Au fond, dans la Russie de Poutine, journalisme d’investigation et journalisme de société se retrouvent dans une même mission essentielle et urgente : analyser les situations, faire parler les gens, expliquer, critiquer et ouvrir d’autres horizons. Le temps presse, Alexeï Navalny l’avait compris dès 2011, quand Vladimir Poutine a préféré la répression au dialogue avec les Russes qui demandaient des réformes et du changement.
Le Kremlin prétend que le terrain d’affrontement avec les rebelles anti-poutiniens est circonscrit à Moscou et à quelques grandes villes, où s’agitent les « agents de l’étranger ». Or le mécontentement et la lassitude ont gagné toutes les villes, grandes et moyennes, même si les voix sont étouffées dans les Républiques les plus dures, comme la Tchétchénie et le Tatarstan.
La majorité des Russes pensent qu’on leur ment, et que ce qui les menace ne vient pas de l’étranger mais de la détérioration de la situation économique, sociale et politique chez eux. Beaucoup conservent la mémoire de la terrible guerre soviétique en Afghanistan et souhaitent la fin de la guerre en Ukraine ainsi que l’arrêt des interventions en Syrie et au Moyen-Orient. Ils savent que les scrutins sont contrôlés par les administrations. Avec les parodies d’élections parlementaires et régionales en septembre 2021, le pouvoir a franchi un nouveau seuil dans l’arbitraire.
Pour les journalistes, les défenseurs des droits humains et la société civile qui les suit, le défi aujourd’hui est de convaincre leurs compatriotes que « rien n’est impossible, tout reste à faire ». Le 12 mai 2003, sur France Culture, tout en rendant compte des violences en Tchétchénie, Anna Politkovskaïa affirmait sa confiance dans une vie après Poutine : « Tôt ou tard, il y aura un avenir. Je pense que mon travail aura été utile. Je travaille pour l’avenir. »
- 1. Ce texte est extrait de la préface d’un livre de portraits de journalistes russes qui, à la suite d’Anna Politkovskaïa, s’efforcent de continuer à faire exister la liberté d’information et d’opinion en Russie : Johann Bihr (sous la dir. de), Ils font vivre le journalisme en Russie. Portraits de journalistes indépendants, Paris, Les Petits Matins, 2021). Nous remercions l’éditeur d’en avoir autorisé la publication.
- 2. Voir l’ouvrage collectif Hommage à Anna Politkovskaïa, Paris, Buchet-Chastel, 2007.
- 3. Peter Pomerantsev, Rien n’est vrai, tout est possible. Aventures dans la Russie d’aujourd’hui, trad. par Pascale-Marie Deschamps, Paris, Saint-Simon, 2015.