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La construction de la forteresse Russie

La stratégie poursuivie depuis de nombreuses années par la Russie consiste à cultiver une mentalité d’assiégé, et à se présenter comme un État menacé par les puissances occidentales, recourant à la légitime défense. Cette rhétorique est encouragée les dirigeants des services de sécurité de Vladimir Poutine, qui jouissent d’un poids politique de plus en plus important.

La transformation de la Russie en une forteresse assiégée, qui trouve son aboutissement avec l’invasion de l’Ukraine, est un projet politique, économique et idéologique mûri de longue date par Vladimir Poutine et par les dirigeants des services de sécurité (siloviki), dont l’influence n’a cessé de croître ces dernières années.

L’Occident ennemi

L’idée d’une Russie devant emprunter une « voie spécifique » renaît avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. L’image d’un Occident, désigné comme « l’Autre », hostile aux intérêts russes, permet de mobiliser l’opinion et de délégitimer l’opposition libérale, en recourant aux théories complotistes. En 2003-2004, l’intervention militaire américaine en Irak et la « révolution orange » en Ukraine nourrissent une hostilité grandissante envers les États-Unis ; le Kremlin agite la menace extérieure et attribue les « révolutions de couleur » (Ukraine, Géorgie, Kirghizistan) aux ingérences d’un Occident désireux d’affaiblir la Russie et de mettre la main sur ses ressources. Au lendemain de la tragédie de Beslan, en 2004, Poutine dénonce ceux qui veulent « s’emparer de morceaux » de la Russie. En 2007, à Munich, il fustige un monde unipolaire. Les fraudes électorales massives, rendues nécessaires en septembre 2011 par la baisse de popularité du parti Russie unie, puis le retour au Kremlin de Poutine suscitent un vaste mouvement de protestation, qui renforce le tournant anti-occidental. L’accent est mis sur la défense des « valeurs traditionnelles » et la singularité de la Russie comme « État-civilisation » afin de se démarquer de l’évolution de l’Europe occidentale, qui aurait trahi ses valeurs.

Le 18 mars 2014, au lendemain de l’annexion de la Crimée, Poutine accuse les Occidentaux de recourir à une « cinquième colonne » et à des « nationaux-traîtres » et de pratiquer depuis le xviiie siècle une stratégie de containment à l’égard de la Russie. « L’époque qui s’achève, du milieu des années 1940 au milieu de la décennie 2010, aura vu culminer l’intervention de la Russie dans les affaires européennes », écrivent en 2016 Fedor Loukjanov et Alexeï Miller1, qui considèrent que les tentatives faites après 1990 pour s’intégrer dans la nouvelle Europe ont échoué : « Cette perspective n’est plus à l’ordre du jour.  » Au fil des années, l’Occident devient une menace de plus en plus clairement identifiée. « Nous assistons aujourd’hui à un emploi illimité, hypertrophié, de la force militaire dans les relations internationales », qui fait que « personne ne se sent plus en sécurité », déclare en 2007 à Munich Poutine, qui reproche aux Alliés de ne pas avoir tenu leurs prétendues promesses sur le non-élargissement de l’Otan. En 2022, il les accuse d’avoir « tout simplement trompé » la Russie. En février dernier, ce thème d’un Occident foncièrement hostile à la Russie, qui s’accompagne d’un discours de victimisation destiné à justifier une guerre préventive, est omniprésent dans ses interventions : « Il ne s’agit pas de notre régime politique ou d’autre chose, les États-Unis ne veulent pas d’un grand pays indépendant comme la Russie » ; c’est « une question de vie et de mort, il y va de notre avenir en tant que nation ». « Ceux qui aspirent à la domination globale ont publiquement désigné la Russie comme leur ennemi », accuse-t-il.

L’emprise croissante des siloviki

Dès son élection en 2000, le successeur de Boris Eltsine met en demeure les oligarques de renoncer à toute activité politique. Ceux qui s’y refusent sont expropriés, contraints à l’exil, voire emprisonnés. Initialement, un certain équilibre est maintenu entre les trois grandes composantes du régime, les économistes libéraux (Alexeï Koudrine, German Gref, Anatoli Tchoubaïs), les spécialistes des « technologies politiques » (Vladislav Sourkov, Gleb Pavlovski) et les dirigeants des services de sécurité, les siloviki (Sergueï Ivanov, Nikolaï Patrouchev). Mais l’influence des deux premiers groupes ne cesse de se réduire, tandis que la méfiance de Poutine à l’égard du courant libéral s’accroît. Vladislav Sourkov quitte le Kremlin après les manifestations de 2011-2012. Ministre des Finances respecté, Alexeï Koudrine abandonne ses fonctions au gouvernement. À partir de 2013, le régime donne la priorité à la stabilité au détriment de la croissance, le terme de « réforme » devient tabou. En 2017, Alexeï Oulioukaev, ministre du Développement économique, en conflit avec Igor Setchine, très proche du président russe, est condamné à une longue peine de prison. En 2019, Sergueï Sobyanine, maire de Moscou, et Sergueï Kirienko, chef du département de politique intérieure au Kremlin, sont impuissants à mettre un terme aux manifestations dans la capitale : les siloviki reprennent les choses en main. La révolte populaire qui éclate en Biélorussie après l’élection présidentielle frauduleuse de l’été 2020 nourrit les inquiétudes du pouvoir russe.

La confrontation ouverte avec l’Ukraine conforte la position désormais hégémonique des siloviki.

Le Conseil national de sécurité, au sein duquel les siloviki ont un poids prépondérant, ne cesse de gagner en importance au détriment du gouvernement. Avant même l’invasion de l’Ukraine, le clivage s’accentue entre les oligarques des années 1990, qui ont beaucoup investi en Occident, et les hommes d’affaires proches de Poutine, dont le patrimoine se trouve en Russie et qui ont pu compenser les sanctions dont ils ont fait l’objet en 2014 par des contrats avec l’État. L’influence des libéraux systémiques (Sislib) comme Alexeï Koudrine et Elvira Nabioullina, présidente de la Banque centrale, décroît. La confrontation ouverte avec l’Ukraine conforte la position désormais hégémonique des siloviki, incarnée par le secrétaire du Conseil national de sécurité, Nikolaï Patrouchev, dont la proximité avec la Chine est connue. Lors de la théâtrale réunion du Conseil national de sécurité qui décide de la reconnaissance des républiques sécessionnistes du Donbass, Nikolaï Patrouchev et Alexander Bortnikov, son successeur à la tête du Service fédéral de sécurité (FSB), sont les plus allants, Sergueï Narychkine, chef du Service des renseignements extérieurs (SVR), est humilié par Poutine, alors que le Premier ministre, le ministre des Affaires étrangères et le négociateur russe sur l’Ukraine, Dmitri Kozak, se montrent assez hésitants.

Dans son étude sur l’élite poutinienne, Tatiana Stanovaya relève le poids politique croissant de ceux qu’elle appelle les « gardiens » du système2. Pour l’essentiel, il s’agit des siloviki, qui tirent parti de la confrontation avec l’Occident pour durcir le régime au nom de la lutte contre les menaces extérieures et internes ; une baisse de tension pourrait tout au plus, selon elle, ralentir ce processus de radicalisation. La réforme constitutionnelle adoptée à l’été 2020 met un terme aux spéculations sur un prochain départ de Poutine, sans susciter un nouvel élan politique. Les sanctions occidentales déjà en place limitent le développement du complexe militaro-industriel, estime Pavel Louzine3. Le système politique ne peut se renouveler : le parti Russie unie n’obtient la majorité aux élections législatives de 2021 qu’au prix de falsifications du scrutin d’une ampleur sans précédent, tandis que les intérêts des différentes composantes du régime sont de plus en plus divergents. Le discours radical tenu par Poutine peut surprendre, mais on aurait tort d’y voir la folie d’un homme, remarque Pavel Louzine : il trouve un écho auprès des siloviki.

Les instruments de la souveraineté

Arrivé au pouvoir un an après la crise financière, qui provoque en août 1998 un défaut sur la dette extérieure russe, Poutine se fixe pour objectif de rétablir la souveraineté et le statut de son pays. La forte hausse des prix de l’énergie permet une réduction considérable de l’endettement de l’État (2 % du produit intérieur brut), une hausse substantielle des réserves de la Banque centrale (400 milliards de dollars en 2008) et aussi une progression du niveau de vie de la population – dont le régime retire une certaine légitimité –, mais celle-ci est remise en cause par la crise financière de 2008, puis par les manifestations de 2011-2012. Poutine retrouve une forte popularité en 2014 avec l’annexion de la Crimée, qui entraîne la mise en place d’une politique de substitution aux importations dans le domaine agroalimentaire. Les dirigeants russes comprennent alors, selon l’économiste Sergueï Gouriev, que leur politique étrangère mène à l’isolement de la Russie. Ils préparent l’opinion à un alourdissement des sanctions internationales (réduction de la dette extérieure, accroissement des réserves en euros plutôt qu’en dollars, politique monétaire restrictive). La Russie entame l’année 2022 avec une dette publique représentant 18 % du PIB, pour l’essentiel (80 %) libellée en roubles, avec des réserves en or et des devises de la Banque centrale s’élevant à 620 milliards de dollars, en hausse de 40 milliards de dollars depuis un an. Pendant la crise sanitaire, le soutien à l’économie et aux ménages reste limité.

Ces ressources financent en revanche un ambitieux programme de réarmement. Selon le Stockholm International Peace Research Institute, de 2000 à 2020, le budget de la défense a presque triplé en dollars constants. D’après Michael Kofman et Richard Connolly, ces dépenses, évaluées autour de 60 milliards de dollars par an, sont largement sous-estimées : calculé en parité de pouvoir d’achat, ce budget se situerait entre 150 et 180 milliards de dollars par an4. En 2008, la guerre avec la Géorgie met en lumière les lacunes de l’armée russe ; la modernisation et la professionnalisation de l’appareil militaire sont accélérées. À partir de 2015, la campagne syrienne donne une expérience du combat à beaucoup d’officiers russes ; elle sert de terrain d’expérimentation pour de nouvelles armes. Mais ce sont en premier lieu les forces nucléaires stratégiques qui bénéficient de financements ; des armes hypersoniques sont développées. À cette panoplie s’ajoutent les « actions hybrides » (cyberattaques, espionnage, propagande, mercenaires, etc.) qui, outre leur coût limité, ont pour avantage de ne pas exposer directement l’État russe. L’implication de services officiels russes, la Direction générale des renseignements de l’état-major des forces armées (GRU) et le FSB, dans l’élection présidentielle américaine de 2016 et dans les tentatives d’empoisonnement de Sergueï Skripal (2018) et d’Alexeï Navalny (2020) montre toutefois que le Kremlin ne cherche plus vraiment à sauver les apparences à l’égard des Occidentaux.

Le socle juridique

De fait, dès 2011-2012, estiment Ivan Krastev et Stephen Holmes, le « simulacre démocratique » perd de son utilité aux yeux des dirigeants russes, qui recourent à une « violente parodie nourrie de ressentiment5 ». La réforme constitutionnelle de 2020 marque une rupture dans l’histoire politique de la Fédération de Russie. L’attention s’est concentrée sur la possibilité offerte à Poutine de rester au pouvoir jusqu’en 2036, mais « l’identité constitutionnelle » russe est remise en cause, ainsi que la primauté du droit international et la possibilité d’une saisine par les citoyens russes de la Cour européenne des droits de l’homme (la Russie est exclue du Conseil de l’Europe en mars 2022). Sont introduites des dispositions qui contredisent le pluralisme idéologique et politique inscrit dans la Constitution. La construction de cette nouvelle identité se fonde sur une légitimité historique, la Russie se veut « l’État continuateur de l’URSS » et de l’empire russe. Apparaissent les notions de défense des valeurs traditionnelles, de patriotisme et d’équilibre entre droits et devoirs des citoyens. Cette nouvelle rédaction de la Constitution traduit une volonté de « nationalisation des élites », elle interdit aux citoyens détenteurs d’une autre nationalité ou d’un permis de résidence à l’étranger d’occuper des emplois publics.

La nouvelle stratégie de sécurité nationale, adoptée en 2021, en constitue le pendant sécuritaire. Elle marque un « glissement progressif dans les priorités du Kremlin vers la paranoïa et une vision du monde qui considère comme une menace non seulement les États étrangers mais l’évolution du monde moderne6 », analyse Mark Galeotti. Le texte attribue à l’Occident une volonté « d’isoler la Fédération de Russie ». Les « États inamicaux » sont accusés de vouloir « utiliser ses problèmes économiques et sociaux pour détruire son unité interne, de susciter et de radicaliser des mouvements de protestation, de soutenir des groupes marginaux et de diviser la société russe ». « Sur fond de crise du modèle libéral occidental, certains États tentent de diluer les valeurs traditionnelles, de falsifier l’histoire du monde, de remettre en cause le rôle et la place de la Russie, de réhabiliter le fascisme, d’attiser les conflits ethniques et confessionnels », accuse le document. L’impératif de « protection des fondements moraux et spirituels traditionnels de la société russe » est cité à plusieurs reprises. Il s’agit, conclut Dmitri Trenin, d’un « manifeste pour une ère nouvelle », du retour à un « code moral ancré dans les traditions russes » et à la « confrontation avec les États-Unis et leurs alliés », désormais officiellement jugés « inamicaux7 ».

Le quadrillage de la société

Dans la décennie 2000, Internet a pu se développer en Russie sans rencontrer beaucoup d’obstacles. Sa puissance étant sous-estimée, la priorité du Kremlin va au contrôle des médias traditionnels, en premier lieu des chaînes de télévision. Mais les réseaux sociaux (Facebook, VKontakte) jouent un rôle essentiel dans les manifestations de 2011-2012, ce qui conduit le pouvoir à changer d’attitude : Internet est une « invention de la CIA », affirme Poutine en 2014, et devient une menace qu’il importe de neutraliser. Roskomnadzor, le Service fédéral de régulation des communications, des technologies d’information et des médias de masse, bloque certains sites au nom de la lutte contre l’« extrémisme », le « séparatisme » et la « pédophilie ». En 2015, sont effectuées les premières tentatives pour déconnecter le Runet de l’Internet global. Le Web est largement utilisé par l’opposition « non systémique » pour maintenir un lien avec la société civile. Une enquête, réalisée en 2017 par le Fonds de lutte sur la corruption d’Alexeï Navalny sur le Premier ministre Medvedev, est visionnée plus de 22 millions de fois. En 2018, la Douma adopte les lois dites Iarovaïa, qui obligent les fournisseurs d’accès à conserver les données de leurs clients et à les transmettre au FSB. L’année suivante, l’État obtient le moyen de contrôler tous les flux de données et d’isoler la Russie en cas de menace extérieure avérée.

La pandémie de coronavirus est utilisée pour mettre au pas la société civile ; les manifestations sont interdites pour des motifs sanitaires. Selon l’organisation Agora, en novembre 2020, le Conseil national de sécurité consacre plusieurs réunions aux moyens de « neutraliser l’espace politique et informationnel » dans la perspective de la guerre contre l’Ukraine. La pression sur les médias indépendants et étrangers s’accentue. Le registre des « agents de l’étranger » s’allonge (Republic, Медуза, Дождь…), il inclut des sites d’investigation (Проект, The Insider, Bellingcat…), et la qualification est étendue aux personnes physiques. Le Fonds de lutte contre la corruption est liquidé. Alexeï Navalny est interpellé à son retour à Moscou, début 2021, et condamné à une nouvelle peine d’emprisonnement. Symbole de la lutte pour la mémoire et les droits de l’homme, Memorial est dissous fin 2021. Avec l’invasion de l’Ukraine, la répression et la censure franchissent un nouveau stade. Les opposants à la guerre sont arrêtés. Début avril, OVD-Info dénombre déjà plus de 15 000 interpellations de manifestants. Aux termes du nouvel article 207-3 du Code pénal, les responsables de la propagation de « fausses informations » sur les forces armées russes sont passibles de quinze ans de prison, Roskomnadzor met en demeure les médias d’utiliser exclusivement des informations officielles russes. Le 1er mars 2022, la radio Écho de Moscou, héritage de la perestroïka, cesse d’émettre ; le 4 mars suivant, l’accès à Twitter et à Facebook est bloqué.

Trois semaines après le début de l’invasion de l’Ukraine, le 16 mars 2022, dans une intervention dont le ton rappelle les langages totalitaires des années 1930, Poutine dénonce le harcèlement dont seraient victimes en Occident les citoyens russes. Des analogies s’imposent, selon lui, avec les « pogroms antisémites organisés par les nazis dans les années 1930 » et avec « leurs supplétifs de nombreux pays européens, qui se sont ensuite joints à l’agression hitlérienne contre notre pays ». « L’Occident collectif » est accusé de miser sur une « cinquième colonne, sur des nationaux-traîtres, sur ceux qui gagnent de l’argent ici, chez nous, mais vivent là-bas, non pas au sens géographique du terme, mais dans leurs pensées, dans leur conscience d’esclave ». « Tout peuple, et plus encore le peuple russe, sera toujours en mesure de distinguer les véritables patriotes des salauds et des traîtres, poursuit Poutine, il les rejettera, tout comme on recrache un moucheron avalé par mégarde. » « Je suis convaincu, affirme le président russe, que ce processus naturel et nécessaire d’auto-purification de la société ne fera que renforcer notre pays, notre solidarité, notre cohésion et notre capacité à répondre à tous les défis. » À la différence de nombreux pays, « prêts à courber l’échine », jamais la Russie n’acceptera de se retrouver dans cet « état piteux et humiliant » : « nous combattrons », souligne-t-il, pour « notre souveraineté » et pour « notre droit à être et à demeurer la Russie ».

La citadelle idéologique

Auteur du concept de « démocratie souveraine », qui justifie dans la décennie 2000 les restrictions au fonctionnement des institutions démocratiques et le rejet du modèle politique occidental, Vladislav Sourkov théorise cet éloignement croissant. En 2018, dans un essai intitulé « La solitude du sang-mêlé », celui qui est alors conseiller de Poutine en charge du dossier ukrainien affirme que l’année 2014 a marqué « la fin de l’épique voyage de la Russie vers l’Ouest, l’aboutissement de ses tentatives aussi nombreuses que stériles de s’intégrer à la civilisation occidentale » et a inauguré une période de « cent, deux cents (voire trois cents) ans de solitude géopolitique8 ». Les idéologues proches du pouvoir ne sont pas les seuls à donner congé à la civilisation européenne. Le février 2021, le metteur en scène moscovite Konstantin Bogomolov publie dans la Novaya Gazeta un manifeste intitulé « L’enlèvement de l’Europe », qui fustige des valeurs qui ont, selon lui, transformé « le monde occidental actuel en nouveau Reich moral », doté d’une « éthique nouvelle » rappelant le national-socialisme. Il faut, d’après le directeur artistique du théâtre sur Malaïa Bronnaïa, décrocher le wagon russe du « train fou » européen et « reconstruire notre vieille et bonne Europe, celle dont nous avons rêvé, celle que nous avons perdue, l’Europe de l’homme sain ». Comme en écho à ces propos, le président de la Douma, Viatcheslav Volodine, déclare peu après que « la Russie est la seule île de démocratie et de liberté ».

C’est Vladislav Sourkov qui décrit de la manière la plus claire cet imaginaire social d’une Russie solitaire, estime Sergueï Akopov, qui s’est fait connaître en publiant sur le site de Ria Novosti, deux jours après le début de l’invasion de l’Ukraine, une chronique – rapidement retirée – exposant crûment les buts de guerre de la Russie9. Mais dès 2005, Mikhaïl Leontiev et d’autres auteurs se font les défenseurs d’un État et d’une civilisation menacés dans leur spécificité par la mondialisation10. Trente ans après la disparition de l’URSS, note Sergueï Akopov, les idées de Vadim Tsymboursky (1957-2009) connaissent un regain d’intérêt en Russie. Auteur en 1993 d’un essai remarqué, « L’île Russie », il se réjouit de l’éclatement de l’URSS qui permet à la Russie de se délester du fardeau de l’empire et de se transformer en « forteresse assiégée », en une île disposant d’un « plateau continental » incluant la Biélorussie, l’Ukraine et la Moldavie, des « zones tampon ». Vouloir faire partie de l’Europe, juge-t-il, était une grande erreur, qui a conduit la Russie à tenter d’incorporer des territoires, à s’ouvrir à des influences étrangères et à diluer les fondements de sa civilisation. Les deux grandes visions du Kremlin – « grande Eurasie » et « grande Europe » – n’ayant pu se réaliser, beaucoup d’intellectuels russes sont aujourd’hui séduits par les thèses de celui qui est devenu un « gourou intellectuel », selon Igor Torbakov11.

La Russie, « forteresse assiégée »

La recherche d’une « cinquième colonne » s’inscrit dans la logique de la « forteresse assiégée », observe la Nezavissimaïa Gazeta. Cadres dirigeants, fonctionnaires et journalistes sont tenus désormais de prêter un « serment de fidélité » au Kremlin. La dénonciation des « nationaux-traîtres » ouvre la voie au plus grand arbitraire, la lettre Z, symbole de « l’opération militaire spéciale » menée en Ukraine, est peinte sur la porte du domicile de ceux qui sont suspectés d’appartenir à une « cinquième colonne ». Des dizaines de milliers de Russes, intellectuels, journalistes, spécialistes des nouvelles technologies, quittent leur pays ces dernières semaines. Leur départ vient grossir la fuite des cerveaux déjà sensible depuis une décennie. L’incapacité du régime russe à maintenir sa légitimité et la loyauté de la population dans un environnement ouvert explique une volonté de « déconnexion » des infrastructures numériques reliant la Russie au reste du monde12. Depuis dix ans, le Kremlin s’est doté de moyens technologiques (Runet, Glonass, système de paiements MIR) et d’instruments économiques (réserves de change, politique de substitution aux importations) pour assurer sa survie. Une crise était nécessaire afin de rendre cet isolement irréversible : l’invasion de l’Ukraine, souligne Gregory Asmolov, est l’acte final de cette séparation.

L’aventure ukrainienne s’explique par un réflexe de survie de la part des siloviki, explique aussi Pavel Louzine. Dans ce qui s’apparente à un manifeste conservateur, Nikolaï Patrouchev juge urgente la constitution d’une idéologie d’État, fondée sur une synthèse sociale-conservatrice, d’inspiration religieuse (christianisme, islam, bouddhisme). L’économie russe, dit-il, ne peut reposer uniquement sur l’économie de marché (« facteur de risque »), il convient de prendre en compte les « spécificités de notre pays » et d’appliquer de manière plus conséquente la politique de « substitution aux importations13  ». Cette perspective inquiète des oligarques comme Oleg Deripaska, qui demande un changement radical de politique économique et la fin du « capitalisme d’État14 ». La politique économique et financière demeure de la compétence des technocrates libéraux, mais Elvira Nabioullina a déjà prévenu que les sanctions allaient rapidement provoquer des « transformations structurelles » et la « recherche de nouveaux modèles économiques ». La libération anticipée de l’ex-ministre Oulioukaïev en mai peut être vue comme un signal en direction des technocrates libéraux et d’Alexeï Koudrine, dont il était proche. Une déclaration de guerre formelle à l’Ukraine, jusqu’à présent écartée, consoliderait la « forteresse assiégée » qu’est devenue la Russie. Une telle décision faciliterait la mobilisation de ressources supplémentaires, notamment en hommes. Toutefois, elle rencontre visiblement des résistances au Kremlin et au sein du gouvernement, certains redoutant les réactions de l’opinion, ainsi qu’une mainmise encore plus complète des siloviki sur le pays.

Il y a « une Russie d’avant le 24 février 2022 et une Russie d’après le 24 février, ce sont deux États radicalement différents. La population est la même, mais le code des lois, des règles et des traditions a changé en un instant », écrit le quotidien Moskovski Komsomolets. « Désormais, selon le journal, Vladimir Poutine n’a plus de raison de se retenir, de dissimuler quelque chose dans un repli secret de son âme. Le moment pour lequel il a vécu et dirigé le pays ces deux dernières décennies est arrivé. »

  • 1. Alexei Miller et Fyodor Lukyanov, “Detachment instead of Confrontation: Post-European Russia in Search of Self-Sufficiency” [en ligne], Russia in Global Affairs, 2016.
  • 2. Tatiana Stanovaya, The Putin Regime Cracks [en ligne], Carnegie Moscow Center, mai 2020.
  • 3. Pavel Louzine, “Blame it all on the war”, The Insider, 2 mars 2022.
  • 4. Michael Kofman et Richard Connolly, “Why Russian military expenditure is much higher than commonly understood (as is China’s)” [en ligne], War on the Rocks, 16 décembre 2019.
  • 5. Ivan Krastev et Stephen Holmes, Le Moment illibéral, trad. par Johan Frederik Hel Guedj, Paris, Fayard, 2019.
  • 6. Mark Galeotti, Putin’s Wars: From Chechnya to Ukraine, Oxford, Osprey Publishing, 2022.
  • 7. Dmitri Trenin, “Russia’s National Security strategy: A manifesto for a new era” [en ligne], Carnegie Endowment for International Peace, 6 juillet 2021.
  • 8. Vladislav Sourkov, “The loneliness of the half-breed” [en ligne], Russia in Global Affairs, 28 mai 2018.
  • 9. Sergueï Akopov, “Russia’s ‘fortresses of solitude’: Social imaginaries of loneliness after the fall of the USSR”, Social Science Information, vol. 59, no 2, juin 2020, p. 288-309.
  • 10. Mikhail Leontiev et Alexander Nevzorov (sous la dir. de), Krepost’ “Rossiia”, Moscou, Iauza Press, 2006.
  • 11. Igor Torbakov, “Towards ‘Island Russia’” [en ligne], Eurozine, 14 mai 2021.
  • 12. Gregory Asmolov, “Russia, Ukraine, and the emergence of ‘disconnective society’” [en ligne], Riddle, 21 avril 2022.
  • 13. Nikolaï Patrouchev, Rossiyskaya Gazeta, 26 avril 2022.
  • 14. Entretien avec Oleg Deripaska, Expert, 15 avril 2022.

Bernard Chappedelaine

Après des études de sciences politiques et de langue et civilisation russes, Bernard Chappedelaine est entré en 1985 au Quai d’Orsay où il a effectué toute sa carrière. Il a notamment eu à traiter de crises majeures (ex-Yougoslavie en 1992-1994, Irak en 2003-2007). À l’étranger, il a exercé des responsabilités dans les sections politiques de nos ambassades (Ankara, Berlin, Londres, Moscou, Tel…

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