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Penser la loi. Essai sur le législateur des temps modernes, de Denis Baranger et Après la loi, de Laurent de Sutter

Deux ouvrages répondent à une crise : les lois seraient mal écrites, trop chargées en dispositions et trop nombreuses. Pour la comprendre, Denis Baranger, professeur de droit public, propose une étude historique ambitieuse, centrée sur la philosophie politique du xviiie siècle. Selon lui, c’est à ce moment que l’on a pu observer le passage d’une loi ancienne à une loi moderne, c’est-à-dire adoptée par un législateur centralisé et transformant la vie sociale. En pensant le sujet rationnel agissant puis l’État comme personne morale, les philosophes des Lumières auraient fait de la loi « l’instrument ordinaire du gouvernement », expression de la volonté du souverain. Denis Baranger montre les échecs de cette pensée à appréhender la réalité de l’action législative moderne, notamment l’inflation des textes. Il s’intéresse aux projets philosophiques d’une science de la législation (ceux de Bentham et de Beccaria, notamment) et aux critiques que les praticiens du droit leur ont opposées.

L’ouvrage de Laurent de Sutter réalise un projet tout à fait différent. C’est une différence de forme et de ton, d’abord. Le théoricien du droit belge a rédigé un chant lyrique en cent paragraphes comme des aphorismes, regroupés en dix chapitres et neuf interludes. C’est une différence de fond, ensuite, qui apparaît dès les premiers mots d’un prélude : « Depuis plus de deux mille ans, l’Occident vit sous l’empire de la loi », dont il faudrait se libérer. Selon Laurent de Sutter, cette loi est héritée du nomos grec et fondée sur la mise en ordre et la clôture d’un système juridique. Il associe la loi non à la volonté mais à l’obéissance craintive face au chaos. L’examen de différentes formes de droit (le ius romain, le li chinois, etc.) permet de penser l’après : « Après la loi, il y a le droit; après la loi, il y a la totalité de ce dont la loi a signé l’oubli; il y a l’invention et le désordre, le savoir et ­l’exploration, la multiplicité et la singularité, les êtres et les choses, la force des gestes et celle des mots. […] Après le nomos, il y a l’anomie, l’anarchie, l’injustice, l’arbitraire, la casuistique, la magie, le récit, la religion, les rituels. Après la loi, il y a l’ensemble des moyens que les êtres humains ont inventé pour devenir plutôt qu’être. »

Les deux ouvrages adoptent ainsi deux positions opposées sur le même objet, mais se croisent sur deux points théoriques. Premièrement, le terme « loi » est ambigu. On peut distinguer la loi comme acte législatif adopté par un parlement et la loi comme droit écrit, étatique et contraignant (les actes de l’exécutif, des autorités administratives indépendantes et des acteurs privés dotés d’un pouvoir administratif, voire, selon une conception réaliste de l’activité juridique, les décisions judiciaires). L’échec de la pensée de la loi à appréhender les pratiques ­législatives actuelles, que souligne Denis Baranger, vient peut-être simplement de ce que lui et les auteurs qu’il convoque ne parlent pas de la même chose. Plus qu’à l’acte législatif, les critiques de la loi sont en réalité adressées aux ­différents instruments normatifs, et plus largement au droit écrit des sociétés contemporaines : « l’inflation législative » traduirait une appréhension principalement juridique des rapports sociaux.

Le deuxième point commun des deux ouvrages est qu’ils s’appuient sur le présupposé selon lequel la pensée préfigure la réalité. Selon Denis Baranger, c’est l’évolution du cadre conceptuel de la loi qui modifie la manière dont elle est faite, c’est la pensée de la loi qui préforme les instruments normatifs. On aurait, de même, une dette plus grande envers ces penseurs de la loi qu’envers les artisans des lois modernes : « Notre problème avec la législation n’est pas seulement un problème concret, que l’on pourrait résoudre par de meilleures méthodes gouvernementales […] Repenser l’histoire de la législation paraît plus satisfaisant que d’en rester à un constat faussement objectif de prolifération, de médiocrité ou de confusion. » Laurent de Sutter, lui, pense la loi comme un tout plurimillénaire hérité du nomos grec et dont la seule fonction serait de nourrir une idéologie légaliste.

Les deux ouvrages ont en commun de proposer deux fortes conceptions du droit, ou plutôt de ce qu’il devrait être. On pense souvent comme des problèmes les phénomènes qui surviennent en marge du droit écrit, étatique et contraignant – c’est le cas de la coutume ou de la soft law. Ces deux ouvrages montrent qu’il est possible d’inverser la perspective et de considérer que c’est le centre qui fait problème. La loi est-elle finie ? Pour Denis Baranger, il semble que l’étude de la pensée de la loi rappelle l’importance de l’acte législatif comme instrument principal de la détermination d’une politique souveraine. Pour Laurent de Sutter, il faut libérer le droit de la loi et lui privilégier des formes plus ouvertes, c’est-à-dire inverser le centre et les marges.

Matthieu Febvre-Issaly

Matthieu Febvre-Issaly

Doctorant en droit public à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Matthieu Febvre-Issaly est spécialisé en droit constitutionnel comparé et en théorie du droit.

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