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Photo : Rots Marie-Hélène
Photo : Rots Marie-Hélène
Dans le même numéro

La poésie ludique du rap

décembre 2019

Irréductible à une fonction de porte-parole d’une jeunesse en souffrance, le rap explore avec exigence et fantaisie l’équivocité du langage.

Dans le film Les Étoiles vagabondes, sorti à l’été 2019 et réalisé avec Syrine Boulanouar, le rappeur Nekfeu raconte la genèse de son album du même nom. Si le succès du film signale que le rap s’est imposé au-delà de l’industrie musicale, il donne aussi à voir et à entendre un rap profondément pluriel, par un public jeune qui manifeste un besoin de mots. De fait, le rap a partiellement perdu de ses revendications originelles au profit du jeu sur le langage et de tonalités intimistes. Entre danse des mots et force du dire, le rap constitue un espace susceptible d’exprimer et de répondre à différentes crises par un maniement ludique de la langue. La source combative du rap se serait-elle tarie ? Le rap répond-il aujourd’hui davantage à une crise individuelle qu’à une crise collective ?

Vers un rap mou ?

Le message politique du rap – originellement véhiculé par une parole rythmée, énergiquement proférée et nouée aux pulsations musicales – se détache aujourd’hui de cette forme précise et investit d’autres champs artistiques. L’on peut ici penser au dernier livre d’Abd al Malik, Méchantes Blessures (Plon, 2019), publié quelques semaines à peine après son spectacle vivant au musée d’Orsay, Le Jeune Noir à l’épée, ou à Kery James qui, après sa pièce À vif (2017), réalise Banlieusards (2019), long métrage tout juste disponible sur Netflix.

Ce dernier le confirme, le rap est un moyen parmi d’autres de délivrer un message : «  Le rap, c’est pas mon combat. Mon combat, c’est les gens. Mon combat, c’est le peuple. Le rap est un moyen par lequel j’espère combattre pour les gens.  » L’auteur de la Lettre à la République (2012) continue toutefois de produire des albums engagés «  traditionnels  », dont il modernise le style en recourant à la trap – cette instru au charleston frénétique et aux basses inquiétantes. Malgré cela, l’adoucissement du rap n’est-il pas irrévocable ? Son message politique n’est-il pas galvaudé et rendu anachronique par les nouvelles attentes des auditeurs ?

L’expression verbale de l’ulcère des banlieues n’a pas complètement disparu, mais certains artistes préfèrent le slam, peut-être plus enclin à porter un message politique, comme Abd al Malik, qui relie les problèmes des banlieues à des enjeux universels : «  Peut-être qu’avec le temps, Léo Ferré, toi-même tu sais/Peut-être qu’avec le temps, eux, eux, eux, eux, ils comprendront/Qu’on a en partage l’humanité mais qu’on n’a pas le temps/Regarde le climat/Mais on a le temps ? On n’a pas le temps/Regarde le climat/Faut parler […] Faut… faut écouter.  » (Le Jeune Noir à l’épée, 2019).

Dans le même temps, les tendances lyrique (Nekfeu, Django…) et ludique (PNL, Odezenne, rappeurs hardcore…) du rap contemporain font dire à Kery James que «  les rappeurs sont devenus mous  » (J’rap encore, 2018). Peu à peu, les voix et les visées de ceux qui «  prétendent faire du rap sans revendiquer  » auraient investi l’espace d’expressions artistiques et poétiques que le rap engagé a libéré.

Le vertige du sujet

Voilà la rencontre d’une forme d’expression souple et plastique et d’un nouveau besoin de parole. Alors que le rap disait une révolte collective, il exprime désormais une crise de l’individu.

Mais la voix individuelle du rap n’est pas encore la voix intime. Individuelle ou particulière, elle entend fédérer en une seule parole des maux généralement partagés. C’est le pari que font les frères Bigflo et Oli qui énumèrent des «  tranches de vie  » pour conclure avec force : «  Je suis l’excellence, l’élégance ou l’espérance d’une naissance/Ces campagnes dans le silence, ces grandes villes immenses et denses/Je suis, un peu de moi et beaucoup des autres quand j’y pense/Je suis la France  » (La Cour des grands, 2016).

Quant à la voix intime, elle n’est pas nécessairement close sur elle-même. Sur le ton de la confession, elle met en scène un sujet aux prises avec son identité. Dooz Kawa profère à bout de souffle : «  Puisque quand t’es parti, moi j’ai cessé de vivre/Vers l’amour passé à deux doigts de toi/Je suis mort plusieurs fois dans le dedans de moi/Je suis qu’un pirate en l’usage balafré dans le visage/Un Albator hardcore naufragé sans rivage  » (Bohemian Rap Story, 2016). Il met ainsi son cœur à nu, et une jeunesse qui peine à vivre se nourrit de cette parole précipitée et inconsolable, mais curative, revigorante et salvatrice.

Parfois, le rap intime répond au besoin de s’oublier, de s’engourdir, et se fait alors plus lent, les mots, raréfiés, plus lourds, l’instru, plus profonde, plus envoûtante. Le groupe PNL, dont le succès est incontestable, en est une illustration. Dans un morceau dont le refrain est devenu culte, ils répètent des dizaines de fois le mot «  ouais  », qui encadre des paroles sèches et elliptiques («  Le monde ou rien  », «  Ton mal, mon bien  »). C’est une trans­position poético-musicale des effets du haschich que certains rappeurs et auditeurs semblent rechercher, comme dans «  Un zder, un thé  » (J.O.$, 2018) de Josman. Le vertige du sujet prend des allures cosmiques chez Nekfeu : «  Il ne restera rien d’ces volcans qui vomissent/Et puis plus un seul écho de l’orage qui tonne/plus un brin de pollen et plus un gramme de sel/Et plus rien de ces copeaux de nuages qui tombent/Quand des golems de béton armé grattent le ciel/Il ne restera rien des étoiles vacillantes/Qui s’avancent vers le centre de ces galaxies évanescentes/Ni temps, ni dimension, ni sens/L’Univers deviendra comme avant sa naissance  » (Les Étoiles vagabondes, 2019).

Si la parole vertigineuse du rap devient salvatrice, c’est qu’elle tient avant tout du jeu. Matérialisant par le verbe les ambitions et les douleurs d’une jeunesse, le rap propose avant tout un rapport ludique et créatif au monde et au langage.

Rap game

Sur le modèle des «  Trois petits chats  », Odezenne se laisse emporter, pour le plaisir, par une turbulence verbale : «  Sert m’en quatre, quatrains/­M’envoyer paître, pétrin/Train parti, parti pris, prix payé, yeah man !  » Ou bien il pose, pour lui-même ou pour un autre virtuel et rival, des obstacles prosodiques et rythmiques : «  Meurtri comme un ermite, je ne décris que l’éternité/Putride devient l’esprit qu’on a pétri de modernité/Je ne vois que des vitrines mais, ce qui brille, nous le ternissons/Des crises, des crimes, des cris, des griffes que nous vernissons  » (Humanoïde). Le rap joue, par allégresse instinctive ou par goût de la difficulté arbitraire.

Le rappeur provençal Florentin Fouch s’en donne à cœur joie lorsqu’il se met en scène, pris des vertiges linguistiques de la Rythmopharyngite (2017) : «  Le flow fait des flip-flap, des triples crochets, des retournées alphabétiques/J’ai des babababalbulcinations, je tousse du son, grelotte en rythme, je glousse des tons, tcha ! éternue sur le kick.  »

Le rap joue, par allégresse instinctive ou par goût de la difficulté arbitraire.

Dès l’origine, le rap est le vecteur d’un agôn ludique : il est un jeu qui doit réussir. Les règles prosodiques et rythmiques deviennent celles d’un jeu compétitif, qui sont exacerbées dans les joutes verbales. Au New Morning en 2015, à l’occasion des Rap Contenders, le Français Hermano Salvatore lance au Québécois Freddy Gruesum : «  À Montréal, t’es p’t-être Batman, mais c’soir t’es juste le majordome puisque t’es al-Fred.  » Par la prosodie et la scansion, la parole procure un plaisir de profération ; par ses figures, ses traits d’esprit, elle répond aux exigences arbitraires des règles poétiques qu’elle s’est fixées ; par la création d’une saynète, elle théâtralise le monde et en propose un simulacre ludique. Ainsi l’expression rap game prend-elle tout son sens.

Comme toute poésie, c’est en explorant l’équivocité du langage que le rap peut renouveler notre rapport au monde. Si la dimension politique et contestataire du rap a eu tendance à valoriser l’impératif du langage courant, celui de délivrer un «  message  » sans ambiguïté, les raps s’amusent aujourd’hui à suggérer, affranchissant les mots des chaînes de l’univocité. Jouer avec les connotations et, comme le dirait Kundera, les «  corésonances  » contenues dans, voire autour, de chaque mot : voilà la poésie ludique du rap. Quand Gaël Faye, dans un élan amoureux, s’exclame : «  J’irai camper sur tes lèvres pour m’endormir à t’écouter  » (Balade brésilienne, 2018), il brise la langue, s’écarte de l’attendu («  en t’écoutant  ») et fait surgir, par un effet de style, un sens équivoque, savoureux et novateur.

Si le rap naît contestataire, il libère progressivement un espace de création et, par le jeu de la forme et la fête de la parole, apporte un remède aux crises collective et individuelle. Lorsque le monde du rap prend l’aspect d’une arène, l’arène est avant tout un terrain de jeu. Qui s’étonnera alors que le rappeur, même contestataire, se présente sous les traits du singe ? Lorsque IAM lance au politique : «  ton fils aime nos sons de macaques », il ne s’agit pas tant d’entendre l’appropriation d’un langage chargé d’histoire et retourné contre l’autre que la manifestation pour soi d’une puissance poétique et ludique, puisque le «  macaque » est celui dont «  le hip-hop est la liane  » (Monnaie de singe, 2017). Quant à la supposée mollesse du rap, les dix rappeurs du morceau intitulé Le Singe fume sa cigarette (2014) ont assez de répondre à Kery James : «  Crois pas qu’le rap on s’en balance/Juste parce qu’on s’y balade de branches en branches  ».

Maxence Bonin

Élève en lettres modernes à l'École normale supérieure de Lyon, il étudie la poétique du rap.

Nicolas Krastev-McKinnon

Elève à l'Ecole Normale Supérieure de Lyon, il étudie la littérature et la philosophie. Assistant de rédaction à la Revue Esprit (2019).

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Quand le langage travaille

Là où nos sociétés connaissent des tensions, là aussi travaille le langage. Le dossier d’Esprit (décembre 2019), coordonné par Anne Dujin, se met à son écoute, pour entendre l’écho de nos angoisses, de nos espoirs et de nos désirs. À lire aussi dans ce numéro : les déçus du Califat, 1989 ou le sens de l’histoire et un entretien avec Sylvain Tesson.