
Du clown au Joker
Le clown puéril devient Joker sanguinaire.
Dans son poème « Clown », Henri Michaux décrit les atermoiements d’une identité qui rêve de renoncer à sa singularité :
Un jour.
Un jour, bientôt peut-être.
Un jour j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers.
Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien,
Je lâcherai tout ce qui me paraissait être indissolublement proche.
Je le trancherai, je le renverserai, je le romprai, je le ferai dégringoler[1].
Dans une ville minée par la pauvreté et au bord de l’implosion, Arthur Fleck, le personnage principal de Joker (Todd Phillips, 2019), traverse ses jours avec l’espoir de devenir humoriste. Celui que sa mère surnomme Happy rêve d’être un passeur de sourires au cœur d’une Amérique du spectacle, d’être celui qui, sous le feu des projecteurs, illuminera le quotidien maussade des habitants de Gotham. Pour l’heure, il n’est qu’un clown parmi d’autres, ignoré, raillé, voire lynché, par les passants empressés.
Habitant seul avec sa mère dont il s’occupe avec soin, tourmenté par la solitude et souffrant de crises d’hilarité qu’il ne peut maîtriser, le clown semble incapable de nouer un quelconque lien. Au sein d’une société du sérieux, du grave, le surgissement impromptu de son rire dérange. Entre Arthur et le monde, un abîme, un voile jeté par cette impossible communication, puisque tout affect se manifeste par cet éclat strident aux allures de sanglots.
Le personnage à l’allure rachitique, à la démarche inquiétante, au regard d’un bleu plein de tendresse, tente pourtant désespérément de plaire. Celui qui s’est bâti « sur une colonne absente[2] » veut par trop être quelqu’un : il erre dans le monde à la recherche d’un père, d’un amour, d’un public. Être accepté, accueilli, adopté, sont ses rêves de toujours. Mais, petit à petit, les événements à sa défaveur s’enchaînent et, pris d’une rage folle, le clown abat trois hommes de sang-froid : nous voilà entrés dans l’irrémédiable. Et Michaux de décrire la catharsis de celui qui largue toutes les amarres :
À coup de ridicules, de déchéances (qu’est-ce que la déchéance ?), par éclatement, par vide, par une totale dissipation-dérision-purgation, j’expulserai hors de moi la forme qu’on croyait si bien attachée, composée, coordonnée, assortie à mon entourage et à mes semblables, si dignes, si dignes, mes semblables.
À partir du triple meurtre, Happy danse sur le fil de sa folie. « Jusqu’à ce jour, je me demandais si j’existais vraiment », murmure-t-il à sa psychologue, avant de continuer : « Maintenant, je le sais, j’existe. » L’amuseur de galerie renonce aux plaisanteries et s’enfonce dans un cynisme glaçant (« All I have is negative thoughts »). Quand il fait la lumière sur ses origines et quand l’illusion de vie qu’il avait construite s’effondre, celui qui n’a plus rien, qui n’est plus rien, est alors libre de tout. Tous l’ont abandonné. Tous lui ont menti. Il n’a jamais pu trouver de place. Mais cela a désormais peu d’importance : il ne cherche plus à être quelqu’un. Il renonce à l’identité, à la singularité, pour incarner, derrière la généralité du masque, l’éruption d’une colère hilare. Dans le sang, dans la spontanéité de la pulsion de mort, il prend une revanche sanglante sur ses bourreaux.
Arthur Fleck est absorbé par sa part maudite, qui sera désormais seul maître à bord. Le clown puéril devient Joker sanguinaire. Et cette résolution macabre de la crise identitaire, cette disparition du moi derrière les frasques assassines, provoquent le soulèvement d’une population révoltée contre les discours élitistes et désireuse de lever le joug de l’ordre établi. Érigé en modèle pour la révolution à venir, le Joker est une persona qui n’est a priori personne, masque qui hurle la solitude et l’injustice ressenties par tous. Et il semblerait que, comme le Clown de Michaux, il accède, par cette désagrégation de soi, à une euphorie d’un genre encore inconnu, qui fait écho à la fin du poème déjà cité :
Réduit à une humilité de catastrophe, à un nivellement parfait comme après une intense trouille.
Ramené au-dessous de toute mesure à mon rang réel, au rang infime que je ne sais quelle idée-ambition m’avait fait déserter.
Anéanti quant à la hauteur, quant à l’estime.
Perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité.
CLOWN, abattant dans la risée, dans l’esclaffement, dans le grotesque, le sens que contre toute lumière je m’étais fait de mon importance,
Je plongerai.
Sans bourse dans l’infini-esprit sous-jacent ouvert à tous
ouvert à moi-même à une nouvelle et incroyable rosée
à force d’être nul
et ras…
et risible…
Joker ou la plongée dans les gouffres d’un petit plaisantin brisé par les abandons, qui, dans la danse et les vertiges de la démence, devient seigneur du chaos et des flammes.
[1] Henri Michaux, « Clown », dans L’espace du dedans [1944], Paris, Gallimard, 1998.
[2] Henri Michaux, « Je suis né troué », dans Ecuador. Journal de voyage [1929], Paris, Gallimard, 1990.