
Les manœuvres législatives de Joe Biden
Malgré ses promesses, la victoire de Joe Biden risque de se solder par un retour au statu quo, où les Républicains jouent l’opposition en bloc à un parti Démocrate tiraillé entre ses franges progressiste et modérée. Pour faire voter son programme social et environnemental au Congrès, le président devra faire preuve d’une grande habileté.
Dans l’affrontement permanent qui structure la vie politique américaine, de nombreux Démocrates ont cru voir dans la victoire de Joe Biden une percée. La première année de son mandat se solde pourtant par un retour à ce qui est devenu la norme : une guerre de positions. Si les Démocrates se trouvent dans une situation relativement avantageuse, leur marge de manœuvre est étroite, car ils ne disposent que de majorités très courtes dans les deux chambres du Congrès. Ils font face, par ailleurs, à un Parti républicain puissant et capable de riposter. Ne pouvant se permettre le luxe d’une erreur, les Démocrates se divisent sur la tactique à suivre : plus les combats avec l’ennemi républicain s’installent, plus les luttes internes se compliquent. La prochaine bataille à l’horizon, les élections de mi-mandat de 2022, s’annonce fort périlleuse pour le parti de Biden.
Des tractations internes
Rappelons les principaux enjeux politiques des derniers mois. Après des négociations pour une fois fructueuses avec les Républicains, le Sénat a adopté une loi de grande ampleur sur la rénovation des infrastructures du pays, l’un des principaux volets du programme intérieur de Biden. Mais au moment du vote à la Chambre des représentants, le bloc progressiste des Démocrates a choisi de s’y opposer. Il ne s’agissait pas d’un désaccord sur le fond, mais de marchander son soutien en échange du passage de certains programmes sociaux : le congé parental, notamment, et l’extension de la couverture des soins médicaux pour les plus démunis. Ceux-ci sont inclus dans un texte budgétaire dit de « réconciliation ». Ce terme se réfère à une procédure qui permet l’adoption, au Sénat, de certaines mesures financières à la majorité simple, contournant ainsi le filibuster, ce règlement qui exige une majorité qualifiée de 60 sénateurs sur 100 pour l’adoption de la plupart des lois. Dans le même temps, ces demandes progressistes suscitent la grogne des Démocrates plus modérés – notamment en raison de leur coût, qui s’élève à 1 900 milliards de dollars – dans un contexte où les Démocrates ne peuvent faire l’économie d’aucune voix. Pendant que la majorité s’investit dans ce pas de deux complexe, la minorité républicaine continue à faire chanter le gouvernement, comme elle en a pris l’habitude depuis une dizaine d’années, en menaçant de ne pas accepter de relever le seuil de la dette fédérale, fixé périodiquement par le Congrès.
Le vote partisan
Plusieurs leçons peuvent être tirées de cette situation compliquée. En premier lieu, elle met en scène les divisions internes du Parti démocrate. Ce qui n’est guère surprenant, sachant que depuis le duel Sanders-Clinton lors des primaires de 2016, le clivage entre progressistes et modérés structure le parti. Dans les débats actuels, le camp progressiste se range derrière des figures comme la représentante Pramila Jayapal, de l’État de Washington. Les modérés forment un courant relativement circonscrit : ils étaient neuf à menacer de saborder la loi « réconciliation » si la loi infrastructure n’était pas votée en premier (soit la position inverse de leurs collègues progressistes). Au Sénat, le courant modéré est représenté par le sénateur Joe Manchin (Virginie -Occidentale) et la sénatrice Kyrsten Sinema (Arizona). Les deux partis étant ex æquo au Sénat (seul le vote de la vice-présidente Kamala Harris peut garantir une majorité aux Démocrates), ces deux modérés jouissent d’un poids démesuré dans les négociations entre Démocrates.
Il convient toutefois de relativiser ces divisions internes. Plusieurs analyses ont démontré que les Démocrates à la Chambre des représentants sont le groupe parlementaire le plus soudé depuis un certain nombre d’années. Sur 223 membres, 203 soutiennent aujourd’hui Biden à 100 % (lors des votes législatifs, ils soutiennent systématiquement l’option favorisée par le président). Deux représentants seulement le soutiennent à moins de 90 %1. Les Démocrates, en somme, étalent leurs divisions en public, surtout lors des grandes négociations, mais finissent toujours par se rallier à leurs chefs (Biden, mais aussi la très efficace présidente de la Chambre, Nancy Pelosi). Les élus démocrates sont également plus homogènes sur le plan idéologique que par le passé : le parti dans son ensemble est plus ancré à gauche, les modérés sont assez peu nombreux et peu réfractaires (eux aussi soutiennent Biden dans la quasi-totalité des cas), et il n’existe plus, comme autrefois, de faction conservatrice au sein du parti. Les divisions récentes relèvent plutôt du narcissisme des petites différences.
Les élus républicains sont, quant à eux, tout aussi homogènes et rarement enclins à soutenir les Démocrates, ce qui marque une évolution par rapport aux périodes antérieures, quand le parti majoritaire pouvait souvent compter sur des voix du parti minoritaire. Ils endossent donc le rôle de fauteurs de troubles, comme en témoigne leur politisation de l’élévation du seuil de la dette. Lors de leurs précédentes tentatives pour profiter de cette échéance, les Républicains avaient utilisé celle-ci comme monnaie d’échange en vue d’un objectif politique précis, mais ils ne se sont même pas donné la peine d’invoquer un prétexte cette fois, la gêne occasionnée chez les Démocrates étant apparemment une fin en soi.
Un président normal
Ces tractations législatives disent également quelque chose du programme présidentiel et de sa coloration idéologique. Pendant la campagne, certains ont voulu voir en Biden un nouveau Franklin Roosevelt, voire le président le plus progressiste de l’histoire du pays. Sans minimiser ses réussites, cette exaltation cède la place aujourd’hui à une appréciation plus sobre. La nécessité de gouverner avec de courtes majorités et face à une opposition robuste a forcé – ou forcera bientôt – les progressistes à renoncer à leurs aspirations les plus ambitieuses. On ignore à ce stade quelles mesures sociales la loi « réconciliation » retiendra. Le financement public des deux premières années d’université, par exemple, a fait long feu. La proposition de Biden de créer un système national de congés payés – dont les Américains sont, parmi les pays industrialisés, presque les seuls à ne pas bénéficier – semble également compromise. Biden serait en somme un président de gauche « normal ». Son bilan est loin d’être insignifiant : un important plan de relance, une loi (qui sera probablement adoptée) de modernisation d’une infrastructure nationale largement reconnue comme vétuste, le plus haut niveau d’investissement public dans la transition écologique de l’histoire du pays (dans la version de la loi « réconciliation » qui a des chances d’être adoptée). Mais son programme incarne le changement graduel plutôt que la rupture.
Malgré ses ambitions sur le plan législatif, Biden ne semble pas non plus pour l’instant être parvenu à bousculer les clivages politiques, notamment en rendant son parti plus attrayant pour les classes populaires blanches qui l’avaient abandonné pour Trump. Début octobre, le taux de popularité de Biden chez les Blancs sans diplôme universitaire (l’un des meilleurs indicateurs d’appartenance aux classes populaires) n’était que de 30 %, en baisse par rapport aux 37 % atteints au cours de l’été2. Le sénateur Manchin, dont l’État de Virginie-Occidentale compte un électorat populaire qui a fortement soutenu Trump, ne semble pas particulièrement séduit par les éléments les plus « à gauche » du programme de Biden, comme les congés payés. Il estime sans doute que ni l’expansion de l’État-providence ni les nouveaux acquis sociaux n’auraient la faveur des électeurs de son État.
Biden ne semble pas être parvenu à bousculer les clivages politiques.
Avec Biden, en somme, la culture politique américaine retrouve pleinement sa position par défaut : une polarisation intense de la société et des institutions, dans laquelle les deux partis tentent de maximiser le soutien de leurs fidèles plutôt que de faire appel à un public centriste ou de transiger avec l’opposition. Les Démocrates gardent pour l’instant l’avantage, mais de justesse. D’ici novembre 2022, ils retourneront devant les électeurs pour le scrutin des midterms (pour renouveler 34 sénateurs et la totalité de la Chambre, entre autres). Or une règle d’airain de la politique américaine est que le parti présidentiel perd des sièges lors de ces échéances. Avec un taux de popularité médiocre, le scrutin ne s’annonce guère rassurant pour le parti de Biden. Il n’est pas certain non plus qu’un bilan plutôt positif (s’il parvient à faire adopter les lois infrastructures et « réconciliation ») se traduirait par un meilleur résultat. Dans les guerres de positions, on rêve d’une percée alors que les armées s’enlisent…