
Une ambition philosophique par gros temps. Introduction
Dans un texte de 1971, Jürgen Habermas explique que le dernier philosophe est mort avec Hegel, au moment où la philosophie a dû renoncer à sa tutelle sur les sciences et à la position surplombante que lui conférait la tradition1. Il y a bien eu de la philosophie après Hegel, et il y en aura bien sûr aussi après Habermas. Mais des philosophes ? Déjà actée en 1971, la dépersonnalisation de l’acte philosophique s’est confirmée depuis, tout comme l’accession de cette discipline « au stade de la recherche qui organise collectivement le progrès scientifique2 ». Pour le meilleur et pour le pire, la « recherche » a pris le pas sur l’exigence de récapituler les savoirs dans un système. Les rationalisations sont loin d’avoir disparu du monde contemporain, elles se sont plutôt disséminées dans divers champs de l’expérience : technique, économie, langage, politique. Mais des rationalités à la raison, il y a un pas que la plupart des chercheurs en philosophie refusent de franchir. De là une interrogation qui reste d’actualité : « pourquoi la philosophie elle-même ne devrait-elle pas dépérir sur le calvaire d’un esprit qui ne peut plus ni se connaître ni s’affirmer en tant qu’absolu3 ? »
Habermas a affronté cette question avec une obstination sans égale tout au long de son œuvre4. Héritant du pessimisme de la première génération de l’École de Francfort, il a orienté sa pensée contre les tentatives de noyer la « culpabilité allemande » (Karl Jaspers) dans les mirages du miracle économique et les nécessités de la guerre froide. Dans ce contexte, Habermas a compris très vite ce que le titre de « philosophe » comportait d’ambigu après une catastrophe morale qui n’a pas manqué de penseurs plus ou moins officiels. En dépit des avantages rhétoriques qu’elle confère, il a refusé d’occuper la position du prophète. On peut même interpréter son entreprise intellectuelle comme une tentative pour immuniser la philosophie contre le « privilège intuitif » qu’elle réclame souvent pour elle-même (voir l’article de Jean-Marc Durand-Gasselin).
Habermas a cependant conservé le meilleur du mot d’ordre hégélien selon lequel « conceptualiser ce qui est, voilà la tâche de la philosophie ». En un sens, il a aussi fait sien le fier argument que Hegel donne à cette exigence : « car ce qui est, c’est la raison5 ». Habermas est un philosophe, sans doute le dernier dans son genre à avoir inlassablement interrogé le monde à partir des figures de la rationalité qu’il met en œuvre. À l’inverse de Hegel, il n’a pas conclu de son enquête au long cours que le réel est rationnel. Mais il a tenu bon sur le fait que la raison est réelle : le seul moyen de saisir les promesses et les impasses du présent consiste à déceler les formes de rationalité dont il est issu.
Dans l’essai d’autobiographie intellectuelle que nous publions, Habermas confie que ses toutes premières expériences philosophiques s’ancrent dans des blessures d’enfance. Du fait de son handicap, l’écolier de la banlieue de Düsseldorf a ressenti très tôt la difficulté de se faire comprendre, éprouvant pour ainsi dire dans sa chair les obstacles au déploiement de la raison communicationnelle. De là, peut-être, un des leitmotivs de sa pensée : rendre compte des formes de vie les plus concrètes à partir des types de rationalité qui s’y déploient. Une entreprise qui ne va pas sans difficultés (voir l’article de Mark Hunyadi), mais qui atteste du souci constant de défendre le potentiel de l’espace public contre les objections et les doutes.
Habermas n’oppose pas un modèle idéal de la communication à un réel où règne l’arbitraire de la force, il recherche dans ce réel même des preuves de l’efficacité historique de l’idéal. Derrière les formalisations subtiles des règles de la délibération et de l’échange d’arguments se dissimulent les expériences vives d’une interaction entre des sujets libres. À chaque fois que ces expériences échouent, Habermas incrimine un usage mutilé de la raison.
Sans doute faut-il se souvenir que, durant les années 1960, le principal adversaire théorique de Habermas était le positivisme6. Ce terme a aujourd’hui pratiquement disparu du champ intellectuel, en partie parce qu’il n’est plus revendiqué par grand monde, en partie aussi parce que nous sommes réconciliés avec le discours des sciences. Il faut savoir gré à Habermas d’avoir montré que, dans les sociétés contemporaines, ce discours est devenu une force productive d’une puissance considérable. Si, comme le veut le positivisme, il n’y a de connaissance que scientifique, la science s’impose comme un instrument de légitimation sans égal, et surtout sans réplique possible. À cela, Habermas a objecté que même l’objectivité scientifique s’enracine dans un moment d’intersubjectivité. La raison communicationnelle n’est pas absente, mais seulement refoulée des discours et des pratiques qui prétendent se soustraire à la discussion.
Quelle que soit sa forme, le positivisme est incapable d’une réflexivité qui interroge les conditions sous lesquelles une « vérité » s’impose socialement. Il serait hasardeux d’affirmer qu’il a disparu, surtout aujourd’hui où les savoirs « experts » (par exemple dans le champ de l’économie) le disputent à la revendication des « valeurs » (politiques, religieuses ou morales). On retrouve ici et là une même croyance dans les vertus magiques du dogme, que celui-ci se fonde sur une science sûre de ses méthodes ou sur des évidences culturelles que rien ne saurait ébranler. Habermas n’a jamais transigé sur la puissance d’ébranlement de la philosophie (voir l’entretien qu’il nous accorde). Même réduite à sa condition « postmétaphysique », même délestée des privilèges symboliques que lui accordait la tradition, la philosophie occupe dans la société la position d’une réflexivité généralisée. Face aux savoirs et aux valeurs, elle interroge la valeur des savoirs.
À partir de cette exigence, on peut distinguer deux traits qui singularisent la pensée de Habermas et contribuent à en faire le dernier philosophe. D’une part, sa renommée est liée à ses prises de position publiques, en particulier en faveur de la citoyenneté européenne (voir l’article de Dick Howard). Ces interventions manifestent autre chose que les opinions d’un intellectuel égaré dans l’arène politique. Les articles de Habermas sur l’Europe sont de véritables exercices de philosophie appliquée qui ne traduisent pas seulement le fossé entre la presse allemande (hors « boulevard ») et la presse française. Ils participent du souci de mettre en scène, à partir de l’analyse des situations actuelles, un espace public européen dont le système philosophique de Habermas a établi les conditions sur un plan transcendantal. Dans les colères de Habermas contre le devenir technocratique de l’édifice européen (et contre la responsabilité du gouvernement allemand dans ce devenir), se vérifie l’ambition de redonner voix au potentiel historique de l’échange communicationnel. Les incursions habermassiennes dans l’espace public dessinent les contours d’un cosmopolitisme ambitieux ajusté à une globalisation dépourvue d’institutions démocratiques (voir l’article de Jean-Claude Monod).
D’autre part, la philosophie de Habermas assume le projet de desserrer l’étau que la raison instrumentale (ou « fonctionnaliste ») établit partout où elle triomphe. Par sa lecture des promesses non tenues de la modernité, le philosophe a montré que des pans entiers des sociétés contemporaines échappent à la « cage d’acier » qu’évoquait Max Weber à propos du capitalisme bureaucratique moderne. Il est vrai que le marché et l’État se servent de l’argent et du pouvoir pour perpétuer leur domination et « coloniser le monde vécu7 ». Mais cette automatisation de l’expérience trouve une double limite : dans les institutions de l’État de droit constitutionnel et dans les conflits informels qui ne cessent de rejaillir du sein de l’arène démocratique (voir l’article de Catherine Colliot-Thélène). Le paradoxe est qu’il faut un système (philosophique) pour comprendre ce qui fait obstacle au système. Comme Hegel, Habermas refuse d’abandonner à l’intuition la charge de la critique : c’est du dedans de la raison elle-même, et de la pluralité de ses usages, que s’amorce une contestation de l’ordre établi.
De là un aspect de la philosophie habermassienne qui lui est souvent reproché : elle déploie un effort théorique titanesque pour rendre compte de ce qu’il y a d’éminemment fragile dans l’expérience. Tant de détours sociologiques et de paradigmes formels pour arriver à la conclusion qu’il n’existe pas de science du social : le jeu en vaut-il la chandelle ? La question demeure ouverte, mais on ne peut espérer y répondre qu’en se confrontant à la thèse constante du philosophe : seule la raison communicationnelle est capable d’utopies concrètes. Contrairement à Paul Ricœur, Habermas ne délègue pas à l’imaginaire social le pouvoir d’indiquer la possibilité d’une rupture avec le présent. Mais, cette fois comme Ricœur, il n’arrive jamais à la moindre conclusion sans avoir examiné les droits de la position adverse (voir l’article de Sébastien Roman). Les deux auteurs partagent la conviction de penser sans le secours de l’évidence et dans un contexte où le mot « raison » est devenu équivoque. Plutôt que d’en conclure à la « mort de la philosophie », ils œuvrent, chacun à sa manière, à sa reconstruction.
Cette ambition philosophique que l’on peut dire traditionnelle, bien qu’elle émane des Lumières, ne pouvait pas être accueillie en France avec une grande ferveur (voir la table ronde avec Stéphane Haber et Jean-François Kervégan). Dans les années 1970, le mot même de « philosophie » était devenu suspect de ce côté-ci du Rhin, et chez ceux-là mêmes qui pratiquaient institutionnellement la discipline. Il y avait à cela d’excellentes raisons, liées aux effets de la théorie structuraliste, à un refus de l’humanisme spiritualiste ou existentialiste et à de sérieux doutes sur le potentiel antidisciplinaire du savoir rationnel. Chez Foucault ou Derrida, c’est hors raison, à partir de la figure du « fou » ou dans l’exercice d’une « différance » au potentiel radicalement antimétaphysique que s’élaboraient les projets de contestation. Les choses se sont apaisées par la suite, sur la base d’une reconnaissance mutuelle des malentendus. Elles n’effacent pas pour autant les clivages qui trouvent peut-être leur source dans ce désir d’enfant dont nous parle ici même Habermas. Désespérant de ne pouvoir être compris par ses camarades, il a conçu le souhait de s’intégrer à l’espace public par des moyens communicationnels plutôt que d’ériger son exception en modèle subversif. La grandeur de cette tentative réside dans le fait qu’elle n’a pourtant jamais sacrifié la critique de la société à son attrait pour le consensus.
On peut appliquer à Habermas la remarque qu’Adorno faisait à propos de Kant : « Le secret de sa pensée est l’impossibilité de penser le désespoir8. » Au cours des dernières décennies, les raisons de désespérer de la raison n’ont pas manqué et il arrive de plus en plus souvent à Habermas de militer pour qu’on ne les oublie pas. Mais, à l’instar de Kant, le dernier philosophe vivant combat sur deux fronts : celui d’une critique des illusions dogmatiques et celui d’une reconstruction de la raison par-delà ses errements. L’une ne peut aller sans l’autre si l’on admet que des usages de la raison dépend aussi la manière dont nous menons nos vies et dont nous élaborons nos projets. La critique de la raison, même dans les sombres temps, interdit à la philosophie de céder au désespoir.
La rédaction de la revue remercie Michaël Fœssel d’avoir réalisé ce dossier. Michaël Fœssel est philosophe, professeur à l’École polytechnique. Il publie le 8 octobre le Temps de la consolation (Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique »).
- 1.
Jürgen Habermas, « La philosophie, à quoi bon ? », dans Profils philosophiques et politiques, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1987, p. 21-50.
- 2.
Ibid., p. 22.
- 3.
Ibid., p. 34.
- 4.
Retrouvez sur notre site internet www.esprit.presse.fr (rubrique « Actualités ») une sélection d’articles de Habermas parus dans la revue ainsi que des analyses de son œuvre.
- 5.
Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. Jean-François Kervégan, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 2013, p. 132.
- 6.
Voir, en particulier, J. Habermas, Connaissance et intérêt, Paris, Gallimard, 1976.
- 7.
L’analyse de ces processus de « colonisation » constitue l’un des axes majeurs de la Théorie de l’agir communicationnel (Paris, Fayard, 1981).
- 8.
Theodor Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot/Rivages, 2003, p. 466.