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Refuser la guerre froide sale

Le bombardement dans la nuit du 7 août, sans sommation, des populations civiles d’Ossétie du Sud sur ordre du président Saakachvili, puis la terreur exercée en représailles contre des villages géorgiens d’Ossétie par des bandes ossètes revenues quarante-huit heures plus tard dans les fourgons de l’armée russe, ont replongé les confins de l’Europe dans une horreur heureusement stoppée par un cessez-le-feu signé au bout de cinq jours. La décision, la semaine suivante, d’installation en Pologne de missiles de l’Otan censés viser… l’Iran, et le voisinage d’un destroyer américain en mission humanitaire dans le port géorgien de Soukhoumi avec les tanks russes musardant, au-delà de la date prévue pour leur retrait, dans l’autre grand port géorgien, Poti, ont fait froid dans le dos, jusqu’au moment où le commandant américain a fait savoir qu’il renonçait à cingler jusqu’à Poti.

Malgré les démentis venus de tous côtés, c’est bien le spectre d’une guerre froide qui s’est profilé pendant quelques jours, ou plutôt la sombre perspective d’une guerre froide « sale » où le risque de l’escalade entre puissances nucléaires s’accompagne de massacres interethniques.

Le triangle des affirmations nationales

Le nœud initial de la crise vient de la confrontation de trois nationalismes, qui remonte à deux décennies : le nationalisme ethnique des Ossètes, le nationalisme centralisateur des Géorgiens, le nationalisme impérial des Russes. La perestroïka de Gorbatchev, on s’en souvient, a connu ses premiers craquements du fait de l’explosion des revendications nationales. L’Union soviétique était un système hiérarchisé d’entités nationales, dotées de droits culturels et politiques plus ou moins étendus, et découpées territorialement par Staline, d’une main experte à entretenir les rivalités et les frustrations, surtout dans son Caucase natal1. Les Ossètes du Sud ont été les premiers à se manifester, dès 1986, en réclamant l’élévation de leur statut de « région autonome » à celui de « république autonome » au sein de la Géorgie, soit au niveau des Abkhazes. La précocité de cette demande avait de quoi surprendre. Non que les Ossètes fussent dénués de personnalité nationale2. Celle-ci, au contraire, est très ancienne, exprimée par une langue de la famille iranienne et remontant aux anciens Alains, voire aux antiques Scythes, dont ils seraient le reste, évidemment menacé de disparition. Mais les aléas de l’histoire n’en avaient pas fait des ennemis héréditaires de leurs voisins géorgiens et les mariages interethniques étaient relativement nombreux entre deux populations chrétiennes orthodoxes dans un environnement majoritairement musulman. Leur revendication manifestait donc moins un contentieux particulier qu’elle n’illustrait la dynamique générale de fractionnement et d’identification nationale dans l’aire soviétique, à l’œuvre depuis les années 1960. Bientôt relayée à leur niveau, supérieur, par les Abkhazes, elle a activé en retour le nationalisme géorgien et une spirale de l’affrontement, culminant en 1992 dans une guerre bientôt gelée par des forces d’interposition russe sous mandat de l’Osce, plus sporadique ensuite sous la présidence de Chevardnadze, à nouveau en voie d’inflammation depuis la première élection de Saakachvili en 2003. Au cours de ce processus, l’objectif des Ossètes du Sud est devenu la sécession de la Géorgie suivie du rattachement à l’Ossétie du Nord, république autonome au sein de la Russie, et le moyen l’homogénéité ethnique sur leur territoire, comme l’a attesté l’incendie systématique des villages géorgiens d’Ossétie en août dernier.

La personnalité géorgienne est aussi très ancienne et plus précisément fixée et attestée, dans les premiers siècles du christianisme, par une langue, un alphabet, une hiérarchie ecclésiale propre au sein de l’orthodoxie. Au cours des siècles, son unité et son indépendance politique ont subi des vicissitudes, son territoire des expansions et des contractions, avec des périodes prolongées de pluralité de royaumes, dont la relation à la géorgianité était variable, les Abkhazes et leur royaume distinct de façon intermittente représentant le pôle le plus éloigné dans cette aire culturelle géorgienne ou caucasienne. L’arrivée des Russes dans le Caucase a produit des effets ambivalents sur la Géorgie : elle l’a protégée des menaces turque et perse, elle l’a réunifiée mais bientôt aussi soumise, au point de tenter d’absorber l’Église géorgienne (orthodoxe) dans le patriarcat de Moscou. Tout au long de l’époque communiste, la Géorgie a marqué sa singularité en adoptant en 1918 un gouvernement menchevik qui résista trois ans à la bolchevisation, plus tard en manifestant victorieusement dans la rue en 1979 contre un projet de constitution qui prévoyait de faire du russe la seule langue officielle de l’Union, en prolongeant la tradition cosmopolite de la Tiflis tsariste par une douceur de vivre et une liberté culturelle exceptionnelle dans l’ère brejnévienne. À partir de 1989, l’aspiration à l’indépendance s’est doublée d’un acharnement à réduire les différences de statut ou de culture, héritées de l’histoire la plus ancienne, au sein du territoire géorgien. Toutes les minorités ont subi cet étouffement, y compris celles qui n’avaient pas de revendication territoriale comme les Arméniens de Tbilissi sommés de faire disparaître leur alphabet des devantures de leurs boutiques. Les Ossètes du Sud, majoritaires dans leur région ex-autonome, se sont vus rappeler qu’ils s’étaient installés récemment sur une terre anciennement géorgienne et les Abkhazes, habitant leurs terres ancestrales, qu’ils n’étaient plus qu’une minorité de la population (20 %) face aux 45 % de Géorgiens. Des vérités, mais partielles, procédant de logiques contradictoires, et prétextes à une soumission forcée qui a préludé aux cycles de violences ethniques. Au moins le nationalisme géorgien avait-il l’avantage sur son voisin ossète, plus petit, d’avoir une visée de domination plutôt que d’élimination physique. Dans le projet seulement, car les actes de violence et leur chronologie ont été parfaitement comparables. Et, à jouer la politique du fait accompli, la Géorgie n’était pas de taille face à la Russie, pas même sur le plan moral puisqu’on peut penser que l’extrême supériorité russe a limité, dans le conflit d’août 2008, le temps et le nombre des exactions par rapport à ce qu’ils auraient été dans une bataille osséto-géorgienne.

Le caractère propre de la formation de l’identité russe est assez connu pour qu’on se contente de rappeler ici la colonisation progressive avec ses trois variantes d’assimilation, de domination consentie (les Tatars) et de conflictualité prolongée (les Tchétchènes). Pour comprendre le nationalisme russe d’aujourd’hui, souvent qualifié de nostalgique, paranoïaque ou revanchard, il importe de revenir à nouveau à la période fondatrice de la perestroïka3. Ce moment historique a été celui où les Russes, les dirigeants (Gorbatchev puis Eltsine) et le peuple, ont choisi, à la différence des Chinois par exemple, l’aventure de la liberté de préférence à la défense de l’Empire et aux sécurités d’une marche ordonnée et autoritaire vers la prospérité. Aussitôt recouvrés ses moyens matériels, grâce à la divine surprise du pétrole et du gaz, la Russie aurait retrouvé les réflexes de la politique de puissance (explication des réalistes), ou les chemins spécifiques de sa destinée de nation impériale (explication des culturalistes). Ces analyses sont trop courtes. S’il est vrai que, dès le début des conflits interethniques postsoviétiques, des secteurs des forces armées et des courants politiques minoritaires ont attisé les braises, envenimé les conflits pour ensuite les laisser pourrir, la systématisation de cette politique et son accès au sommet de l’État, marqué par la présidence de Poutine, vient pour une bonne part d’une déception puis d’une irritation devant les politiques occidentales.

Celle-ci provient de la confusion initiale des Occidentaux, volontaire chez certains, innocente chez d’autres, entre la réalité d’une victoire idéologique, économique, sociétale sur le système communiste et le désir de tirer une vengeance collective d’un empire défait. Cette équation n’a pas créé au début de question russe, puisque la Russie avait elle-même consenti à l’indépendance des républiques fédérées, sans avoir ni l’envie ni les moyens d’exiger des traités garantissant les droits des minorités reconnues par l’Urss. Mais, lorsque s’est achevé le conflit yougoslave, dont les causes tenaient pour partie au même amalgame, les Russes ont pu constater que l’accueil fait aux anciens pays communistes était très inégal selon qu’il s’agissait d’eux-mêmes ou de leurs anciennes républiques sœurs, que la séparation librement consentie devenait un point d’appui pour une forme d’encerclement : tracés d’oléoducs la contournant, offres d’intégrations à l’Otan aux ex-soviétiques, projets d’installation de missiles dans des pays voisins. Le « révisionnisme » russe vient surtout du sentiment d’avoir accepté un marché de dupes, peut-être le plus grand du siècle : les frontières de la Géorgie (ou de l’Ukraine) agrandies par l’Union soviétique, puis cédées telles quelles et sans combat, dans l’espérance d’une coexistence pacifique, deviennent les avant-postes d’une nouvelle confrontation. Tout est fait pour pousser les peuples les plus proches d’elle par l’histoire à ériger des barrières contre elle. Et bien sûr la réaction de Poutine, surtout à partir des révolutions colorées de 2003, va alimenter cette répulsion et contribuer à la spirale de la guerre froide. Mais elle ne l’a pas créée.

Les premiers partisans de cette politique d’endiguement de la Russie ont été aux États-Unis les prétendus « réalistes » qui, à l’instar de Zbigniew Brzezinski4, n’ont eu de cesse de prôner l’encerclement de la Russie au nom de la vieille maxime géopolitique qui vise à empêcher la reconstitution d’une puissance continentale en Eurasie. Leur principal allié en Europe est le nationalisme polonais, mal remis de sa rivalité impériale avec la Russie. On a ainsi pu voir, lors de la crise géorgienne, le président polonais Kaczinsky emmener avec lui à Tbilissi les trois présidents baltes, et l’Ukrainien Ioutchenko. Le temps d’une photo se réalisait ainsi le rêve médiéval des Jagellon, celui d’un royaume polono-lituanien de Gdansk à la mer Noire. À l’occasion de la guerre russo-géorgienne ces partisans de toujours d’une rupture stratégique avec la Russie semblent avoir rallié les néoconservateurs américains, ravis et soulagés de trouver un nouveau champ de bataille pour la liberté.

Élaborer des principes communs pour la succession du communisme

La démocratie est en effet le point faible de la Russie et il est incontestable que sa puissance d’attraction, à la différence de celle de l’Ouest, ne s’exerce que sur des peuples en proie à la crainte de la disparition, Ossètes et Abkhazes, minorités russes et, de façon plus ambivalente, les Arméniens. Pour le reste les dirigeants russes illustrent et même promeuvent une forme d’arriération politique par la brutalité dans le discours, la violence contre toute forme d’opposition, l’arbitraire du pouvoir et la corruption. Mais sur d’autres plans, et pas seulement celui du rapport de forces brutes, la Russie a marqué des points dans la dernière crise. Elle a obtenu une sorte de match nul sur le critère des droits de l’homme en laissant l’initiative de l’offensive à la Géorgie. Elle a remis sur le devant de la scène le thème de la justice dans le traitement des questions nationales. Elle a accompli la contestation du monopole occidental de la désignation des bons et des mauvais, qu’elle annonçait lors du débat sur l’indépendance du Kosovo, et non pas de l’extérieur comme les islamistes, ou la Chine, mais en divisant partisans et adversaires d’une nouvelle guerre froide.

Les arguments de ceux qui distinguent le cas kosovar de celui des Ossètes sont certes subtils : l’indépendance du Kosovo a été précédée de longues négociations, accompagnée d’une promesse de l’Europe à la Serbie elle-même, la force européenne protégeant la minorité serbe. Mais outre que les résultats de ces différences sont moins probants que les intentions affichées, elles pèsent peu face aux deux ressemblances majeures : l’identité des deux situations de départ puisqu’il s’agit de provinces à qui on retire leurs droits et l’imposition unilatérale d’une solution.

L’aspiration à étendre la démocratie et à sortir la Russie de la brutalité de l’ère Poutine n’est pas méprisable. Mais la liberté n’a rien à gagner à être confondue avec l’oppression d’ethnies majoritaires mieux en cour ou simplement tombées du bon côté. Elle sera promue de façon plus durable si, dans ce creuset de nationalismes que recèle encore l’ex-empire soviétique, on favorise les modérés et non les radicaux comme s’obstine à le faire l’administration américaine : Kwazniewsky plutôt que les jumeaux Kaczinsky, Ioulia Timochenko plutôt que Ioutchenko ; les opposants démocrates de Géorgie plutôt que Saakachvili. On peut s’étonner du contraste entre les trésors dépensés pour renforcer les islamistes modérés contre les terroristes et la propension à transformer en icône de la démocratie n’importe quel boutefeu nationaliste pourvu qu’il soit antirusse.

Et de la vanité d’une politique qui, en soutenant les pulsions de domination de petites nations, provoque l’appel à l’Empire de micro-nations. Il est encore temps d’abandonner le double langage qui retient ici l’intangibilité des frontières, ailleurs l’impossible coexistence après les violences, et qui encourage partout la haine. Il est nécessaire de construire des principes communs pour régir la « succession du communisme ». Le principal est de faire le départ entre la souveraineté des nouveaux États et leur périmètre de légitimité ; qui doit tenir compte des réalités et des aspirations des peuples. Bref, faire de la jurisprudence Kosovo une référence, certes perfectible, et pas une exception. En d’autres termes, accepter la candidature de l’Ukraine en Europe ne doit pas vouloir dire ignorer que la Crimée continuera, comme c’est probable, à se vouloir russe, de même qu’intégrer un jour la Géorgie ne doit pas signifier qu’on dénie aux Ossètes ce qu’on a accepté pour les Allemands et les Albanais. Ce programme est contenu dans le sixième point du plan Sarkozy de cessez-le-feu, qui prévoit des négociations sur les statuts. Il n’a rien d’indécent, puisqu’il permet de joindre, pour une fois, le réalisme et la justice, qui n’est pas le juridisme. À condition de tenir compte de toutes les situations, dans leurs diversités, et par exemple du fait que les Géorgiens représentaient plus de 40 % de la population de l’Abkhazie (à l’inverse de la situation en Ossétie). Car, dans le Caucase, il faut aussi prendre les Russes au mot de leur intention nouvelle de régler enfin des conflits enkystés. La modération de la Turquie dans la crise récente est un autre élément favorable à une pacification d’ensemble. La conférence annoncée en octobre sur ces questions devrait ajouter à la corbeille des droits de l’homme d’Helsinki une corbeille sur les identités nationales, et admettre que le processus pacificateur d’intégration qui a réussi en Europe centrale, mais peut-être pas complètement dans l’ex-Yougoslavie, doit s’articuler avec une autre réalité, qui est celle de la succession de l’espace soviétique. L’horizon doit être celui d’une double sortie : des xixe et xxe siècles où les nations constituaient leurs frontières par des boucheries, mais aussi du xviiie où les princes vendaient leurs provinces.

  • 1.

    Sur le creuset caucasien de la formation de Staline, voir Simon Sebag Montefiori, le Jeune Staline, Paris, Calmann-Lévy, 2008.

  • 2.

    Voir les bulletins « D’Ossétie et d’alentour » de l’association Ossète en France.

  • 3.

    Sur l’identité russe, voir le dossier historique « La Russie » dans Questions internationales (n° 27), septembre-octobre 2007.

  • 4.

    Z. Brzezinski, le Grand défi, Paris, Bayard, 1997.

Michel Marian

Philosophe de formation, il travaille dans le domaine des politiques scientifiques et de recherche. Michel Marian publie régulièrement notes et articles sur la politique française dans Esprit. Il s’intéresse également à l’histoire et à la culture arméniennes, tout comme aux questions de reconnaissance du génocide arménien.…

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