
L’internationalisation du droit : dégradation ou recomposition ? (Dialogue)
Le droit, longtemps lié à la souveraineté nationale, n’est plus enclos au sein des États-nations. Car le champ d’application des lois déborde désormais les frontières nationales. Mais que signifie cette évolution ? Assiste-t-on à un affaiblissement de l’idée même de droit ? Ou l’interdépendance croissante entre les systèmes de droit préfigure-t-elle un nouvel ordre juridique dessinant un nouvel universalisme ?
Mireille Delmas-Marty – « Internationalisation du droit » n’est pas synonyme de « droit international » ; c’est une dynamique, un ensemble de mouvements stimulés par le jeu d’interactions entre les droits internationaux (au pluriel puisqu’ils sont fragmentés) et les droits internes.
Ce n’est pas un hasard si nous en parlons davantage aujourd’hui qu’il y a trente ans. Ces mouvements sont accrus par les interdépendances entre les États mais aussi entre les systèmes de droit. Ces interdépendances sont liées, me semble-t-il, aux pratiques de globalisation des flux et des risques, comme aux pratiques d’universalisation des valeurs – nous parlerons tout à l’heure des droits de l’homme. Cela dit, la question qui commence à se poser pour un certain nombre d’observateurs, juristes et non-juristes, est de savoir si ces phénomènes d’interaction, devenus beaucoup plus fréquents et complexes, sont une pathologie pour les systèmes de droit (une déconstruction, une déformation) ou une transition, qui préparerait une métamorphose, par transformation en une nouvelle conception de l’ordre juridique. Un ordre qui ne serait ni souverainiste ni impérialiste et relèverait davantage de ce que j’ai appelé ailleurs le « pluralisme ordonné1 », c’est-à-dire un modèle qui, tout en respectant les différences, tente de les ordonner pour éviter le chaos.
Alain Supiot – La notion d’internationalisation du droit a une grande valeur heuristique, qu’elle doit pour partie à sa polysémie, car elle permet de penser ensemble des phénomènes différents qui se conjuguent en droit contemporain. Au sens large, elle désigne l’effritement du modèle normatif représentant le monde comme un pavage d’États nations, jouissant chacun d’une pleine souveraineté. Ce modèle est celui qui a dominé l’étude et l’enseignement du droit après que le droit romano-canonique a progressivement perdu son statut de droit commun européen, et que la figure de l’État a été exportée dans le monde entier à la faveur des décolonisations. Une telle représentation de l’ordre juridique n’a, en vérité, jamais correspondu vraiment à la réalité. Elle masquait les liens de dépendance et d’allégeance qui ont toujours marqué les relations entre États. Et, en France tout au moins, elle établissait entre l’État et la nation une correspondance en fait inexistante dans la plupart des pays européens. Mais cette représentation n’en a pas moins acquis la valeur d’une référence encore puissante et nous avons du mal à ne plus penser chaque droit national comme un système de normes clos sur lui-même, dont la clé de voûte est la souveraineté de l’État. L’internationalisation du droit est donc d’abord un constat : celui de l’affaiblissement de cette souveraineté au profit de normes supra ou infra-étatiques, dont le champ d’application déborde les frontières nationales.
Un tel diagnostic contient certainement une grande part de vérité. Son exactitude ne fait pas de doute s’agissant des pays membres de l’Union européenne ou du Conseil de l’Europe. La lecture du visa de nombreux arrêts de la Cour de cassation suffirait à convaincre que le temps n’est plus où le juge pouvait se borner à appliquer la loi française. Même lorsqu’il doit trancher des questions éminemment domestiques, comme par exemple le régime du « forfait jours » des cadres, il se réfère désormais à un très large éventail de sources venues d’ailleurs (traités, chartes, directives, conventions collectives, etc.). La pertinence de ce diagnostic ne fait pas de doute non plus s’agissant des pays les plus pauvres, dont la législation est placée sous la tutelle des organisations internationales qui subordonnent leur aide à l’adoption de dispositions extrêmement contraignantes. Les plans d’ajustement structurels imposés par le Fonds monétaire international (Fmi) sont le parangon juridique de cette mise sous tutelle, qui s’étend désormais aux pays du sud de l’Europe. Il ne faut pas négliger enfin la privatisation des sources du droit, qui résulte du transfert à des organismes privés du soin d’élaborer des règles transnationales aussi déterminantes que les normes comptables. L’argument de la technicité sert ici à masquer l’abdication des États devant des intérêts privés.
Cela dit, il faut aussi relativiser la portée de ce diagnostic. Notre vieil européocentrisme nous porte à croire que l’internationalisation du droit observée dans nos pays est la pointe avancée d’un processus de portée générale. Or, on ne peut exclure que cette avancée débouche sur une impasse. Ce sera le cas si ce processus n’est pas porté par un projet politique ancré dans une démocratie européenne qui reste à construire, mais utilisé au contraire pour mettre l’élaboration des lois hors de portée électorale. D’autre part, la situation européenne est substantiellement différente de celle d’États de dimension continentale, tels les États-Unis, le Brésil, l’Inde, la Chine ou la Russie, qui n’ont rien cédé de leur souveraineté et échappent très largement à l’internationalisation de leur droit. Ce serait donc une dangereuse illusion d’optique que de voir dans le monde contemporain un effacement des États au profit de la dichotomie global/local, dichotomie de facture typiquement impériale.
Dans ce contexte, la question à se poser est donc celle du devenir des États dans le contexte de ce qu’on appelle la globalisation, mot-valise qui sert à mettre dans le même sac des facteurs en réalité très différents de l’internationalisation du droit. D’un côté, des facteurs structurels et irréversibles, liés notamment à la révolution numérique et à la commune exposition de tous les pays à des risques sanitaires et climatiques. De l’autre, des facteurs conjoncturels liés à la dérégulation économique et financière. Une analyse juridique rigoureuse peut contribuer à distinguer ces deux types de facteurs et à mieux comprendre la façon dont ils se conjuguent en pratique. Elle peut aussi contribuer à défricher la voie d’une maîtrise de ces processus, autrement dit la voie d’une mondialisation comme remède aux maux engendrés par la globalisation. J’emploie ici « mondialisation » au sens précis que lui donne notamment Augustin Berque dans ses travaux sur l’écoumène2. Le « monde », du latin mundus, se définit par opposition à l’« immonde » (de même qu’en grec on oppose le « cosmos » au « chaos »). Un monde est un univers rendu humainement habitable. Ainsi comprise, la mondialisation est un objectif à la réalisation duquel les juristes peuvent concourir, alors que la globalisation désigne plutôt l’utopie de l’ordre spontané du marché dans ce que Hayek appelle la « grande société ouverte ».
M. Delmas-Marty – Sur le dernier point, je pense que la globalisation est essentiellement applicable à des produits, c’est une extension dans l’espace, alors que la mondialisation implique aussi un partage de sens, donc un certain universalisme des valeurs. Il est vrai que les deux phénomènes sont souvent confondus.
Le statut des droits de l’homme
M. Delmas-Marty – Je crois que la nouveauté pour les droits de l’homme est leur entrée dans le droit positif : on parle de droit des droits de l’homme. Cela étant, il y a plusieurs manières de se les représenter.
La manière habituelle, classique, est de se représenter les droits de l’homme selon des métaphores fixes, comme des fondations, des piliers ou encore un socle, et de les qualifier d’universels, d’autant qu’ils sont inscrits désormais au niveau mondial sur la Déclaration universelle des droits de l’homme et consolidés par les instruments qui ont suivi. En termes de hiérarchie, ils ont vocation à être considérés comme supérieurs aux droits des États.
Mais cet universalisme de surplomb est contesté. Même si, dès la rédaction de la Déclaration universelle, sont intervenus des représentants des différentes parties du monde, la méthode de travail pour dégager ces principes a consisté à faire une collecte des dispositifs juridiques existants en matière de droits de l’homme. Or il s’agissait essentiellement de dispositifs occidentaux, car dans beaucoup de civilisations, l’humanisme passe par d’autres voies. Il est donc vrai qu’il y a une marque occidentale forte. Pourtant un débat a eu lieu, notamment autour de l’article premier, pour faire entrer d’autres réflexions et cultures. Je pense au délégué de la Chine (Chang Peng Chung) qui avait soutenu l’inscription du principe de la dignité, qu’une partie des Occidentaux considérait comme inutile. Il a aussi fait ajouter à la « raison » (les « hommes sont doués de raison ») la « conscience », marquant un effort pour rédiger un texte qui puisse être qualifié d’universel, alors qu’au départ était prévue une simple déclaration internationale. Mais cet effort n’a pas été suffisant et les critiques sur l’universalisme supposé des droits de l’homme sont très fortes, même en Occident. Je pense notamment aux ouvrages de Jean Carbonnier et Michel Villey, qui sont l’un et l’autre féroces.
Michel Villey voit, dans ces droits de l’homme, une déconstruction de nos systèmes de droit, une négation du droit positif légaliste. « Chacun des prétendus droits de l’homme est la négation d’autres droits de l’homme et, pratiqué séparément, est générateur d’injustices3. » Jean Carbonnier craint, à son tour, une invasion des droits de l’homme, notamment sous l’effet de la jurisprudence de la Cour européenne, qui modifie tout le panorama des droits nationaux. Il a une très jolie formule à ce propos : « La Cour est sortie de son lit et on ne sait pas comment la faire rentrer4. »
S’ajoutent les critiques des pays non occidentaux pour qui les droits de l’homme sont occidentalo-centrés et à dominante individualiste. Peu avant la conférence de Vienne en 1993, la déclaration de Bangkok sur les valeurs asiatiques avait d’ailleurs exprimé une forte réaction contre l’universalisme.
Pourtant, le professeur japonais Onuma Yasuaki a, quant à lui, une position plus nuancée. Il a beaucoup écrit sur ce qu’il appelle une conception « trans-civilisationelle des droits de l’homme ». Il était présent à Bangkok, non pas en tant que représentant du gouvernement japonais, mais comme représentant d’un certain nombre d’Ong asiatiques. Il fait remarquer qu’à la différence des gouvernements, les Ong critiquaient l’occidentalo-centrisme mais pas l’universalisme. Elles admettaient que les cultures nationales puissent être réinterprétées car elles changent au cours du temps.
D’où cette idée, qui me paraît essentielle, que les droits de l’homme ne sont pas des principes statiques mais des processus dynamiques à caractère universalisateur, qui ouvrent un chemin vers l’universalisme. Autrement dit, ils ne sont pas strictement hiérarchiques et fixes, mais ils sont interactifs et évolutifs. Cette autre vision des droits de l’homme me paraît répondre à la critique de l’universalisme de surplomb.
Le caractère évolutif tient au rôle des protocoles additionnels en droit écrit, ainsi qu’au rôle des juges, notamment des juges constitutionnels et internationaux, rôle capital dans cette vision dynamique. De plus, l’expression « processus interactifs » évoque l’idée d’influence réciproque. Façon de sortir de l’impérialisme qui consiste à imposer un système aux autres. Je parle volontiers, à propos des droits de l’homme, de processus d’« humanisation réciproque », d’une culture à une autre culture. Même certains juges de la Cour suprême des États-Unis, lorsqu’ils doivent traiter un problème délicat tel que la peine de mort pour les mineurs, vont chercher des exemples ailleurs que dans les pays du Common Law – ce qui a suscité une controverse assez rude au sein de la Cour suprême. L’idée que l’on pouvait apprendre d’autres systèmes que ceux du Common Law, notamment de la Cour européenne des droits de l’homme, ou de cours constitutionnelles d’Afrique, est un sacrilège pour beaucoup de juristes américains. Un sacrilège qui a d’ailleurs provoqué une contre-offensive du Sénat pour essayer de faire interdire aux juges de ladite Cour de citer dans leurs opinions d’autres sources que le droit américain.
Mais que signifie l’expression de processus universalisateurs, qu’implique-t-elle concrètement ? Concrètement, le contenu change et peut-être aussi les fonctions. Le contenu change à mesure que les droits de l’homme se développent : commencé avec les droits civils et politiques, fortement marqués par l’Occident, le mouvement a été ensuite infléchi par la montée en puissance des droits économiques, sociaux et culturels. Et la « justiciabilité » des droits sociaux est un phénomène nouveau. L’une des clefs de l’universalisme est le principe de l’indivisibilité entre l’ensemble des droits, qui devrait favoriser le développement des droits économiques, sociaux et culturels.
Or précisément le domaine culturel a récemment fait l’objet d’une évolution qui enrichit l’analyse, tout en la compliquant, avec la reconnaissance de la diversité culturelle comme « patrimoine commun de l’humanité » (d’abord en 2001 par une déclaration puis en 2005 par la convention de l’Unesco). Il faut désormais concilier la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et les dispositifs Unesco des années 2000 : concilier l’universalisme et la diversité. L’universalisme ne doit pas tuer la diversité culturelle, protégée comme « patrimoine commun de l’humanité ».
Mais le contenu évolue aussi avec l’apparition des droits « de l’humanité », notamment l’incrimination depuis le procès de Nuremberg du « crime contre l’humanité ». Plus récemment, en 2011, la décision du Conseil de sécurité à propos de la Libye fait application du nouveau concept de « responsabilité de protéger les populations ». Les « populations » ne renvoient pas directement à l’humanité tout entière mais l’idée d’un devoir de protéger, qui sous-tend cette responsabilité, a conduit le Conseil de sécurité à saisir la Cour pénale internationale à propos des crimes contre l’humanité commis lors des événements en Libye. On peut d’ailleurs se demander au passage, pour évoquer le droit de l’environnement, si le devoir de protéger ne serait pas susceptible de s’étendre des générations présentes aux générations futures et éventuellement, au-delà de l’humanité elle-même, à l’écosystème. Laurent Neyret avait déjà proposé, il y a quelques années déjà, un crime contre l’environnement dans notre petit livre collectif sur le crime contre l’humanité5.
Si le contenu des droits de l’homme est évolutif, il en va de même de leurs fonctions. Certes, la première fonction est de marquer une résistance. C’est le rôle de préservation des valeurs humanistes que jouent les droits dits indérogeables (interdiction de la torture, des traitements inhumains ou dégradants ou de l’esclavage). Mais on voit aussi apparaître, dans l’usage potentiel de ce droit des droits de l’homme, une fonction de responsabilisation. Responsabiliser qui ? Ceux qui sont titulaires de pouvoirs sur la scène internationale, c’est-à-dire principalement les États, mais aussi les entreprises transnationales. Il existe maintenant un bon nombre de cours ou de comités qui peuvent condamner un État pour violation des droits de l’homme ; c’est un phénomène radicalement nouveau, qui s’est mis en place dans la seconde partie du xxe siècle et qui, malgré les résistances, progresse lentement. En revanche, la question qui reste à traiter, parce qu’elle est loin d’être résolue, est celle de la responsabilité des entreprises transnationales. De plus en plus de travaux depuis une vingtaine d’années portent d’ailleurs sur la difficulté à mettre en œuvre une telle responsabilité. La réponse passe par la détermination de la compétence, territoriale ou extraterritoriale, des juges.
A. Supiot – Nous sommes, je crois, en complet accord sur la nécessité d’ouvrir les droits de l’homme à d’autres interprétations que celles de la civilisation occidentale qui les a vus naître. C’est seulement de cette manière qu’ils pourront contribuer à une mondialisation au sens déjà évoqué, c’est-à-dire à une coopération entre civilisations riches de leurs différences, et nous prémunir d’un retour aux errements de la mission civilisatrice de l’Occident. Mais il ne faut pas se cacher la difficulté d’un tel processus dont l’enjeu n’est pas l’échange de « techniques normatives » ou de « produits législatifs », mais la confrontation de différents systèmes de croyances. Autrement dit, pour avoir une chance d’aboutir, ce processus de coopération ne doit pas méconnaître la dimension dogmatique inhérente à tout système institutionnel, y compris le nôtre. C’est dès le début des années 1980 que Pierre Legendre a analysé la modernité occidentale comme espace dogmatique industriel6, dont l’expansion était inévitablement vouée à rencontrer non seulement des concurrents, mais aussi des dogmes. Ce concept décisif continue de choquer beaucoup de ceux qui, se voulant sincèrement les enfants des Lumières, se croient libérés de tout système de croyance et pensent incarner une humanité nouvelle, régie par le seul empire de la raison scientifique, quand ce n’est pas du calcul. Sous ses formes les plus radicales, cette foi naïve métamorphose ces éclairés en illuminés, qui n’ont alors pas grand-chose à envier aux fondamentalistes religieux, dont ils ne sont en vérité que la figure inversée.
Pour ne pas être pris à ce piège du « choc des civilisations », il faut essayer de comprendre ce que veut dire ici « dogmatique ». Je partirai pour le faire de textes de la tradition védique. Le grand indianiste Robert Lingat analyse dans ses travaux la Mīmāmsā, cette méthode d’interprétation qui vise à identifier les textes du Dharma et à en préciser le sens et la portée7. Une question essentielle qui se pose aux interprètes est de savoir comment distinguer les règles intangibles, qui tirent directement leur autorité du Véda, de celles qui peuvent être modifiées ou écartées selon les circonstances. Pour y répondre il faut, selon cette méthode d’interprétation, commencer par se demander si la règle considérée a ou non un motif discernable. Si elle en a un, c’est ce motif qui est la source de son autorité et la force de cette règle est donc relative. Si ce qui motivait l’édiction de cette règle vient à disparaître ou à changer, la règle elle-même peut disparaître ou changer. En revanche si la règle considérée n’a aucun motif discernable, si elle est sans raison démontrable, alors c’est qu’elle tire son autorité du Véda et elle est intangible. Il s’agit d’un dogme au sens plein de ce mot : d’une injonction intangible parce qu’inexplicable, qui peut et doit être montrée et célébrée mais ne peut être ni démontrée ni modifiée.
Nous voilà, penserez-vous peut-être, en plein exotisme ; aux antipodes du « droit rationnel », dans lequel la vulgate socio-économique wébérienne voit un attribut de la modernité occidentale. Et pourtant il n’est pas difficile de trouver des dogmes de ce genre dans nos propres montages juridiques, car ils en constituent la clé de voûte. Par exemple l’article 1er de la Loi fondamentale allemande, que tout écolier connaît par cœur outre-Rhin, affirme que la dignité de la personne humaine est intangible. Mais l’on pourrait aussi citer les « vérités évidentes en elles-mêmes » de la Déclaration d’indépendance américaine, les « droits inaliénables et sacrés » de la Déclaration de 1789, ou « la foi dans les droits fondamentaux de l’homme » proclamée par la Déclaration universelle de 1948. L’égalité des êtres humains, pour ne prendre que cet exemple, est un dogme qui défie les évidentes inégalités que la nature dispose entre les forts et les faibles, les beaux et les laids, les intelligents et les sots, les jeunes et les vieux.
Est-ce à dire, parce qu’ils ne sont pas démontrables, que nos principes fondamentaux seraient irrationnels ? Ce serait confondre abusivement raison humaine et raison scientifique. Il est parfaitement rationnel dans une société donnée de s’accorder sur, et d’imposer à tous le respect de tels principes. Il est en revanche tout à fait irrationnel de nier leur nature dogmatique. Non seulement parce que c’est s’aveugler sur soi-même, mais surtout parce qu’une dogmatique inconsciente d’elle-même est condamnée à dégénérer en fondamentalisme. Ces vérités non démontrables, qui nous font tenir ensemble, sont en effet celles auxquelles nous tenons le plus et pour lesquelles nous sommes prêts à nous battre. Elles charrient avec elles des enjeux de vie ou de mort. C’est donc seulement sur la base de la reconnaissance de notre propre corpus dogmatique qu’il est possible d’engager sur un pied d’égalité un travail interprétatif en commun avec des civilisations reposant sur d’autres systèmes de croyance.
Une fois reconnues les racines dogmatiques occidentales des droits de l’homme, il devient possible d’en faire évoluer l’interprétation dans un sens qui tienne compte des apports d’autres civilisations. J’en donnerai un exemple : celui de l’« abolition effective du travail des enfants », affirmée par la Déclaration de l’Organisation internationale du travail (Oit) relative aux principes et droits fondamentaux au travail de 1998. Remarquons au passage le maniement assez peu rigoureux de la notion de « travail » dans cette déclaration. Nous disons à nos enfants de bien travailler à l’école et dès l’âge de trois ans ils y commencent l’apprentissage des rythmes de leur future vie de salarié. Ce que veut dire en réalité la Déclaration, c’est que le travail scolaire est le seul licite. Mais qu’est-ce que cela veut dire dans des pays ou des régions où l’éducation des enfants passait par une association progressive aux travaux agricoles ou artisanaux dont vit la famille et où n’existe aucun système scolaire convenable ? Par exemple dans les pays que les plans d’ajustement structurels imposés par l’Occident ont obligé à licencier une partie de leur corps enseignant ? La question n’est pas alors d’interdire tout travail productif, mais seulement d’interdire tout travail qui exploite les enfants au lieu de concourir à leur éducation. C’est ce que fait l’article 15-1 de la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant, selon lequel « l’enfant est protégé de toute forme d’exploitation économique et de l’exercice d’un travail qui comporte probablement des dangers ou qui risque de perturber l’éducation de l’enfant ou de compromettre sa santé ou son développement physique, mental, spirituel, moral et social ». Respectueuse de la diversité des milieux éducatifs, cette formulation est beaucoup plus « universelle ». Adoptée huit ans avant la Déclaration de l’Oit, elle a été purement et simplement ignorée par les rédacteurs de cette dernière.
M. Delmas-Marty – Je pense en effet qu’il faut introduire dans la mise en œuvre des droits de l’homme un processus de contextualisation qui évite de les appliquer de manière uniforme, unificatrice. Ce processus peut se réaliser selon des techniques juridiques variées, mais l’une des plus connues est celle que la Cour européenne a dégagée sous le nom de « marge nationale d’appréciation ». Pour marquer la subsidiarité du dispositif international, la Cour reconnaît une marge nationale, d’ampleur variable, qui lui permet de tenir compte du contexte national, politique, économique, culturel, etc. Certes, on se heurte toujours à de l’indémontrable lorsqu’il s’agit de fixer la limite de la marge acceptable, mais il est possible de rationaliser, ou au moins d’expliciter, les critères de variabilité. L’important est d’admettre l’idée de contextualisation dans l’application des droits de l’homme, ainsi que le caractère évolutif des définitions du contenu des droits de l’homme.
Ce qui me ramène à votre analyse de départ selon laquelle les droits de l’homme sont un dogme. Je dirais « oui », tout en insistant sur la différence entre « religieux » et « sacré ». Comme l’inaliénable, l’indérogeable est du domaine du sacré, mais pas seulement du religieux. Il est vrai qu’il y a une part de mystère, donc de l’indémontrable, dans tout système de représentation et d’interprétation du monde, même laïc. Cela étant, ce n’est pas parce que les droits de l’homme comportent un noyau dur de droits indérogeables qu’ils ne sont pas évolutifs. La dogmatique n’échappe au dogmatisme, donc au risque de fondamentalisme, que si l’on admet une interprétation évolutive des dogmes. Ainsi la dignité est un droit indérogeable mais la définition de ce qui constitue une atteinte à la dignité peut évoluer. C’est pourquoi, entre des corpus dogmatiques différents, l’hybridation (qui n’est pas un simple « mélange » mais implique une influence réciproque) ne me semble pas exclue. Avec les nouvelles technologies biomédicales, par exemple, on peut se demander s’il y a atteinte à la dignité, non pas seulement dans le fait de détruire la vie comme dans un génocide mais aussi dans le fait de fabriquer des êtres vivants par clonage reproductif ou par croisement d’espèces. Un débat reste donc ouvert sur le contenu à donner aux droits de l’homme, même quand il s’agit de droits indérogeables.
A. Supiot – Nous serons d’accord sur ce point, sous réserve toutefois de préciser que cette contextualisation ne permet pas de mettre sur le même plan un principe fondateur comme la dignité et des règles ou principes généraux qui ne sont pas du même ordre, car obéissant à des raisons contingentes.
L’inscription territoriale des lois
A. Supiot – Ayant déjà abordé la question de l’inscription territoriale des lois dans un article paru dans Esprit8, je me bornerai à quelques indications clés. La première est l’irruption d’un nouvel usage du terme « espace » dans le vocabulaire juridique en droit européen. Jusqu’en 1998, l’« espace » désignait toujours dans le vocabulaire juridique des étendues inhabitables et sans limites assignables. Ainsi parlait-on d’espaces maritimes, d’espaces aériens ou d’espaces interstellaires. En revanche le mot espace n’était jamais utilisé pour la terre ferme, dont la désignation renvoyait à une profusion de qualifications différentes : les pays, les villes et les villages, les provinces, les départements, les territoires, etc. C’est l’Europe qui pour la première fois, lors de l’introduction du marché unique, se définit elle-même comme un « espace de liberté, de sécurité et de justice », auquel n’est assignée aucune limite géographique. Faisait ainsi retour l’aspiration à un ordre juridique libéré de tout ancrage territorial. Or la fonction civilisatrice du droit est de contribuer à faire surgir d’un espace informe et inhabitable des lieux humainement vivables. Pour le dire en gréco-latin, la loi fait sortir du chaos, de l’immundus, pour faire advenir un mundus, un cosmos. Civiliser l’espace, c’est le rapporter à des mesures terrestres et lui donner ainsi tout à la fois un être et une forme, suivant le vieil adage du droit romain « forma dat esse rei ». Une belle illustration de cette fonction juridique est celle de l’« arpedonapte », cet arpenteur qui après chaque crue du Nil revenait tracer d’un même geste les bases des droits privatifs sur la terre et des revenus du fisc. Le monde est ainsi rendu habitable dans tous les sens du terme latin habere, « se tenir » : les hommes y ont leur habitation, leur abri ; leurs habitudes, leurs coutumes ; et ils revêtent la terre elle-même d’habits humains en en nommant la moindre parcelle et en contribuant par leur travail à façonner des paysages. En somme, un monde habitable est celui dans lequel le rapport des hommes à la terre est institué par des règles qui assignent à chacun une place vivable. Très présente déjà chez Montesquieu, cette idée se retrouve chez le Japonais Watsuji Tetsurô9, dont l’ouvrage Fûdo a été récemment traduit par Augustin Berque. Elle signifie que notre rapport à la terre ne doit pas être pensé comme un face-à-face entre un sujet et un objet mais comme l’inscription d’un être dans un milieu.
C’est pourtant cette manière de voir qui a dominé la pensée juridique européenne. Son expression la plus conséquente dans la littérature juridique est peut-être le concept de Landnahme, de « prise de terre », développé par Carl Schmitt dans son Nomos de la Terre10. Ce concept est l’héritier de la vieille idée chrétienne d’un homme « maître et possesseur de la nature ». Ici encore, porter attention à d’autres civilisations nous aiderait à sortir des impasses où nous conduisent les dichotomies sujet/objet, personne/chose. Nous aurions, par exemple, beaucoup à apprendre de la manière bien plus subtile dont le rapport à la terre est pensé dans certaines institutions africaines, telles qu’elles ont été notamment étudiées par Danouta Liberski-Bagnoud11. Ce rapport est ambivalent car à côté de la figure du roi ou du chef de village, qui symbolise la « prise de terre » par les hommes, se trouve la figure opposée du « maître de la terre », qui est le garant de la soutenabilité sur la longue durée du rapport des êtres humains à la terre. Ce dualisme est là pour nous rappeler que notre rapport à la terre n’est pas univoque : la terre, bien sûr, nous la possédons, mais en fin de compte, c’est toujours elle qui nous engloutira. Dans nos systèmes juridiques, c’est l’État qui est l’équivalent du « maître de la terre », c’est-à-dire le garant de sa protection contre les risques de sa prédation par les générations successives. C’est cette garantie qui disparaît dès lors que d’une part, réapparaît le principe de la personnalité des lois sur un même territoire, et que d’autre part, on étend à la terre elle-même le principe de libre circulation des marchandises, ainsi que l’a fait la Cour européenne dans son arrêt Alfredo Albore du 13 juillet 2000. La déterritorialisation confine alors à la liquidation pure et simple. Liquidation du travail, de la monnaie et de la terre elle-même, qui deviennent des objets spéculatifs sur des marchés largement émancipés de la tutelle des États, sans être soumis pour autant à des règles internationales contraignantes. Ce processus de déterritorialisation n’est qu’une face des changements actuels car il nourrit en retour des processus de reterritorialisation, dont nous connaissons tous les multiples et souvent inquiétantes manifestations : réaffirmations identitaires, culte des origines, xénophobie, édification de murs à toutes les échelles du territoire : des digicodes à Frontex (Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne) en passant par les gated communities. Nous sommes donc dans une tension entre reterritorialisation et déterritorialisation au lieu d’être dans la recherche du nécessaire équilibre entre exploitation et préservation de la diversité des milieux naturels où s’inscrit la vie humaine.
M. Delmas-Marty – Repartons de la question des frontières. Le problème est que leur effacement vient aussi des pratiques, comme la circulation des flux immatériels – flux financiers, flux d’information par l’internet – ou la propagation des risques environnementaux ou sanitaires. De même, la déterritorialisation vient aussi des acteurs mondialisés comme les entreprises transnationales. Je ne pense donc pas que le droit soit seul à l’origine de ce phénomène. Au contraire, on constate son impuissance face à certaines de ces pratiques que vous nommez « liquidation ».
Certes, le « marché des droits » participe à la déterritorialisation, mais il faut aussi donner des réponses juridiques à ces pratiques transfrontières qu’aucun mur ne saurait arrêter : on voit que les États essaient de reprendre la main sur l’internet par exemple, mais sans véritable efficacité ; de même, les entreprises transnationales ou multinationales, qui sont largement déterritorialisées, deviennent un défi pour les États de droit. Mais quelles sont les réponses juridiques pertinentes ?
Pour la question des violations des droits de l’homme par les multinationales, qui me paraît un enjeu majeur dans les années à venir. Plusieurs types de réponses ont été essayés, en appliquant tantôt le principe de territorialité, tantôt celui d’extraterritorialité.
Le premier s’applique difficilement parce que le pays d’origine n’est pas motivé pour poursuivre la société mère et le pays d’implantation n’en a pas les moyens. Je voudrais citer à cet égard une affaire exemplaire, celle de Chevron vs Équateur. Une compagnie de pétrole a pendant une vingtaine d’années pillé le pétrole d’Amazonie équatoriale en polluant l’environnement sur une large surface et en faisant de nombreuses victimes dans la population, faits dénoncés par les victimes au bout de vingt ans. Il leur a fallu encore attendre dix ans pour saisir un tribunal américain qui s’est, après quelques années, déclaré lui-même incompétent, renvoyant la compétence à l’Équateur (compétence territoriale), avec sans doute l’idée que l’Équateur n’aurait pas les moyens de mener le procès contre une puissance multinationale. Or, chose étonnante, le procès a été mené à son terme et le tribunal équatorien a prononcé en 2011 une condamnation à une amende de huit milliards de dollars pour avoir provoqué des faits de pollution et des maladies graves dans la population. Immédiatement, la multinationale a exercé un recours et contesté la responsabilité de la société mère en accusant la filiale équatorienne. De plus, elle a contre-attaqué de deux façons : en saisissant la Cour permanente d’arbitrage de La Haye pour contester l’applicabilité du jugement de l’Équateur et en utilisant la redoutable loi américaine Rico contre la corruption. Le résultat est que les victimes sont poursuivies pour corruption aux États-Unis et risquent des amendes extrêmement lourdes et même des peines d’emprisonnement. La territorialité aboutit, en l’occurrence, à une catastrophe.
Reste l’alternative de l’extraterritorialité, et notamment l’extraterritorialité du droit américain avec la loi Alien Tort Statute (Ats) de 1789 qui a d’abord été utilisée pour des violations de droits de l’homme à caractère politique commises à l’étranger par des étrangers et qui, depuis 1998, est appliquée à des entreprises. La Cour suprême a validé, en 2004, cette utilisation extraterritoriale mais en l’encadrant assez strictement. Ce n’est pas une voie extrêmement satisfaisante parce qu’elle est très inégalitaire et totalement asymétrique mais on peut considérer que c’est, malgré tout, mieux que rien, comme réponse provisoire. En revanche, si l’on imagine une extension à l’échelle planétaire (tous les pays du monde pouvant poursuivre, selon leur propre système de droit, tous les comportements de violation des droits de l’homme par tous les agents), le risque est d’aboutir à un vaste chaos. Quoi qu’il en soit, dans ses limites actuelles, le système marche à peu près, si ce n’est que, par un coup de théâtre en 2011, une décision de la chambre du deuxième circuit de New York de la cour d’appel fédérale américaine a déclaré l’Ats non applicable aux personnes morales. D’autres cours ayant maintenu la jurisprudence antérieure, on attend la décision de la Cour suprême.
Si l’extraterritorialité n’est qu’une voie incertaine et au mieux provisoire, alors quelle est la bonne voie ? Est-ce une convention internationale qui imposerait en principe la compétence du pays d’origine et donnerait, à défaut, des moyens au pays d’implantation pour agir avec efficacité ? Est-ce la voie d’un tribunal pénal international, comme le Tribunal permanent des peuples qui a siégé récemment au Bangalore en Inde pour juger des problèmes analogues liés à l’usage de pesticides ? Est-ce un élargissement de la compétence de la Cour pénale internationale ? En tout cas, même les États continents sont concernés par ces questions, et la reterritorialisation n’est pas la seule voie.
A. Supiot – En ce qui concerne l’affaire Kiobel vs Royal Dutch Petroleum qui doit être prochainement tranchée par la Cour suprême des États-Unis (en principe le 1er octobre 2012), il est peut-être utile de rappeler le principal argument de ceux qui défendent l’application de l’Alien Tort Statute aux personnes morales. Il consiste à rappeler que, dans son arrêt Citizens United vs Federal Election Commission rendu en 2010, la Cour a reconnu aux entreprises la même liberté d’expression qu’aux personnes physiques, afin de leur permettre de financer sans aucune limite les campagnes électorales. Cet arrêt est très critiquable, et du reste très critiqué par de nombreux juristes américains, qui y voient une dégénérescence ploutocratique de la démocratie américaine. Mais il n’en reste pas moins que si les multinationales sont traitées comme des personnes physiques dans le champ politique, on ne voit pas au nom de quoi elles n’auraient pas les mêmes devoirs en matière de responsabilité sociale et écologique.
L’Europe
M. Delmas-Marty – L’Europe n’est pas un modèle à suivre. On dit souvent que l’Europe est un « monstre juridique ». On l’a dit notamment au moment du débat sur le projet de traité constitutionnel : un traité ne peut pas être une constitution et vice versa. Le même texte ne peut pas être à la fois international et supranational. Pour ma part, je pense que l’on a parfois besoin des monstres, notamment pour concevoir un ordre dans ce monde chaotique, où il faut combiner, à l’échelle européenne mais aussi mondiale, du national, du local, du supranational et de l’international.
Monstre ou pas, l’Europe est avant tout un laboratoire, c’est-à-dire un lieu où l’on observe et analyse les succès, quand il y en a, et les échecs, qui ne manquent jamais. Si nous prenons simplement l’exemple des droits de l’homme, l’évolution des droits civils et politiques et la responsabilisation des États sont un succès, dès lors que l’on peut condamner même des pays qui se considéraient comme la patrie des droits de l’homme, comme la France ou le Royaume-Uni, quand ils violent des droits fondamentaux, y compris quand les victimes ne sont pas des citoyens nationaux. Le premier arrêt de condamnation de la France à Strasbourg concerne un étranger, condamné de droit commun.
Les progrès dans l’indivisibilité des droits sont également sensibles. Il existe désormais un instrument international qui a renoncé à la division binaire entre les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels : c’est la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Elle comporte six chapitres transversaux qui marquent bien l’indivisibilité de l’ensemble. Cela dit, l’échec actuel tient aux différences dans la vitesse d’intégration des divers secteurs du droit par rapport aux droits de l’homme. Je renvoie à l’Esprit de Philadelphie12 et aux autres travaux d’Alain Supiot. Il n’y a pas de synchronisation car l’intégration est très rapide en ce qui concerne l’Europe du marché, et beaucoup plus lente pour les droits sociaux, qui semblent même connaître une régression, la jurisprudence favorisant le « moins-disant social ». Donc, l’Europe se caractérise par une sorte de dissociation entre l’intégration économique qui progresse à grande vitesse et l’intégration sociale qui stagne ou régresse.
Il y aurait aussi des critiques à faire en matière pénale, du moins pour l’Europe de l’Union européenne. Car l’Europe, et c’est aussi l’un de ses aspects intéressants, est un monstre à deux têtes : d’une part, l’Europe du marché avec la Cour de justice de l’Union européenne, et, d’autre part, l’Europe des droits de l’homme avec la Cour européenne des droits de l’homme (Cedh). Les succès ne sont pas toujours des deux côtés. Par rapport au droit pénal, l’un des succès de la Cedh a été de résister au courant sécuritaire post-11-Septembre en rappelant systématiquement que même en cas de terrorisme ou de guerre, un État ne doit ni ordonner ni tolérer la torture : on revient aux droits indérogeables, comme le droit à l’égale dignité, reconnu même aux terroristes. En revanche, du côté de l’Union européenne, le courant sécuritaire a été libéré par le 11-Septembre et les transformations juridiques qui ont suivi : il y a désormais tout un jeu de normes intégrant le droit pénal à la compétence communautaire et obligeant les États, avec des peines minima mais sans peines maxima, à incriminer de façon très large le terrorisme et tout un ensemble de délits connexes, tels que l’aide au terrorisme, définie de façon de plus en plus vague, comme si l’objectif de sécurité l’emportait sur celui de liberté et de justice. Il y a donc là un échec de l’Europe, d’autant que la sécurité est sélective car au même moment l’Union européenne hésite à créer un parquet européen pour les atteintes aux intérêts financiers communautaires. Alors qu’on renforce l’intégration pénale pour la criminalité de droit commun, on la freine pour des fraudes au budget communautaire qui atteignent pourtant selon les statistiques officielles des millions d’euros et sans doute en réalité des milliards. Cette résistance sélective des États à l’intégration européenne montre que l’espace européen que vous évoquiez de « liberté, sécurité et justice » est loin d’être homogène.
Retenons que l’Europe est un laboratoire où l’on peut évaluer les conséquences de l’internationalisation, les succès comme les échecs. Certes un laboratoire n’est pas un modèle à suivre, mais c’est une masse d’expériences. Confronté à d’autres, le laboratoire européen devrait permettre, dans un monde bouleversé par l’internationalisation du droit, d’éclairer les conditions qui permettraient de corriger les pathologies de l’ordre juridique et de favoriser sa métamorphose en un ordre pluraliste.
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Mireille Delmas-Marty est membre de l’Institut, et a occupé la chaire d’Études juridiques comparatives et d’internationalisation du droit au Collège de France de 2003 à 2011. Elle a récemment publié Vers une communauté de valeurs ? (Paris, Le Seuil, 2011). Alain Supiot est professeur au Collège de France (chaire État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités). Le texte ici publié retranscrit l’essentiel d’un entretien organisé à l’Institut d’études avancées de Nantes le 19 juin 2012.
- 1.
Mireille Delmas-Marty, les Forces imaginantes du droit, t. II : le Pluralisme ordonné, Paris, Le Seuil, 2006.
- 2.
Augustin Berque, Écoumène : introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2009.
- 3.
Michel Villey, le Droit et les droits de l’homme, Paris, Puf, 1983, p. 13.
- 4.
Jean Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République, Paris, Flammarion, 1996, p. 56.
- 5.
Mireille Delmas-Marty, Isabelle Fouchard, Emanuela Fronza, Laurent Neyret, le Crime contre l’humanité, Paris, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2009.
- 6.
Pierre Legendre, l’Empire de la vérité. Introduction aux espaces dogmatiques industriels, Paris, Fayard, 1983.
- 7.
Robert Lingat, les Sources du droit dans le système traditionnel de l’Inde, Paris, Mouton, 1967.
- 8.
Alain Supiot, « L’inscription territoriale des lois », Esprit, novembre 2008, p. 151-170.
- 9.
Watsuji Tetsurô, Fûdo le milieu humain, Paris, Cnrs Éditions, 2011.
- 10.
Carl Schmitt, le Nomos de la Terre, Paris, Puf, coll. « Léviathan », 2001.
- 11.
Danouta Liberski-Bagnoud, les Dieux du territoire. Penser autrement la généalogie, Paris, Cnrs Éditions, 2002.
- 12.
A. Supiot, l’Esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Paris, Le Seuil, 2010.