
L'Europe au pied du mur
En décidant du retrait américain de l’accord nucléaire iranien, une semaine avant la date prévue pour l’inauguration de la nouvelle ambassade américaine à Jérusalem, Donald Trump a confirmé, s’il en était encore besoin, que les États-Unis représentent désormais, sous sa présidence, un facteur de déstabilisation majeur, un obstacle à toute tentative de régler les conflits qui déchirent le Moyen-Orient et une menace pour l’ordre international.
Au caractère hasardeux de ses décisions s’ajoute encore une dose de provocation, par la mise en scène grotesque de sa signature du document de retrait, quand le message reçu, en Iran par exemple, est que la parole des États-Unis est désormais sans valeur ; ou par le choix de la date du déménagement de l’ambassade de Tel-Aviv à Jérusalem, au moment même où les Palestiniens commémorent les soixante-dix ans de la Nakba, la catastrophe intervenue en 1948, après la création d’Israël, quand leurs villages ont été détruits et qu’ils ont été contraints par milliers à l’exode. Des violences terribles ont alors ensanglanté la bande de Gaza, sans un mot de condamnation américain pour l’armée ni le gouvernement israélien.
Le Conseil de sécurité des Nations unies s’est réuni en urgence, mais il y a fort à parier que cela n’impressionnera ni Israël, ni les États-Unis, qui bloquent toutes les commissions d’enquête sur les crimes de guerre commis aux frontières des territoires palestiniens. Avec constance ces derniers mois, l’administration Trump a montré dans quel mépris elle tenait les règles du jeu multilatéral et l’avis de ses alliés historiques. La décision sur l’accord iranien a été prise alors que les dirigeants français, allemands et britanniques s’étaient succédés à Washington pour tenter de l’en dissuader.
L’administration Trump a montré dans quel mépris elle tenait les règles du jeu multilatéral.
En affirmant ainsi que le slogan America First est bien devenu le fil rouge de sa politique étrangère et qu’il entend n’être contraint par aucun engagement de son prédécesseur, ni aucun accord négocié avec ses alliés, le président américain prend le risque de précipiter le monde dans le chaos. Au Moyen-Orient, ainsi déstabilisé, on en serait réduit à choisir entre la politique offensive et irresponsable de la Maison Blanche, ou la diplomatie des anti-démocraties que sont l’Iran, la Turquie ou la Russie, dont les dirigeants affaiblis sont animés d’abord par la volonté de prendre une revanche sur l’histoire.
Ainsi s’ouvre une période de grande incertitude et de dangers, dont les populations de la région vont continuer d’être les premières victimes. Sans accord nucléaire, il devient impensable de négocier durablement avec l’Iran, qui continuera de financer des milices en Syrie, en Irak, au Liban et au Yémen, qui fragmentent ces sociétés autant que le djihadisme sunnite. Les sanctions aggraveront encore la situation économique de l’Iran, sur lequel le financement des milices pèse par ailleurs lourdement, et le régime aux abois pourrait être tenté par la stratégie du pire. Si l’on parvient à éviter un embrasement massif, sur le terrain syrien ou libanais, il faut du moins s’attendre à des décennies de conflits meurtriers.
Dans ce contexte de tensions extrêmes, prise entre un allié qui se comporte comme un adversaire et des puissances régionales qui orchestrent leur fuite en avant, que peut l’Europe pour conjurer la guerre ? Elle se trouve dans l’obligation de penser un ordre multilatéral sans le soutien américain, pour éviter de se retrouver otage d’une nouvelle guerre froide ou d’un unilatéralisme brutal. Un ordre qui est aussi la matrice de la construction européenne, qui s’est faite à l’abri des garanties de sécurité et de défense américaines, et repose sur l’héritage politique et philosophique des Lumières que l’on pensait avoir, des deux côtés de l’Atlantique, en partage.
Ce monde encore à construire, nous le devons d’abord à nous-mêmes. Dans les relations internationales selon Donald Trump, seule la force compte : le droit ne serait bon qu’à encadrer, un temps, une série de transactions dans lesquelles chaque partie défend son intérêt bien compris. Comment ne pas voir que cette vision des relations internationales a son pendant au plan interne, et que nous ne pourrons pas défendre la démocratie dans nos frontières si nous acceptons que la règle de droit ne s’applique plus dès lors qu’on les traverse ?
Sur la question iranienne, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni ont pour l’heure maintenu un front uni. L’accord signé en 2015 avait d’abord été une initiative européenne, avant de bénéficier avec Barack Obama d’un soutien aux États-Unis. Nos dirigeants déclarent donc leur intention de respecter les termes de l’accord, mais le pourront-ils ? Une part d’incertitude vient de l’Iran même, car les durs du régime pourraient se saisir de cette occasion pour reprendre la main sur les forces qui tentent d’éviter la confrontation avec l’Occident, voire une escalade militaire. Mais la question est aussi celle des moyens de l’Europe. Pour résister à l’arme économique des sanctions extraterritoriales que les États-Unis ne manqueront pas d’appliquer, potentiellement paralysantes pour les entreprises européennes, il faudra une grande volonté politique, dont aucun pays européen ne peut prendre le risque à lui seul.
C’est une épreuve de vérité pour l’Europe. Au plan économique, cette crise est un révélateur abrupt de notre dépendance à l’égard des États-Unis. Dans un jeu multilatéral équilibré, celle-ci était peut-être acceptable, mais devant cet unilatéralisme dénué de tout scrupule, il faudra trouver le moyen de s’en émanciper. Au plan politique, la ligne commune tenue pour l’instant par l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni permet d’espérer que le rendez-vous ne sera pas manqué. Mais, pour réussir, il faudrait consolider cette position et énoncer clairement les principes qui la guident.
Est-ce vraiment imaginable dans le cadre d’une Union européenne divisée par de multiples crises et exposée à la montée de mouvements extrémistes ? Peut-on construire une position commune avec le gouvernement de Viktor Orban ou celui de Jaroslaw Kaczynski ? Il devient urgent pour l’Union européenne de refuser à ces pays en pleine dérive autoritaire les bénéfices du marché intérieur et des fonds structurels quand ils bafouent les principes de l’État de droit et prônent une politique étrangère délibérément à l’encontre d’une Europe démocratique et ouverte sur le monde. Et si, pour défendre le rôle des institutions, la liberté d’expression, l’indépendance judiciaire et le respect des droits fondamentaux, il faut travailler avec les pays de la convention de Naples, plutôt que ceux des accords de Dublin, ce sera mieux que de renoncer.
Le moment est venu pour l’Europe de tracer ses propres lignes rouges, de défendre une politique étrangère européenne qui soit aussi une affirmation de ses valeurs démocratiques. Pas pour céder à notre tour aux sirènes de la guerre, qu’elle soit économique ou militaire, mais pour redire l’aspiration à la paix et à la justice, car celle-ci n’est pas l’arme des faibles, mais l’espoir qui porte la civilisation.
Esprit