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Dans le même numéro

La puissance des Gafam

Les transformations économiques de l’espace médiatique contemporain

L’arrivée d’Internet et des plateformes socio-numériques a propulsé les médias dans un nouveau paradigme économique, technologique et d’usage. Elle favorise des phénomènes d’hyper-concentration qui laissent augurer des conséquences politiques néfastes. Face à ces bouleversements, une régulation au niveau européen est nécessaire.

La mutation numérique du monde se traduit par la combinaison de deux caractéristiques : la mise en réseaux et la mise en données. Elles sont au cœur des modèles d’organisation des plateformes numériques qui installent une nouvelle forme d’organisation de la production et des échanges, intègrent des logiques de marchés dématérialisés, ordonnent et orchestrent un large écosystème d’utilisateurs et de producteurs, notamment des contenus qu’elles éditorialisent elles-mêmes. Aux États-Unis, ce panorama est dominé par quatre firmes connues sous l’acronyme Gafam, pour Google (devenu Alphabet), Apple, Facebook (devenu Méta), Amazon et Microsoft. Surpuissantes économiquement et financièrement, ces plateformes numériques ont envahi notre espace informationnel et communicationnel. Elles ont investi en 2021 plus de cent milliards de dollars dans des films, séries, documentaires et droits sportifs contre six milliards, en cinq ans, en obligations d’investissement audiovisuels et cinématographiques par les groupes TF1, M6, Canal+ et France Télévisions.

En quelques années, les Gafam se sont imposés, déstabilisant les médias historiques, qui subissent en parallèle, depuis plusieurs années, une crise de confiance et une désaffection de leurs consommateurs, dans un univers numérique où les journalistes n’ont plus le monopole de la diffusion d’informations et ne peuvent plus exercer leur rôle de filtre : 71 % des 15-34 ans déclarent utiliser les réseaux sociaux pour s’informer, loin devant les JT, les flashs d’info ou encore la presse quotidienne, même en ligne. Le marché de l’information est en crise, pollué aussi par la circulation de fausses informations et de discours haineux, et évoluant dans un cadre législatif désuet : « La matrix politica, ensemble des lois et des règles qui régit l’espace de la communication dans lequel nous échangeons des informations, des idées, des opinions, est aujourd’hui corrompue1. »

Pour comprendre l’économie des médias, des préalables indispensables doivent être posés. D’abord les deux injonctions contradictoires qui se posent à ces secteurs. La première suppose d’accepter – enfin ! – de considérer les médias comme des entreprises à part entière. Trop souvent, ils sont présentés comme des entreprises subventionnées, « danseuses » d’entrepreneurs milliardaires en recherche d’influence sur la sphère sociale et politique. Cependant, ils évoluent depuis toujours dans un écosystème marchand et concurrentiel. Le secteur de l’audiovisuel français pèse à lui seul plus de dix milliards d’euros pour plus de cent mille emplois et il est créateur de richesses et d’innovations. En même temps, les médias sont des entreprises entièrement à part. L’information n’étant ni une automobile ni un pot de yaourt, elle se trouve en danger lorsque le nombre de journalistes diminue, lorsque la liberté d’expression n’est pas garantie par un cadre réglementaire ou une autorité indépendante, ou encore lorsque le pluralisme des opinions et la diversité des canaux de diffusion sont insuffisants.

Ensuite, l’économie des médias se caractérise par une structure de coûts fixes importants, car l’information coûte cher à produire, à collecter, à traiter, à vérifier, alors même que le coût de reproduction est quasi nul. Dès lors, pour amortir ces coûts fixes et bénéficier d’économies d’échelle, les entreprises sont conduites à produire en grande quantité ; la taille de marché est alors une composante essentielle pour la viabilité de leur modèle. En outre, les médias présentent un certain nombre de caractéristiques économiques. Comme l’information est classée dans la catégorie des biens publics (non rivaux, non exclusifs), le marché est défaillant à la produire, justifiant de facto l’intervention de l’État sous forme d’aides à la presse ou de redevance2. De surcroît, les médias revêtent un caractère d’intérêt général (bien sous-tutelle). L’information est également un bien d’expérience, on ne connaît sa valeur qu’une fois consommée (nobody knows), un caractère qui oblige les producteurs à multiplier les dépenses en marketing et en promotion et exacerbe la concurrence sur sa signalisation. Notons que dans la mesure où la capacité d’expérience des consommateurs est limitée dans le temps, une guerre d’attention va se jouer entre l’ensemble des producteurs d’information : médias, réseaux sociaux, agrégateurs, moteurs de recherche… pour nous accaparer.

Trois révolutions pour une métamorphose

Avec l’arrivée d’Internet, les médias ont changé de paradigme. Le numérique a modifié intrinsèquement les modalités de production, de consommation et de diffusion des produits culturels et médiatiques. Ces transformations se sont traduites par une triple révolution dont les effets se combinent.

D’abord, une révolution technologique. Le numérique offre de nouvelles modalités d’accès aux contenus – numérisation des signaux, amélioration des réseaux, généralisation d’équipements à des prix abordables, etc. Le numérique permet ainsi aux téléspectateurs de regarder des programmes audiovisuels en dehors de leur antenne râteau, ils accèdent gratuitement à vingt-six chaînes de la TNT, des centaines via le câble et le satellite, des milliers via la fibre et l’Adsl. Depuis plusieurs années, les chaînes traditionnelles ont étendu leur offre linéaire avec des programmes à la demande et accessibles en rattrapage (délinéarisation) grâce à une diffusion en streaming rendue possible par le biais d’Internet, via des fournisseurs d’accès à Internet (FAI) ou en accès ouvert (OTT, over the top). Les médias ont également enrichi leurs offres grâce à de nouveaux formats, comme les podcasts natifs qui ont bouleversé le monde de la radio.

Ensuite, une révolution économique. Le développement du numérique s’est accompagné d’un changement de structure des marchés avec une captation de la valeur par de nouveaux acteurs puissants, certains issus des groupes de télécoms (Orange, Altice/SFR, AT&T), des groupes spécialisés (Netflix, HBO Max, Amazon Prime Video, Disney+) et des plateformes numériques venues concurrencer directement les acteurs traditionnels, comme c’est le cas pour le marché de la musique dominé par Spotify et Deezer. La multiplication des opérateurs et des offres de services a conduit à une fragmentation des audiences poussant les médias à réaliser des économies d’échelle plus importantes, à trouver de nouveaux relais de croissance, à engager des mouvements de concentration, d’industrialisation et de convergence qui reconfigurent le paysage médiatique.

Enfin, une révolution d’usage. Philippe Lombardo et Loup Wolff3 notent la place croissante des pratiques culturelles numériques et celle prise par l’audiovisuel dans le quotidien des Français depuis une décennie. Plus d’un tiers d’entre eux écoutent de la musique en ligne, 44 % jouent à des jeux vidéo et les trois quarts des 15-24 ans regardent des vidéos en ligne. Les plus jeunes se singularisent, 12 % des Américains âgés de 18 à 29 ans utilisent la télévision comme moyen d’accéder à l’information contre 43 % des plus de 65 ans. En France, 1 % des jeunes achètent la presse quotidienne. Le numérique est une révolution, qui a permis au consommateur de devenir producteur, distributeur et prescripteur de contenus ; d’écouter sa musique en streaming, de regarder ses vidéos à n’importe quel moment grâce aux services de vidéo à la demande (SVOD) par abonnement et à la télévision en rattrapage, de consommer ses séries en continu (binge watching), obligeant les producteurs et diffuseurs à revoir l’ensemble de la chaîne de valeur de production des films et des séries.

La plongée dans le numérique a favorisé les phénomènes de concentration. Si l’on compare, on peut considérer l’économie des médias comme l’ancêtre de l’économie des plateformes numériques. Depuis Émile de Girardin en 1836, la publicité est présente dans leur modèle d’affaires, elle représente 100 % des revenus des télévisions et des radios commerciales et a pu représenter jusqu’à 80 % des recettes d’un périodique dans les années 1970. Les médias, considérés par les économistes industriels depuis les années 2000 comme des plateformes de marchés à deux versants (two-sided markets4), s’adressent à deux catégories d’agents, les annonceurs et les consommateurs. Les interactions entre médias et consommateurs d’une part (sur le marché des médias) et entre médias et annonceurs d’autre part (sur le marché publicitaire) sont appelées « effets de réseaux croisés » (la valeur d’un réseau augmente avec le nombre d’utilisateurs) ; elles sont au cœur de leurs modèles d’affaires5. Comme les médias, les Gafam sont des plateformes d’échanges plongées dans le numérique, où les effets de réseaux croisés sont amplifiés. Stimulée par le phénomène de masse critique, à partir d’un certain nombre d’abonnés, la dynamique d’adoption s’autoalimente et se renforce toute seule. Il n’est alors plus nécessaire de subventionner les utilisateurs pour les attirer (gratuité), ils ont plus d’utilité à être présents qu’à être exclus. Ce n’est plus l’espace de l’offre de la fonction de production qui va organiser le marché, mais la dynamique de la demande. Le caractère mondial de leurs effets de réseaux décuple leur efficacité et favorise l’émergence de très grands acteurs. C’est l’économie du winner takes all aux conséquences démo cratiques dévastatrices. Nous y reviendrons. Les transferts d’audience vers le numérique ont été suivis par les annonceurs, qui sont les principaux financeurs des médias6. Ce marché est dominé par trois acteurs, Google, Apple et Facebook et a été rejoint récemment par Amazon. La monétisation de leurs services gratuits représente 80 % du chiffre d’affaires de Google et 95 % de celui de Facebook. Les Gafam siphonnent ainsi les recettes publicitaires des médias et remettent en cause leur modèle économique.

À cette restructuration économique, s’ajoute une transformation organisationnelle qui se fait ici aussi au détriment des médias. Le nouvel écosystème publicitaire numérique est devenu complexe et fortement intermédié. Les relations de gré à gré entre annonceurs, agences et régies ont été abandonnées au milieu des années 1990 dans un contexte d’innovation technologique permettant le micro-ciblage, la collecte massive de données personnelles et le foisonnement d’espaces disponibles. La vente d’espaces publicitaires s’est automatisée avec des opérations d’allocation réalisées quasiment en temps réel (real time bidding) et des intermédiaires techniques sont progressivement devenus des points de passage obligés (gatekeepers). Google se situe à tous les étages de cette chaîne de valeur, et privilégie ses propres solutions au détriment de celles de ses concurrents.

De nouveaux modèles de recommandation, fondés sur les big data, les algorithmes et l’intelligence artificielle, ont également émergé. Le succès d’une plateforme tient en sa capacité à structurer ses utilisateurs en communautés, à leur proposer des services et des outils qui facilitent leurs interactions sociales virtuelles via des systèmes de certification et de recommandation. Parce que la puissance du modèle d’affaires des plateformes numériques repose sur leur capacité à générer des effets de réseaux et à jouer d’effets de taille permis par la gratuité d’accès aux services, la collecte massive de données (big data) et leur exploitation par des algorithmes et l’intelligence artificielle sous-tendent leurs modèles. Pétrole du xxie siècle, les données sont la nouvelle matière première à extraire. Elles représentent, comme le dit Pierre Louette, « d’immenses réservoirs, de segmentation, de prédictibilité qui servent toutes les opportunités de recommandation, de proposition ciblée et de monétisation7 ». Dans le domaine de l’information, Facebook propose un service d’actualités qui transmet à l’utilisateur des nouvelles récentes en s’appuyant sur des algorithmes dits de classement qui hiérarchisent les contenus s’affichant dans son fil d’actualités. Ces processus se basent sur nos consommations et celles de nos amis, sur nos engagements, nos partages et nos liens. Ainsi, la qualité des profils publicitaires présentée par la plateforme à ses annonceurs est proportionnelle à notre temps passé et à nos interactions en ligne. Ainsi, la sociologue Shoshana Zuboff écrit : « Les Big Tech nous connaissent mieux que nous-mêmes car ils peuvent prédire nos émotions, nos préférences politiques, nos orientations sexuelles8. »

Reconfiguration du paysage

Dans ce marché international à forte pression concurrentielle, chacun tente de bénéficier d’effets de taille et de larges capacités d’investissement pour acquérir des contenus qui retiendront l’attention des consommateurs. Netflix a investi 17 milliards de dollars dans les contenus en 2020, Amazon Prime Video a racheté en mai 2021 pour 8, 7 milliards de dollars les célèbres studios de la Metro-Goldwyn-Mayer (MGM), dont le catalogue détient plus de 4 000 films (James Bond, Rocky) et près de 17 000 heures de séries. L’offre de services de SVOD est devenue le cœur de métier des Gafam.

Depuis plusieurs mois, on a pu observer des mouvements de concentration aux États-Unis entre opérateurs de télécom et groupes de médias : AT&T a fait l’acquisition d’un bouquet télé satellitaire, Vérizon a acquis le portail AOL et ComCast a acheté NBC Universal. Plus récemment, des mouvements ont lieu au sein des filières de l’audiovisuel et du cinéma : Warner Bros/Discovery, ComCast/Universal Pictures, Disney/Century Fox, ViaComCBS/Paramount. En Europe, on observe des mouvements semblables, avec notamment la réorganisation du groupe Bertelsmann et le rachat de Simon & Schuster, numéro 2 de l’édition, pour 2, 2 milliards de dollars ; en France, les fusions des groupes Vivendi-Editis et Lagardère-Publishing, et celles des groupes TF1 et M6 sont en cours.

Attaquées sur tous les fronts – fragmentation des audiences, chute des recettes publicitaires, baisse du nombre d’abonnés –, toutes les chaînes (publiques, privées et commerciales) tentent de faire front, en nouant des partenariats entre acteurs historiques (TF1, M6 et France Télévisions ont créé Salto) ; en mutualisant des investissements ou en cofinançant des projets. Au niveau européen, depuis 2018, les trois groupes publics audiovisuels – la ZDF, la RAI et France Télévisions ont créé l’Alliance, avec des projets de séries communes. Leonardo a pu bénéficier d’un budget de 3 millions d’euros par épisode, aucun groupe individuellement n’aurait eu les moyens de débourser un tel montant. Des partenariats sont également passés avec des plateformes, comme le groupe TF1 en 2019 avec Netflix pour coproduire la série Le Bazar de la charité. À l’exception de Sony Pictures, tous les studios américains sont aujourd’hui liés à une plateforme : Warner Bros diffuse ses propres films sur le service de streaming HBO et la Walt Disney Company propose certains de ses films sur son service de SVOD, Disney+.

La puissance de ces acteurs se mesure à leur capacité à investir dans les contenus, mais les milliards de dollars dépensés ont pour effet d’inonder le marché mondial de leurs productions, asséchant petit à petit les marchés locaux et poussant à une inflation généralisée des droits. Par leur surpuissance, elles imposent de nouvelles pratiques commerciales, raréfient les mécanismes d’accords avec les chaînes et nouent des accords de production (output deals) plus longs entre elles, allant jusqu’à l’acquisition de studios. Cette guerre du streaming se joue également sur l’acquisition de catalogues en exclusivité, obligeant le consommateur à démultiplier ses abonnements pour y accéder. Une stratégie qui s’avère coûteuse pour lui. Cette pratique est de plus en plus dénoncée pour les retransmissions sportives où les consommateurs doivent payer plusieurs abonnements pour suivre un événement intégralement.

Les Gafam exercent leur pouvoir sur les fournisseurs de contenus et les consommateurs dans leur politique de modération.

La distribution de contenus, en Internet ouvert ou via un fournisseur d’accès à Internet, est également un élément clé de leur stratégie. Pour être accessible par le plus grand nombre, Netflix a par exemple fait le choix d’une distribution en partenariat avec des distributeurs locaux, ce qu’il a fait en France avec le groupe Canal+. L’avantage des plateformes réside dans leur modèle économique natif du numérique qui leur permet un accès direct à leurs abonnés : collecte massive des données des utilisateurs, interactions avec la plateforme, algorithmes de filtrage collaboratif… leur permettent d’analyser les habitudes de chacun et d’avoir une vision très précise de ses goûts. Ainsi, les programmes diffusés sont en lien avec les attentes et les plateformes peuvent ainsi renforcer leurs offres de catalogue.

Cette reconfiguration du paysage médiatique n’est pas qu’économique. Les Gafam sont un oligopole concentré horizontalement et verticalement, ils exercent leur pouvoir sur les fournisseurs de contenus et les consommateurs dans leur politique de modération. Mais par leur puissance, ils ont également la capacité à fixer eux-mêmes les règles du jeu sociétal, voire démocratique : quid de la liberté d’expression, du pluralisme et de l’honnêteté de l’information, de la protection des plus faibles ?

Des conséquences désastreuses sur le plan démocratique

Les dangers démocratiques que représente la présence de ces plateformes numériques dans le champ informationnel sont nombreux. Nous en relèverons ici trois.

D’abord, les Gafam diminuent le pluralisme et augmentent la concentration des médias. En siphonnant 85 % des recettes publicitaires en ligne, grand nombre d’entreprises médiatiques se voient dans l’obligation de fermer leurs portes, de se regrouper ou de réduire drastiquement le nombre de leurs journalistes, altérant ainsi la qualité des titres, au risque d’être moins attractifs auprès des consommateurs et donc des annonceurs. À cela s’ajoute un phénomène que l’on constate : l’émergence des pratiques numériques se corrèle au déclin du journalisme local. Le rapport du comité Stigler (2019)9 relève qu’au Royaume-Uni, le déploiement d’Internet a remplacé radios et journaux et s’est accompagné d’une diminution du taux de participation aux élections. Cet effet serait plus prononcé chez les plus jeunes et les moins instruits. Aux États-Unis, l’arrivée de la télévision s’est traduite par une baisse de la participation électorale et de la connaissance politique. Les médias traditionnels qui participent à la fabrique de l’opinion se voient évincés économiquement, mais leur déclin porte préjudice au bon fonctionnement démocratique. Paradoxalement, nous sommes projetés dans un espace informationnel plus large, mais moins démocratique.

Une autre conséquence désastreuse sur le plan démocratique est la déstabilisation possible, voire l’inversion des scrutins lors d’élections. Tel fut le cas dénoncé par le lanceur d’alerte Christopher Wylie de la société d’influence Cambridge Analytica10, qui a siphonné des millions de profils d’utilisateurs de Facebook à leur insu pendant des années. Par sa connaissance affinée de chacun et une exploration systématique des données (data mining), elle a pu envoyer des centaines de milliers de messages personnalisés, sans que les individus concernés n’aient préalablement explicité leurs préférences. In fine, ces procédures peuvent déposséder les choix des individus et réduire leur libre arbitre.

Enfin, une dernière illustration du danger démocratique nous est donnée par Giuliano da Empoli11. Il s’interroge sur les origines de la création du Mouvement 5 étoiles en Italie, sur les élections de Donald Trump aux États-Unis et de Jair Bolsonaro au Brésil, et sur le vote du Brexit au Royaume-Uni. Comment un parti politique a-t-il réussi à « transformer le plomb des data en or électoral » ? Deux hommes ont cofondé le Mouvement 5 étoiles : le comique Beppe Grillo et un expert en marketing digital, Gianroberto Casaleggio. Leur objectif : identifier les thèmes les plus fédérateurs qui remontent du blog de Beppe Grillo, dans un processus d’interaction constante, où le profil des personnes liées au mouvement permettait de savoir où elles vivaient, pour qui elles votaient, ce qu’elles aimaient, qui elles étaient. Les données sont devenues l’enjeu principal d’un match politique colossal, où Internet coïncide à un instrument de contrôle.

L’indispensable rôle de la régulation

Ce changement de paradigme pour les médias plongés dans le numérique suppose un dépassement des cadres nationaux pour leur régulation. L’échelle européenne doit être le niveau de référence pour fixer les fondements d’un espace numérique régional, uni autour de principes essentiels de respect des personnes et de promotion de la diversité culturelle.

Des avancées récentes ont eu lieu. D’abord fin 2021, avec la transposition de la directive des services de médias audiovisuels (directive SMA) dans la loi de 1986, qui a permis d’étendre le pouvoir des autorités de régulation de l’audiovisuel (en France le CSA, devenu Arcom) aux réseaux sociaux et aux plateformes de partage de vidéo. Celles-ci sont désormais contraintes de participer au financement de la création, réduisant un peu l’inégalité de traitement avec les chaînes. Deux nouveaux règlements européens – le Digital Service Act (DSA) et le Digital Market Act (DMA) – sont également en cours de révision avec pour objectif une responsabilisation des plateformes dans la lutte contre la diffusion de contenus haineux et une plus grande transparence sur la modération des contenus.

C’est également dans ce contexte de nouvel espace civique numérisé, où les désinformations circulent à la vitesse grand V et où le contrôle des contenus demeure le privilège exclusif des Big Tech, que la problématique de la concentration des médias doit être repensée. Compte tenu du caractère public et d’intérêt général de l’information, au danger classique du pouvoir économique concentré entre les mains de quelques-uns s’ajoute celui de l’influence politique. Les firmes médiatiques, comme les plateformes numériques, doivent pouvoir être compétitives, réaliser des économies d’échelle, bénéficier de synergies, acquérir des droits. Or les autorités de régulation, en application des lois de 1984 (pour la presse) et de 1986 (pour l’audiovisuel) ont tenté, au-delà de la lutte traditionnelle d’abus de position dominante, d’empêcher la création de grands groupes, essayant de conjuguer les injonctions contradictoires. Mais les effets de réseaux générés, issus directement de leur modèle de marché à deux versants (non pris en compte par les autorités), conduisent mécaniquement à une concentration du marché, sans pour autant que le pluralisme se perde. C’est l’une des complexités d’analyse du secteur, qui doit conjuguer, nous l’avons vu en liminaire, logique économique et impératif de préservation du pluralisme des courants de pensées dont le respect, rappelons-le, est consubstantiel au débat démocratique. Plusieurs pistes sont ouvertes : une redéfinition d’un nouveau marché pertinent de l’information ; l’abandon de l’analyse en silo prenant en compte les nouveaux usages ; la création de fondations à but non lucratif, comme Mediapart a pu le faire, ou encore la piste ouverte par l’universitaire Andrea Prat, qui propose le calcul d’un indice de puissance médiatique global, fondé sur la part d’attention12.

Enfin, les pouvoirs publics doivent trouver une régulation éco nomique de l’actif stratégique du numérique, les données. Leur valeur réside à la fois dans leur usage, leur traitement et leur circulation. C’est l’accès direct aux données générales ou personnelles des utilisateurs qui est, pour celui qui les possède ou les contrôle, une source de profit assuré. Comment garantir des méthodes de collecte et des traitements transparents et loyaux ? Comment assurer la finalité de leur utilisation ? Comment être certain qu’il n’y ait pas un détournement de leur usage ? Des conditions d’accès équitables et loyales aux données de consommation des programmes doivent être assurées, ainsi que le partage des données et le partage de la valeur de la donnée entre FAI et éditeurs de chaînes. L’Europe, depuis de nombreux mois, s’est engagée dans une nouvelle forme de régulation. Elle s’est dotée d’un nouveau cadre, sorte de « tiers modèle » qui n’est ni le laisser-faire états-unien ni le contrôle d’État des contenus chinois. Un modèle qui repose sur l’obligation de moyens, de transparence et de coopération des opérateurs. Cela représente un véritable défi pour les autorités nationales de régulation de l’audiovisuel, un défi indispensable à relever pour sauvegarder nos démocraties aujourd’hui mises en danger.

  • 1. Christophe Deloire, La Matrice, Paris, Calmann-Levy, 2022.
  • 2. Appelée depuis quelques années contribution à l’audiovisuel public (CAP).
  • 3. Philippe Lombardo et Loup Wolff, Cinquante ans de pratiques culturelles, Paris, Ministère de la Culture, 2020.
  • 4. Voir Jean-Charles Rochet et Jean Tirole, « Platform Competition in Two-Sided Markets », The Journal of the European Economic Association, vol. 1, no 4, juin 2003, et en ce qui concerne le marché des médias, voir par exemple Nathalie Sonnac et Jean Jaskold Gabszewicz, L’Industrie des médias à l’ère numérique, Paris, La Découverte, 2013.
  • 5. Côté consommateurs, leur intérêt dépend du prix d’accès, de la nature de l’information et du volume publicitaire ; côté annonceurs, soucieux d’accroître leur clientèle, leurs achats d’espaces publicitaires dans un média dépendront de leur nombre de consommateurs et de la « qualité » de la cible touchée (selon le sexe, leur catégorie socioprofessionnelle, etc.).
  • 6. Les annonceurs ont investi à hauteur de 25 % de leurs dépenses de communication dans les médias traditionnels et 26 % dans les médias numériques. Cette somme se répartissait il y a une dizaine d’années entre des dépenses hors médias (marketing, annuaires, pages jaunes, etc.) à hauteur des deux tiers, et en dépenses médias, pour le tiers restant. En 2021, ce partage se décompose en trois parties : environ 25 % du montant est investi dans les cinq médias traditionnels (7, 9 milliards d’euros), 48 % dans des dépenses hors médias (14, 8 milliards d’euros) et 27 % dans les médias en ligne (8, 2 milliards d’euros). Source : Baromètre unifié du marché publicitaire (BUMP), Le Marché publicitaire au 1er trimestre 2022 et prévisions, 2022.
  • 7. Pierre Louette, Des géants et des hommes. Pour en finir avec l’emprise des Gafa sur nos vies, Paris, Robert Laffont, 2021
  • 8. Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, trad. par Bee Formentelli et Anne-Sylvie Homassel, Paris, Zulma, 2020.
  • 9. Stigler Committee on Digital Platforms: Final Report, Stigler Center for the Study of the Economy of the State, 2019.
  • 10. Christopher Wylie, Mindfuck. Le complot Cambridge Analytica pour s’emparer de nos cerveaux, trad. par Aurélien Blanchard, Paris, Grasset, 2020.
  • 11. Giuliano da Empoli, Les Ingénieurs du chaos, Paris, Jean-Claude Lattès, 2019.
  • 12. Andrea Prat, “Media power”, Journal of Political Economy, vol. 126, no 4, août 2018.

Nathalie Sonnac

Professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Panthéon-Assas, chercheuse au Centre d’analyse et de recherche interdisciplinaire sur les médias, elle a notamment publié, avec Jean Gabszewicz, L’industrie des médias à l’ère numérique (La Découverte, 2013).

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Médias hybrides

Le terme de « médias » est devenu un vortex qui unifie des réalités hétérogènes. Entre les médias traditionnels d’information et les plateformes socio-numériques qui se présentent comme de nouvelles salles de rédaction en libre accès, des phénomènes d’hybridation sont à l’œuvre : sur un même fil d’actualité se côtoient des discours jusqu’ici distincts, qui diluent les anciennes divisions entre information et divertissement, actualité et connaissance, dans la catégorie nouvelle de « contenus ». Émergent également, aux côtés des journalistes, de nouvelles figures médiatrices (Youtubers, streamers, etc.). L’ambition de ce dossier, coordonné par Jean-Maxence Granier et Éric Bertin, est d’interroger le médiatique contemporain et de le « déplier », non pour regretter un âge d’or supposé mais pour penser les nouveaux contours de l’espace public du débat, indispensable à la délibération démocratique. À lire aussi dans ce numéro : Pourquoi nous n’avons jamais été européens, Les raisons de lutter, Annie Ernaux et le dernier passeur et la dernière apparition de Phèdre.