
Que veut l’homme le plus riche du monde ?
Les projets d'acquisition de Twitter par Elon Musk accentue la dynamique d’appropriation de l’espace public par les plus grandes fortunes du monde. En prétendant œuvrer pour la liberté d’expression, le milliardaire relaie une conception fausse d’Internet, qui masque la manipulation des donnés personnelles, la production de « bulles de filtre » et la prime aux discours extrêmes sur les réseaux sociaux.
Elon Musk, dont la fortune est estimée à près de 300 milliards de dollars, a mis la main sur Twitter pour 44 milliards de dollars. Une acquisition bien plus politique qu’économique puisque le réseau social à l’oiseau bleu est déficitaire. Son intention est de « développer le potentiel incroyable » de Twitter. Fort de ses 80 millions d’abonnés, il en est lui-même un utilisateur presque pathologique. Twitter a permis à Elon Musk de construire son image et sa communication auprès du grand public, adepte de ses frasques et faisant de lui une icône de la pop culture.
Une annonce saluée par la droite de la droite
Il y a quelques mois pourtant, il affirmait vouloir se tenir à bonne distance de la politique. S’il entretenait le flou sur son orientation politique, il s’est fendu d’un tweet représentant sa situation sur l’axe gauche-droite. Lui qui se positionne au centre gauche en 2008 illustre le fait qu’il serait désormais considéré comme proche des Républicains, la faute aux Démocrates qui se seraient radicalisés. À croire que le Parti républicain, sous l’égide de Donald Trump, ne se serait pas lui-même très largement déplacé à droite. Face à la « censure » à laquelle il souhaite mettre fin, il a notamment exprimé son désir de voir revenir l’ancien président des États-Unis sur Twitter, sollicitation à laquelle l’intéressé n’a pas donné suite, préférant se concentrer sur son réseau Truth Social, dont le lancement fin février a été chaotique.
Musk met en avant sa volonté de rendre le réseau « inclusif ». Pourtant, le réseau social est aujourd’hui leader dans les fausses rumeurs, le harcèlement en ligne et les discours haineux. Pour qui sera-t-il inclusif ? Sa conception de la liberté d’expression sans bornes aura d’abord des répercussions sur les minorités.
L’annonce du rachat par le milliardaire a ainsi été immédiatement saluée par diverses personnalités politiques de la droite conservatrice américaine, en particulier dans sa frange volontiers complotiste et extrémiste. En France, Florian Philippot qui, lui aussi, « étouffe » de la « censure », s’est félicité de ce rachat.
Twitter est-il une « place publique » ?
Avec treize millions d’utilisateurs actifs en France, Twitter est populaire, mais reste un réseau social minoritaire. Il est très largement utilisé par les personnalités politiques, les journalistes et surtout les militants les plus radicaux. Twitter est un miroir déformant de la société, donnant la prime aux plus indignés, au plus contestataires. Pour autant, c’est en partie sur Twitter que se fait l’opinion. Il est un lieu où débattent les principaux leaders d’opinion. Twitter est tout à la fois un symptôme et une cause de la polarisation extrême des espaces politiques dans les démocraties occidentales.
Elon Musk vit dans le rêve, aujourd’hui dépassé, d’un Internet libre de toute régulation ; il voit Twitter comme une place publique où tous les discours doivent être autorisés. Cette même place semble envahie par les faux utilisateurs, suffisamment pour que Musk mette en pause son rachat. Trente ans après l’apparition d’Internet, celui-ci n’a pas pris les formes espérées. Les discours extrêmes l’emportent, la diffusion de la parole est asymétrique, le débat est soumis à la loi du plus fort… Les réseaux sociaux manifestent que, sans modération, ils ne rendent pas la société plus libre. Ils capitalisent sur la haine, les fake news, les remarques outrancières que leurs algorithmes mettent en avant car elles génèrent davantage de réactions. Ces contenus captent l’attention des utilisateurs, les font scroller plus longtemps sur leur feed afin de les exposer à de la publicité ciblée. L’exploitation massive des données personnelles permet aux réseaux sociaux de personnaliser le contenu au maximum. Un business model très lucratif, dont Elon Musk a parfaitement conscience et que sa politique accentuera à coup sûr. Il cherchera ainsi à améliorer la rentabilité de Twitter.
Si l’absence de barrière à l’entrée permet une plus grande diversité idéologique, les réseaux sociaux fragmentent et polarisent l’espace commun en petites communautés très homogènes. Nous vivons tous dans une « bulle de filtre1 » qui nous isole et empêche la formation d’une opinion réfléchie et d’un socle commun, fondations de l’idéal politique habermassien de l’espace public.
Seul maître à bord
S’il promet de rendre l’algorithme public, Musk compte retirer Twitter de la Bourse afin d’en être le seul maître à bord, comme il en a l’habitude chez Tesla et SpaceX. Avoir accès au code source d’un algorithme ne nous dit pas particulièrement comment il agit, puisque c’est souvent au travers de ses interactions et de son traitement des données que les discriminations émergent. Tout porte à croire qu’Elon Musk se rêve en despote éclairé, rôle que lui confèrent bien volontiers ses nombreux adorateurs.
Depuis, tous ceux qui pointent les dangers d’une telle idéologie et de la mainmise totale de l’homme le plus riche du monde sur Twitter sont raillés comme relais des médias du « système », bien-pensants, qui refuseraient la liberté d’expression qu’Elon Musk s’assurera de défendre contre vents et marées.
Elon Musk se rêve en despote éclairé.
Pourtant, avant que le contrat social ne fasse une société à partir d’individus isolés, ces derniers jouissaient d’une liberté sans limites : était-ce pour autant une société juste, équitable ? Il s’agissait alors de la loi du plus fort. Musk s’inscrit dans la pensée libertarienne, très prégnante parmi les milliardaires américains, d’un état de nature hobbesien fantasmé, avant que le Léviathan – entendons les instances de régulation – n’entrave leurs précieuses libertés de domination sans partage.
Une croisade anti-régulation ?
Selon la sociologue américaine Shoshana Zuboff, contrairement à ce que défendent Elon Musk ou Mark Zuckerberg, les réseaux sociaux ne sont pas neutres2. En orientant les utilisateurs, ils influent sur les discussions qui y ont cours mais également sur les opinions, les croyances et encouragent les actions physiques dans le monde réel. Nous façonnons les réseaux sociaux tout autant qu’ils nous façonnent.
Depuis l’annonce du rachat de Twitter par le milliardaire excentrique, beaucoup de choses ont été dites au sujet de l’idéologie d’Elon Musk – largement de la part de l’intéressé lui-même –, mais défend-il réellement une idéologie libertaire jusqu’au-boutiste ? Ses intentions ne sont pas si claires. Une offensive contre la régulation se heurterait à différentes mesures, notamment européennes, qui le contraindraient dans son action. Il ne semble pas évident pour autant qu’il mène à ce point une bataille idéologique.
Aux États-Unis, la régulation est plus légère et relève donc davantage du bon vouloir des réseaux sociaux. Aussi son action fera sans doute reculer les timides avancées engagées par le réseau social. Début mai, Thierry Breton s’est rendu aux États-Unis et a rencontré Elon Musk afin d’évoquer les régulations européennes que le futur président de Twitter devra respecter. Dans une vidéo postée sur Twitter par le commissaire européen, Elon Musk paraît aligné, voire en total accord, avec la réglementation européenne.
Si son projet est flou, son comportement témoigne de deux choses. D’abord, le sentiment que l’on ne pourrait « plus rien dire » sans être cancelled, archétype de la rhétorique conservatrice. Ensuite, cela atteste d’une idéologie en vogue actuellement outre-Atlantique : un rejet des régulations, très largement le fait du Parti républicain majoritaire au sein des juridictions fédérales, comme la Cour suprême, et qui se traduit par le détricotage des mesures sociales, sociétales et environnementales, notamment de l’ère Obama, mais également de mesures historiques, comme le droit à l’avortement. Le but de la droite américaine est ainsi d’anéantir l’État fédéral administratif et de redonner davantage de pouvoir aux États3.
Un club très fermé
Ce rachat s’inscrit dans une longue histoire de volonté de domination de la presse et de l’opinion par les plus grandes fortunes mondiales. En 2013, Jeff Bezos avait par exemple racheté l’illustre Washington Post, alors en difficulté. Que dire en France de la stratégie d’un Vincent Bolloré avec CNews et Europe 1 dans la montée en puissance d’une opinion publique conservatrice et réactionnaire ?
Dans La Fabrication du consentement, Noam Chomsky et Edward Herman mettaient en évidence l’existence d’une propagande diffusant la vision du monde des dominants4. Posséder un ou plusieurs médias, voire un réseau social, est dès lors une manière pour les grandes fortunes de peser sur l’opinion publique et de transformer leur fortune en pouvoir, sans passer par les urnes.
Vincent Bolloré, Bernard Arnault, Patrick Drahi, François Pinault, la famille Dassault, Xavier Niel, Martin Bouygues : en France, quelques grandes fortunes se partagent une large portion du paysage médiatique. Avec Elon Musk, cette entreprise va plus loin. Pour la première fois, un milliardaire décide de s’emparer d’un réseau social, à l’heure où leur influence n’a jamais semblé si grande. Dans le cas de Twitter, la prise de contrôle de Musk sur le réseau social signifie également celle des données des utilisateurs. Cette acquisition est plus importante que celle d’un groupe de presse ou d’audiovisuel. Cette fois, un milliardaire prend possession d’un espace de discussion, de création, d’interaction, de fabrique de l’opinion, d’agrégation de contenus… En prenant le contrôle de Twitter, Elon Musk mettra la main sur une véritable mine d’or informationnelle.
La guerre pour l’attention et le contrôle de « la fabrication du consentement » fait rage, et il n’est pas sûr que la démocratie en soit renforcée.
- 1.Eli Pariser, The Filter Bubble: What the Internet Is Hiding from You, New York, Penguin, 2012.
- 2.Voir Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, trad. par Bee Formentelli et Anne-Sylvie Homassel, Paris, Zulma, 2020.
- 3.Voir Anne Deysine, « Aux États-Unis, la fin de la régulation fédérale ? », Esprit, mai 2022.
- 4.Noam Chomsky et Edward S. Herman, La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie [1988], trad. par Dominique Arias, Marseille, Agone, 2008.