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Dans le même numéro

De la croissance marchande au développement durable

janv./févr. 2018

#Divers

Il nous faut imaginer une prospérité qui ne dépende plus de la croissance marchande. Un tel développement durable s’appuierait sur un nouvel imaginaire technique (économie circulaire, de la fonctionnalité…) et prendrait en compte les richesses non monétaires (communs, coopération, troc…).

Dans la préface de la seconde édition de Prospérité sans croissance, succès éditorial issu du rapport 2009 de la Commission pour le développement durable du Royaume-Uni, Tim Jackson raconte le rejet dont ce rapport fit l’objet de la part du gouvernement britannique. Le titre même fut considéré comme une provocation, à un moment où le principal souci des dirigeants de la planète était de relancer la croissance. Cette anecdote est révélatrice d’un blocage idéologique contre lequel Tim Jackson invite à s’insurger : « Avions-nous eu tort de nous attaquer au mot “croissance”, à l’heure où les dirigeants du G20 débattaient dans le chaos financier ? Absolument pas. Dès le moment où il est interdit de remettre en question les hypothèses fondamentales d’un système économique manifestement dysfonctionnel, la liberté politique cesse d’exister, la répression culturelle devient une réalité et les possibilités de changement sont entravées, de façon peut-être décisive1. »

Il est pourtant facile de se convaincre que l’idéologie économique est incompatible avec la recherche d’un modèle de développement écologiquement viable. On peut voir dans cette cécité collective l’effet de la domination politique des intérêts financiers, mais le problème est plus profond. Nous avons tous le plus grand mal à imaginer un avenir meilleur pour nous et nos descendants – c’est­à­dire une forme de prospérité, une vision partagée de « ce qui va bien2 » – qui ne dépende pas de la croissance marchande. La vision marchande du monde a en effet l’avantage de fournir un cadre de rationalité unifié, cohérent et universalisable, capable de rendre mutuellement compatibles une infinie diversité de libres décisions individuelles et collectives3.

Il faut s’en émanciper si l’on veut répondre au défi politique de ce siècle : inventer un projet de société pour l’Europe et le monde qui tienne compte de notre dépendance à l’égard de la nature. À quoi pourrait ressembler cette nouvelle vision du progrès humain et quels sont les bons concepts pour en décrire les ressorts ?

Découplage

La croissance économique, c’est­à­dire l’augmentation de la production de biens et de services marchands ou rémunérés, s’accompagne d’une consommation excessive de ressources non renouvelables et d’une dégradation accélérée de l’écosystème terrestre. Elle n’est donc pas durable. Pour qu’il en soit autrement, il faudrait au minimum « découpler » la croissance de la consommation d’énergie et de matières premières. Le découplage se mesure par un ensemble de rapports, tels que l’intensité carbone de la croissance (rapport entre les émissions de gaz à effet de serre et la production marchande), l’intensité énergétique ou encore l’intensité matières4. Ces indicateurs reflètent les progrès accomplis depuis deux décennies pour « verdir », c’est­à­dire essentiellement « décarboner » la croissance. Ces progrès sont réels, mais insuffisants. Les engagements pris par la France en 2015 dans le cadre de l’accord de Paris supposeraient pour être respectés de réduire l’intensité carbone de notre économie de 3, 1 % par an d’ici 2030. Or la baisse annuelle moyenne observée entre 2000 et 2015 n’est que de 2, 6 %, bien que cette période ait permis d’engranger des gains relativement faciles – montée en puissance du nucléaire, impact de la crise financière sur l’activité du bâtiment et lutte contre des gaspillages évidents. Pour la seule année 2015, la baisse n’a été que de 0, 2 % et rien ne permet de penser qu’elle soit en train de s’accélérer suffisamment pour rejoindre la trajectoire projetée. On ne voit pas comment l’objectif officiel de découplage pourrait être atteint sans ruptures. Les engagements climatiques de la France sont donc incompatibles avec la poursuite de la croissance économique telle qu’elle est actuellement conçue.

À l’échelle de la planète, le caractère non durable de la croissance se reflète dans l’augmentation de l’empreinte écologique ou encore dans l’avancement continu du « jour du dépassement » (Earth overshoot day), date à laquelle l’humanité est supposée avoir consommé les ressources que la planète régénère en un an (en 2017 : le 2 août). Nul ne songe à contester la validité du message que portent ces indicateurs, corroboré par les données disponibles sur l’état de la planète. Changement climatique, déclin de la biodiversité, pollution de l’eau et de l’air, artificialisation de l’espace, usure des sols : tous les clignotants sont au rouge.

Est­il envisageable qu’une accélération du progrès technique change la donne ? On peut espérer de bonnes surprises – l’accélération de la baisse du coût de l’énergie photovoltaïque en est une ; elles ne suffiront pas. Un effort massif en faveur de l’innovation, accompagné d’adaptations limitées du modèle de consommation, peut « verdir » la croissance, mais ne peut sûrement pas la rendre soutenable. Rien de nouveau dans ce constat, ainsi résumé par Tim Jackson : « La vérité est qu’il n’existe aucun scénario crédible, socialement juste et écologiquement soutenable pour faire croître les revenus de 9 milliards de personnes. La question critique n’est pas de savoir s’il est techniquement faisable de décarboner nos systèmes énergétiques ou de dématérialiser nos modes de consommation, mais si ce tour de force est possible dans notre type de société5. »

L’illustration la plus spectaculaire de ces contradictions est le développement de la mobilité. Les transports représentent près d’un tiers des émissions de gaz à effet de serre. Depuis des décennies, l’accroissement de la mobilité et celui de la richesse vont de pair. La contrainte climatique interdit de continuer dans cette voie. L’une des réponses avancées est la voiture électrique, mais l’électricité n’est pas une source d’énergie primaire : elle est produite avec du charbon, du nucléaire, du soleil ou du vent6. Le développement de la mobilité est aussi consommateur d’espace et producteur de nuisances diverses (pollution, bruit). Dans un pays comme la France, la construction de nouvelles infrastructures de transport se heurte à des résistances croissantes et coûte de plus en plus cher, comme on le voit à Notre­Dame­des­Landes. Le rêve d’une mobilité croissante et accessible à tous doit être abandonné.

La fin de la croissance ne signifie pas la fin du progrès. Même si c’est grâce à la croissance que nous avons atteint un niveau enviable de bien­être, il en ira différemment à l’avenir. La critique du produit intérieur brut (Pib) est devenue un quasi­lieu commun et on s’accorde sur le fait que le taux de croissance ne mesure pas plus fidèlement le bonheur des gens que l’état de la planète. Le Pib ne tient compte ni de la dégradation de l’environnement, ni des aspects qualitatifs du bien­être, encore moins de la résilience de la société. La faible croissance actuelle s’accompagne d’une dégradation de la situation sociale et ne mesure pas certains progrès. Quand on compare la consommation musicale de la jeunesse actuelle et celle des générations d’avant Internet, l’accroissement est impressionnant. Or il résulte massivement du développement d’une consommation gratuite (téléchargement illégal et échange entre pairs) et n’est donc pas pris en compte dans le calcul du Pib.

Nombre d’instances publiques publient des indicateurs sociaux et environnementaux non monétaires et la loi dite « Éva Sas », votée en avril 20157, aurait pu constituer une avancée décisive. Mais l’usage politique de ces innovations reste limité. L’un des acquis majeurs de ces dernières années est la défaite des partisans du « tout­monétaire ». Il est désormais admis que la solution aux défauts du Pib ne consiste pas à réduire le non-monétaire au monétaire en donnant une valeur marchande au bien­être social et à la qualité de l’environnement. Les débats au sein de la commission Stiglitz ont été décisifs pour élaborer de nouvelles mesures de la croissance8. Celle-ci a recommandé d’élaborer des indicateurs non monétaires renseignant, de manière distincte, la soutenabilité (atteintes à l’environnement, rareté et rythme de déplétion des ressources naturelles critiques) et le bien­être des générations actuellement vivantes. La « performance » d’un pays devrait donc s’évaluer à l’aide d’indicateurs monétaires et non monétaires9, sans exclure les indicateurs synthétiques combinant les deux tels que l’indicateur de développement humain (Idh). Le rapport reconnaît donc l’existence de biens non substituables et non monétarisables. Mais cette avancée n’a pas eu d’effet politique : la croissance reste le principal souci des dirigeants politiques et l’évolution du pouvoir d’achat demeure pour les foyers l’évaluation la plus concrète de leur situation. La déconstruction de la notion de croissance n’a de sens que si elle débouche sur une remise en cause de la société de marché et une démarchandisation de l’échange social.

Le rythme insuffisant du découplage rend notre mode de vie non soutenable. La consommation des biens et des services ayant un fort contenu en émissions de gaz à effet de serre, du transport aérien à la viande rouge en passant par une multitude d’objets jetables, doit donc décroître. Il est probable que cela se traduira par un recul du Pib dans les pays riches et même au niveau mondial. Faut­il pour autant parler de « décroissance » ? Le mot a l’avantage de ramener à la réalité les tenants de la « croissance verte » ou de la « transition écologique » (expression qui évoque un effort transitoire d’adaptation pour atteindre un nouveau régime de croissance), mais il n’aide guère à se projeter. La critique de la mesure monétaire du bien­être incite d’ailleurs à ne pas confondre croissance et développement. L’humanité ne reviendra pas en arrière. Le modèle de développement à inventer ne peut se résumer à des restrictions. Le progrès technique ne va pas s’interrompre et les solutions qui seront mises en œuvre pour se nourrir, se chauffer, se déplacer, etc., ne ressembleront pas à celles du passé, même si d’anciens savoir­faire devront être mobilisés. Sauf à disparaître, l’humanité ne cessera pas d’évoluer et, au moins au plan culturel, de se développer. Dans des domaines comme la santé, la communication et l’information, rien ne permet d’anticiper un ralentissement de l’innovation. Ainsi considérée, l’expression « développement durable » est donc parfaitement défendable.

Un nouvel imaginaire technique

L’idée de décroissance est associée à une vision pessimiste du rôle de la technique. Or la question mérite mieux qu’une opposition caricaturale entre ceux qui croient au progrès technique et ceux qui n’y croient pas. Les protagonistes du débat sur la technique passent à côté du véritable enjeu, celui d’une transformation de l’imaginaire technique. Par imaginaire technique, j’entends le système des représentations sociales de ce qu’est censée produire la technique – la manière dont une société se projette dans l’avenir à travers de nouveaux objets et d’autres pratiques. Nous vivons sous l’emprise d’un imaginaire industriel qui voit dans la technologie le moyen de créer des objets qui nous rendront plus souverains, plus autonomes à l’égard des autres et de la nature. L’imaginaire à promouvoir pour faire face au défi écologique voit plutôt la technique comme l’ensemble des moyens d’améliorer solidairement le bien­être, en symbiose avec les écosystèmes. Au lieu de soumettre brutalement la nature à nos désirs, il s’agit de la comprendre et de s’adapter à son fonctionnement.

Ainsi, l’économie circulaire est l’un des moyens de produire plus de bien­être en consommant moins de ressources naturelles. Il s’agit de « boucler » les cycles de matières et d’énergie grâce au réemploi et au recyclage. L’économie circulaire ne se limite pas au recyclage des déchets. Pour économiser les ressources naturelles, il faut, par un travail en amont sur la conception des produits (éco-conception), optimiser leurs usages, réduire les consommations induites (énergie et consommables), augmenter leur durée de vie, faciliter la maintenance et les réparations, permettre le réemploi des composants et des pièces détachées, utiliser des matériaux renouvelables ou faciles à recycler, voire viser le « sur cyclage » (upcycling10). Un autre aspect de l’économie circulaire est l’écologie industrielle territoriale qui recherche les complémentarités techniques entre des entreprises d’un territoire pour optimiser l’usage des ressources (matière et énergie) et le réemploi des déchets.

L’économie de la fonctionnalité, autre exemple du nouvel imaginaire technique, développe les services d’usage des biens comme alternative à leur possession. Les exemples connus diffèrent peu de services classiques de location, si ce n’est par leur caractère public. Les systèmes de type Vélib ou Autolib participent ainsi d’un développement des services de location qui bénéficie également aux activités locatives plus classiques. L’économie de la fonctionnalité ne se réduit pas à la location : partenariat avec les collectivités territoriales, formation des usagers­consommateurs, contributions à une reformulation des attentes et des besoins, etc.

Au­delà, le nouvel imaginaire technique consiste à regarder autrement les objets, leurs impacts et leurs usages. Les pratiques d’éco­conception – qui visent à optimiser les objets du point de vue de leur contenu en ressources rares, leur durée de vie, leur capacité à être réparés, leur modularité, leur facilité d’usage et de réemploi – en sont la concrétisation directe. Le cadre social de l’usage des objets techniques pourrait aussi être repensé avec les mêmes objectifs : réduire certains besoins à la source, favoriser la mutualisation et accroître la résilience des fonctionnements sociaux. Parmi les notions dont il pourrait être utile de faire usage, mentionnons celle de « permaéconomie », forgée par analogie avec la permaculture, pour désigner les pratiques économiques fondées sur les principes d’économie de ressources, de diversité et d’adaptation à l’environnement11.

Le nouvel imaginaire technique combinera les high tech et les low tech en dépassant les obstacles à la mise en œuvre de savoir-faire et de compétences techniques. On pense à l’agriculture biologique, aux ateliers coopératifs de bricolage et de réparation, aux systèmes de transport associant vélos, transports collectifs et technologie de l’information, à une gestion des déchets avec récupération, compostage, tri manuel et technologies sophistiquées pour le traitement des matériaux précieux ou dangereux. Un autre aspect peut être l’imitation de la nature par les technologies biomimétiques (qui s’inspirent des processus physiques ou chimiques utilisés par les êtres vivants), la recherche systématique de fonctionnements en circuit court (agriculture de proximité) et de symbioses entre organisations de taille et de nature différentes.

À une échelle plus large, un nouvel imaginaire technique devrait se concrétiser par une autre conception de l’aménagement de l’espace. Les projets urbains consommateurs d’espace et d’énergie devront faire place à des approches telles que les slow cities ou l’« urbanisme tactique » (encore appelé « acupuncture urbaine12 »). Le décloisonnement des échelles spatiales et temporelles est un aspect fondamental : on ne peut plus se contenter d’évaluer les objets et les techniques en se fondant sur leurs effets locaux et immédiats. Comme l’indique Lucile Schmid dans son rapport sur l’innovation écologique : « L’invention de nouveaux procédés ne suffit pas. Elle doit aller de pair avec la recherche d’un nouveau modèle de développement économique et social, compatible avec la finitude des ressources13. » Toute technique devrait désormais être appréhendée comme un levier de transformation des usages et des « façons d’agir », en tenant compte de leurs effets dynamiques et en rapport avec un objectif d’économie des moyens à l’échelle d’un territoire.

Le plus important dans ce nouvel imaginaire technique est son aspect culturel. Il s’agit de promouvoir un nouvel idéal d’excellence : non plus créer des objets « performants », dont l’efficacité se mesure à l’aune d’une tâche spécialisée, mais répondre à des besoins vitaux et résoudre des problèmes concrets au moindre coût pour l’environnement. Cette conception de la performance n’a rien d’abstrait : elle peut s’objectiver grâce à la méthode de l’analyse du cycle de vie qui évalue les conséquences environnementales globales d’une activité ou d’un produit rapportées à leur usage final.

Démarchandisation

Ce nouvel idéal de performance permet de valoriser des aspects du bien­être collectif (qualité de la vie, état du patrimoine naturel, etc.) qui ne deviendront pas des « marchandises ». Intégrer la valeur de ces biens dans l’évaluation du bien­être social passe par le développement de nouveaux indicateurs. Mais mesurer ne sert pas à grand­chose tant que les aspects non monétaires de la richesse ne sont pas pris en compte aux niveaux méso­ et microsocial comme des valeurs d’échange. Tel serait l’objet d’une politique de démarchandisation14.

La démarchandisation recouvre en partie le « retour des communs15 ». L’importance des biens communs environnementaux (climat, biodiversité, espaces naturels) n’est plus à souligner. Ce qui est moins pris en compte, c’est que des biens dont l’importance augmente relèvent également d’une gérance collective : connaissances, réseaux, services collectifs à différentes échelles infra- et supranationales, sécurité collective. À rebours de la vague libérale, la communalisation de certains biens va revenir à l’ordre du jour (on pense notamment au sol). Ce n’est pas un hasard si les travaux sur les communs se sont multipliés ces dernières années, comme en témoigne l’attribution du prix Nobel d’économie à Elinor Ostrom en 2009.

La gérance efficace des non­marchandises est une question économique que pose le développement des « modèles d’affaires hybrides », dont le point commun est de combiner logique marchande et coopération : économie sociale et solidaire, production collaborative (de Wikipédia aux fab-labs), échanges gratuits et de pair à pair via Internet, sans oublier l’économie circulaire et l’économie de la fonctionnalité évoquées plus haut.

L’économie collaborative est un monde au sein duquel des distinctions seraient à établir : on y trouve aussi bien des formes d’hyper-marchandisation que des initiatives à visée de changement social. Son développement pose des problèmes complexes de concurrence déloyale, d’évasion fiscale et de contournement du droit du travail. Ces ambivalences ne doivent pas obscurcir le fait que l’échange entre pairs et la contribution volontaire à la création de communs contiennent en germe une transformation de l’économie de marché et même un dépassement du capitalisme16. Grâce à Internet, dont l’immense apport est de permettre une coordination à grande échelle sans prix de marché et sans organisation hiérarchisée, l’économie collaborative met en œuvre une nouvelle manière de créer de la valeur tout en favorisant le développement d’un autre type de relations sociales. Les échanges entre pairs valorisent des ressources telles que la confiance, la propension à respecter des normes de réciprocité et la connectivité sociale, le « capital social » des sociologues américains. Toutes ces pratiques ne sont pas vertueuses, mais là n’est pas la question. Quelles que soient les motivations de leurs initiateurs, leur efficacité repose sur de nouvelles formes de mobilisation des ressources et d’évaluation des biens. Elles participent d’une démarchandisation des besoins et de l’échange social, condition nécessaire du découplage entre le bien­être et la consommation des ressources rares.

Le terme de démarchandisation revêt ici un sens large17. Toutes les formes de coopération, de mutualisation et de troc peuvent s’analyser comme des échanges hors marché. La démarchandisation renvoie au développement de la gratuité et des échanges non monétaires (notamment à travers Internet), à l’autoproduction et au partage de certaines ressources, mais aussi à la prise en compte de valeurs non monétaires dans le cadre d’échanges marchands, à commencer par la production volontaire d’externalités positives, sociales ou environnementales. La démarchandisation implique donc une évaluation socialisée, mais non monétaire, de certains biens. Les agents économiques sont conduits à évaluer ces biens de manière substantielle et contextualisée – en tenant compte de leur rareté physique, de leur valeur d’usage et/ou de leur utilité sociale dans un contexte donné, et non plus seulement par un prix de marché.

Habituellement, le progrès social est subordonné au retour de la croissance. Mais rien ne s’oppose vraiment à ce que la réduction des besoins monétaires figure parmi les objectifs et les critères d’évaluation des politiques économiques et sociales. Les pratiques de démarchandisation apportent les éléments conceptuels pour bâtir une stratégie de découplage entre le bien­être et la production marchande. Pour améliorer le bien­être social avec une croissance faible ou nulle, il s’agit de réduire les besoins monétaires et d’intensifier la création et la circulation de non­marchandises. Outre l’encouragement de l’innovation sociale et la création d’un cadre juridique et fiscal pour les modèles économiques hybrides, une stratégie de développement en ce sens devrait reposer sur la réduction des flux de consommation matérielle en augmentant la durée de vie et en facilitant la réparation et le réemploi des biens, sur l’aide aux ménages (en particulier à faibles ressources) à réduire leurs dépenses sans dégrader leurs conditions de vie (informer les consommateurs sur le coût d’usage réel des biens, instaurer une tarification progressive de l’eau et de l’électricité, rendre possible une vie sans voiture par l’aménagement de l’espace et le développement des transports collectifs, développer les services collectifs de proximité, etc.) et sur les limitations de la publicité (par exemple par l’interdiction de la publicité à domicile non sollicitée, à la fois coûteuse et source de nuisance). L’aménagement du temps de travail devrait être considéré dans cette perspective. Il est pertinent de favoriser la pluralisation de l’activité à l’échelle de l’existence – on pense notamment à l’aménagement de la fin de la vie active et à l’activité des retraités.

On objectera qu’une stratégie de démarchandisation réduirait les recettes fiscales et donc les moyens d’action de l’État. L’une des réponses pourrait être de démonétariser partiellement le service public, c’est­à­dire de produire les biens collectifs en collaboration avec les citoyens. Au­delà de cette forme de don à la collectivité que constitue le service civique, le service public se réinventerait en s’appuyant sur la société civile et en s’inspirant de l’économie collaborative. La propension des citoyens à contribuer gratuitement au bien commun est une ressource dont l’État et les collectivités territoriales ne devraient pas se priver18. Il ne s’agit pas seulement de financement : s’engager dans la voie du service public collaboratif, c’est­à­dire d’une hybridation du public et du commun, n’irait pas sans une transformation profonde de notre imaginaire politique.

Note

  • 1.

    Tim Jackson, Prospérité sans croissance. Les fondations pour l’économie de demain, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2017, p. 26.

  • 2.

    Comme le remarque T. Jackson : « Prospérer, c’est à la fois réussir dans la vie et se sentir bien dans sa vie. Prospérer veut aussi dire que les choses vont bien pour nous et pour ceux que nous aimons » (Prospérité sans croissance, op. cit., p. 1).

  • 3.

    Voir Bernard Perret, Pour une raison écologique, Paris, Flammarion, 2011.

  • 4.

    Rapport entre un indicateur agrégé de consommation de matières premières et la croissance.

  • 5.

    T. Jackson, Prospérité sans croissance, op. cit., p. 134.

  • 6.

    Il s’avère, par exemple, que le développement de la voiture électrique en Chine, pays où l’électricité est massivement produite à partir de charbon, aura pour conséquence un accroissement des émissions de CO2 (Le Monde, 10 septembre 2010).

  • 7.

    Du nom de la députée écologiste qui en est à l’origine. Elle prévoit l’élaboration annuelle d’un tableau de bord d’indicateurs sociaux et environnementaux et leur utilisation pour évaluer les politiques publiques.

  • 8.

    Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social, constituée à l’initiative de Nicolas Sarkozy en 2008 pour élaborer des indicateurs de richesse et de bien-être complémentaires au Pib, présidée par le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz.

  • 9.

    Voir Nicolas Bouleau, Finance et “Business as Usual”, Paris, Institut Louis-Bachelier, septembre 2017.

  • 10.

    Par opposition au downcycling (recyclage des produits ou des matériaux avec dégradation de leurs fonctionnalités, à l’instar du papier recyclé), l’upcycling consiste à récupérer les produits ou matériaux dont on n’a plus l’usage pour fabriquer des biens d’utilité supérieure.

  • 11.

    Voir Emmanuel Delannoy, Permaéconomie, Marseille, Wildproject, 2016.

  • 12.

    « La ville est vue comme un organisme énergétique multidimensionnel et sensible, un environnement vivant. L’acupuncture urbaine vise à approcher cette nature et à comprendre les flux énergétiques du collectif caché derrière l’image de la ville pour réagir aux endroits qui en ont besoin. » Marco Casagrande, Biourban Acupuncture : Treasure Hill of Taipei to Artena, Rome, International Society of Biourbanism, 2013.

  • 13.

    Lucile Schmid, Rapport relatif à l’innovation et à l’expérimentation pour la transition écologique, juillet 2017.

  • 14.

    Voir B. Perret, Au-delà du marché. Les nouvelles voies de la démarchandisation, Paris, Les Petits Matins, 2015 et Isabelle Cassiers, Kevin Maréchal et Dominique Méda (sous la dir. de), Vers une société post-croissance. Intégrer les défis écologiques, économiques et sociaux, La Tour-d’Aigues, Les éditions de l’Aube, 2017.

  • 15.

    Voir Benjamin Coriat, le Retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Paris, Les Liens qui libèrent, 2015.

  • 16.

    Voir Michel Bauwens et Vasilis Kostakis, Manifeste pour une véritable économie collaborative. Vers une société des communs, Lausanne, Fondation Charles Léopold Meyer, 2017.

  • 17.

    Pour Gøsta Esping-Andersen, la démarchandisation renvoie à la réduction de la dépendance des individus vis-à-vis du marché grâce au système de protection sociale. Voir G. Esping-Andersen, les Trois Mondes de l’État providence. Essai sur le capitalisme moderne, traduit par Noémie Martin, Paris, Puf, coll. « Le Lien social », 2007.

  • 18.

    La mise en place de la « réserve citoyenne » ou encore, depuis 2011, du « dispositif de participation citoyenne » (souvent sous l’appellation « voisins vigilants ») prouve que cela n’a rien d’une utopie.

Bernard Perret

Bernard Perret est haut fonctionnaire ; il a longtemps travaillé pour l'INSEE, pour ensuite se tourner vers les questions écologiques et de développement durable au sein de différentes instances (dont le Ministère de l'Ecologie, du Développement durable et de l'Energie). Il est l'auteur de nombreux essais sur les politiques publiques, les liens entre économie et société, le développement durable (

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