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Photo : Mateo Avila Chinchilla
Photo : Mateo Avila Chinchilla
Dans le même numéro

Face aux ténèbres. Les écrivains sur les territoires du narcotrafic

février 2017

Les écrivains sur les territoires du narcotrafic

Écrire sur l’économie de la drogue, c’est dire notre monde moderne. Trois écrivains ont en commun d’inscrire leurs œuvres dans ce contexte de mondialisation et d’économie ultralibérale dans lequel s’épanouit le narcotrafic : Roberto Bolaño, Don Winslow et Roberto Saviano. Un Chilien, un Américain et un Italien qui ont, chacun à leur façon, rencontré le Mal dans le Nord mexicain et tenté d’en faire le récit.

Explorer les territoires de la drogue fait surgir une cartographie des routes et des flux de ce commerce singulier, et révèle ce qui palpite sous les terres de sang que sont devenus le Guatemala, la Colombie et la frontière américano-mexicaine ravagés par le trafic, de cocaïne principalement. 26661 de Bolaño, la Griffe du chien2 et Cartel3 de Winslow et Extra pure4 de Saviano évoquent Moby Dick de Melville : comme Achab à la poursuite de la baleine blanche, leurs personnages se trouvent pris dans les méandres de l’énigme du Mal, confrontés à la déshumanisation, par des économies sauvages et criminelles, d’un Sud qui souffre pour que le Nord tienne le coup dans sa course effrénée vers la perte.

Bolaño, décédé en 2005, est l’un des grands romanciers du xxe siècle et 2666 est son œuvre testamentaire. Il a magistralement ouvert une voie et c’est dans son sillon que s’inscrivent l’auteur de polars – et ancien historien – Winslow et le journaliste-écrivain Saviano. Une lecture croisée de leurs livres donne une vision synoptique du phénomène de la drogue mais aussi de sa fresque généalogique, des premières violences mexicaines jusqu’au triomphe des cartels et leur hybris d’atrocités.

Sur les terres du Mal

Pour remonter aux sources du narcotrafic, il faut se rendre au Mexique, plus précisément dans le Norde. Dès les années 1990, Bolaño a su voir ce qui se tramait en ces lieux désertiques constellés de maquiladoras, gangrenés par la drogue et la prostitution. Dans 2666, c’est là que se rendent quatre universitaires, à la recherche d’un écrivain disparu : ils vont y affronter l’horreur et l’ennui.

En rupture avec le réalisme magique, une étiquette trop vite accolée à de nombreux romans sud-américains, 2666 se présente comme une œuvre fondatrice, virtuose et complexe. Le récit se joue principalement à Santa Teresa, une version fictive de Ciudad Juárez, à la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Des centaines de meurtres de femmes, inexpliqués, s’y produisent. L’horreur, la déshumanisation et la banalisation du mal règnent dans des territoires où cohabitent excès et misère. Le meurtre et le viol sont des routines promises à l’indifférence et à l’oubli, aux portes d’une Amérique sur-consumériste qui fait le choix de fermer les yeux.

À la terreur mêlée de fascination que les narcos y exercent sur les populations locales, dans le désert de Sonora, s’ajoute la corruption des forces de l’ordre et des institutions, les deux phénomènes concourant aux féminicides dont le roman est non seulement une dénonciation mais aussi le recueil. Ce que Bolaño a su voir et dire avec un désespoir amer est l’émergence d’une nouvelle « oasis d’horreur », comme a pu l’être l’Europe de l’Est durant la Seconde Guerre mondiale, évoquée dans la dernière partie du roman. Une décennie après la parution de 2666, Saviano écrit à son tour dans Extra pure : « Le Mexique est l’origine de tout. Le monde dans lequel nous baignons désormais, c’est la Chine, c’est l’Inde, mais c’est aussi le Mexique. Quiconque néglige le Mexique ne peut comprendre ce qu’est aujourd’hui la richesse sur cette planète. Quiconque néglige le Mexique ne devinera jamais le destin des démocraties agitées par les mouvements du narcotrafic5. »

Depuis ce Norde mexicain se déploie la cartographie d’un espace mondialisé, que les trafiquants ont su s’approprier mieux que quiconque. Mafia italienne, cartels mexicains, milices guatémaltèques, mafia russe ou triades sont les principaux acteurs d’une géographie dont Don Winslow et Roberto Saviano décrivent l’évolution, des années 1990 à aujourd’hui. En filigrane des cartes admises se révèle alors celle des atrocités.

Le déchaînement des violences

La litanie des horreurs générées par la criminalité sud-américaine rythme ces œuvres. Déjà, dans 2666, le lecteur est confronté par de brefs récits d’enquêtes à la réalité clinique des faits-divers qui ponctuent la vie quotidienne de la frontière. La langue poétique semble se retirer un temps et nous laisse seuls, en compagnie des corps mutilés et des existences familiales, ordinaires, disparues, comme happées par un gouffre sourd. Mais le caractère polyphonique de la fiction, les descriptions de songes cauchemardesques et la mise en jeu des subjectivités savent aussi donner voix aux êtres, les irriguer d’une vie que la réalité criminelle broie perpétuellement.

Ce pouvoir d’incarnation se retrouve dans le thriller de Don Winslow, peuplé d’une foule de personnages, parfois réels ou inspirés de la documentation accumulée par l’écrivain. Le lecteur y suit deux personnages antagonistes, un agent de la Dea (Drug Enforcement Agency), Arthur Keller, et un narcotrafiquant dont l’ascension se fait sur fond de duel entre deux frères ennemis, Adan Barrera. Les récits d’assassinats et de massacres dans un contexte géopolitique contaminé par le narcotrafic s’y succèdent. Le roman prête la parole à tous ces personnages qui essaient de trouver une place dans un monde qui exige la férocité, la ruse et l’absence d’états d’âme. La frontière entre le Bien et le Mal est aussi poreuse que celle qui sépare le Mexique des États-Unis.

Ainsi suivons-nous un temps un sicario, un tueur professionnel au service d’un cartel, qui n’est encore qu’un enfant quand il tue pour la première fois. Le même, quelques années plus tard, fera rouler cinq têtes coupées dans une discothèque mexicaine pour envoyer un message à ses ennemis. Keller lui-même est prêt à s’associer un temps à son pire ennemi pour l’emporter dans son combat : comme nombre de héros de polars, il ne cesse de s’interroger sur les moyens et ne sait pas bien quelle fin il poursuit véritablement. Les victimes et les bourreaux, les criminels et les justiciers se confondent.

À l’instar de son maître James Ellroy, dans son obsession documentaire et sa capacité à animer une vaste fresque, l’auteur américain parvient à nous faire saisir les mécanismes tragiques du narcotrafic. La peinture de la politique américaine et de ses ambivalences – les agences se court-circuitant parfois les unes les autres selon la politique étrangère à l’honneur – offre là encore la vision d’un Sud sacrifié au profit d’un Nord agonisant sous le problème sociétal de la consommation de drogue. On est frappé par la continuité des méthodes de l’action clandestine américaine, du Vietnam à la lutte contre les drogues, en passant par l’Afghanistan ou l’Irak – le napalm utilisé pour détruire les cultures de coca dans la Griffe du chien, le recours aux assassinats ciblés ou aux drones dans Cartel.

Le lecteur accède à la fois à une mythification de la puissance économique des cartels et à une démythification du grand criminel, pris dans sa banalité et sa misère existentielle. Dans ce jeu cruel, un pion remplace l’autre, et l’objectif de la lutte antidrogue ne serait finalement que de placer « le moins pire » des chefs à la tête d’un empire d’une grande continuité. La violence semble inextinguible tant la demande augmente, quels que soient les moyens déployés pour éteindre l’offre. Le roman montre aussi la capacité d’adaptation et d’innovation des cartels, gérés comme des multinationales : le meurtre vaut licenciement, la décapitation que l’on filme vaut publicité et la production de méthamphétamines vaut diversification des marchés. Leur pouvoir est assis sur la connaissance des circuits légaux, la corruption des institutions, l’utilisation experte des méthodes de blanchiment, la maîtrise des technologies. Entre la Griffe du chien et Cartel, on mesure comment, de structures pyramidales classiques menées par un « boss », les cartels sont devenus des groupes plus horizontaux où chacun rivalise d’esprit d’entreprise pour faire fructifier les affaires.

Mais au sein de cette machinerie se jouent des destins dont le sens ne tient qu’au maintien de l’ensemble. La bête du narcotrafic exige du sang, car elle ne survit qu’en s’affirmant implacable et impitoyable. Les rituels à Santa Muerte, l’apparition de gangs quasi mystiques et prosélytes semblent être le contrepoint de mécanismes dépourvus d’affects et d’existences absurdes affolées par la mort et la souffrance. Cette cruauté, persistance de l’archaïque, trouve sa raison dans le maintien d’un ordre et d’une hiérarchie nécessaires au bon écoulement des marchandises. C’est la réalité des flux, soulignée également par Saviano, qui définit la cocaïne comme le « pétrole blanc » de l’économie actuelle6. Au sens propre comme au sens métaphorique, la cocaïne est partout, véritable carburant de nos sociétés performatives et déprimées. À l’inverse du pétrole, elle est une ressource inépuisable et des plus rentables. L’argent généré aurait même, selon le journaliste italien, servi à renflouer les banques lors de la crise de 2008. Le trafic de drogue est l’envers caché de la mondialisation, avec son lot de guerres civiles, d’exploitation et d’appauvrissement des populations.

Raconter et témoigner

Dans ces œuvres tragiques, l’homme semble en perpétuel exil dans un espace territorialisé par la violence et de fait inhabitable. Leurs auteurs nous tendent des miroirs critiques, Achab à la poursuite de la baleine blanche mais aussi Virgile nous guidant aux Enfers. On ne peut pour autant en réduire la puissance littéraire à un pur enjeu informatif. Il s’agit toujours de faire entendre les vies derrière les colonnes des faits-divers et des statistiques, de donner une perspective historique, de penser ces phénomènes dans un ensemble moral. 2666 peut être lu – entre autres – comme un roman policier déceptif car on ne saura jamais vraiment qui a tué ces femmes : un tueur en série ? Deux ? Des narcotrafiquants ? La seule certitude est que l’aveuglement et l’indifférence nourrissent l’horreur. Dans Cartel, alors qu’il contemple la cathédrale de Mexico toute proche d’un temple aztèque lors d’une soirée de contestation des résultats de l’élection présidentielle, l’agent Keller prend conscience, au milieu de la foule, de l’histoire et de la profondeur culturelle du Mexique comparées à celles de la jeune nation américaine. Le questionnement qui hante le personnage est alors celui d’une Amérique qui ne peut plus ignorer le bain de sang coulant à ses pieds : qu’avons-nous fait ? Que sommes-nous devenus ?

Telles sont les interrogations lancinantes de la littérature lorsqu’elle entre en territoire du Mal. À cet égard, il faut souligner la forme singulière d’Extra pure : ce n’est pas simplement une enquête, un essai ou une autobiographie, et encore un moins un roman. Comme les romans de Bolaño ou de Winslow, produits hyper-documentés de recherches de longue haleine, Extra pure est un témoignage. On y trouve bien l’explication des mécanismes, des moyens mis en œuvre, des rencontres avec des criminels, des policiers, des journalistes et des récits de vie. Pourtant Saviano n’a pas cherché pour affronter son sujet à se défaire de procédés romanesques, comme s’il voulait saisir le souffle de notre monde malade. Les reproches qui lui ont été adressés par certains médias, la pauvreté des sources ou les inexactitudes, ratent leur cible, car ce n’est pas à la précision du journaliste que Saviano souhaitait s’astreindre. Sa vie même, sous escorte policière permanente, peuplée de solitude, inscrit d’emblée l’auteur dans le sujet qu’il traite. Il participe de ce qu’il affronte ; il tente d’habiter un monde inhospitalier et mortifère.

En cela, ni la dénonciation ni la déploration ne résument sa démarche d’écrivain. Il ne peut plus simplement relater objectivement : il raconte et témoigne, c’est là son entrée en littérature. Son exigence est de regarder en face une réalité qui prospère dans l’opacité et l’indifférence des foules, et d’en faire le récit sans en écarter la part subjective. Saviano parvient à captiver le lecteur mais plus encore à lui transmettre l’expérience de celui qui a choisi d’écrire sur ce thème, la précarité de ses conditions d’existence. L’introspection qui parcourt Extra pure est poignante, quand l’auteur nous dit qu’il est devenu « un monstre ». On comprend alors que ces procédés narratifs ne sont pas de simples artifices, destinés à enjoliver ou à assurer une pédagogie, mais le moyen de faire entendre sa voix. L’introspection narrative semble être l’espace même dans lequel peut se saisir et se penser ce phénomène ample et tragique qu’est l’économie contemporaine de la drogue, dans laquelle l’auteur est désormais pris à partie.

Saviano, dans l’urgence, se doit d’être stratège. Il compte pleinement parmi ceux à qui Don Winslow dédie Cartel : les journalistes sur le front d’une guerre, la guerre des drogues. Une guerre dans laquelle, selon l’aveu même de Winslow, les faits dépassent bien souvent l’imaginaire déjà terrible de sa propre fiction. Entrés en investigation, Bolaño, Saviano et Winslow mettent en scène des personnages d’enquêteurs par la subjectivité desquels se lit, s’interprète et s’éprouve le tragique du monde. Mais la littérature face à ces ténèbres ne tente pas d’en cerner l’origine qu’elle sait insaisissable : elle nous les montre dans leur règne, les éclaire de sa lueur, en dévoile la violence profonde et les conditions d’épanouissement.

  • 1.

    Roberto Bolaño, 2666, trad. Robert Amutio, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2011.

  • 2.

    Don Winslow, la Griffe du chien, trad. Freddy Michalski, Paris, Points, coll. « Points Policier », 2008.

  • 3.

    D. Winslow, Cartel, trad. Jean Esch, Paris, Seuil, 2016.

  • 4.

    Roberto Saviano, Extra pure, trad. Vincent Raynaud, Paris, Gallimard, coll. « Folio actuel », 2014.

  • 5.

    R. Saviano, Extra pure, op. cit., p. 64.

  • 6.

    « Tout le monde en veut, tout le monde en consomme, tous ceux qui ont commencé à en prendre en ont besoin. Les dépenses sont minimes, la vendre est immédiat, les marges réalisées énormes. La cocaïne se vend plus facilement que l’or, et ses bénéfices peuvent dépasser ceux du pétrole. L’or a besoin d’intermédiaires et les négociations prennent du temps. Le pétrole, lui, nécessite des puits, des raffineries, des oléoducs. La cocaïne est le dernier bien qui permet l’accumulation primitive du capital. » R. Saviano, Extra pure, op. cit., p. 1.

Nicolas Léger

Professeur de lettres et de philosophie au lycée Victor-Hugo de Florence.

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