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L'usage des drogues au cinéma

février 2017

Si la guerre contre la drogue figure parmi les principales mesures sécuritaires prônées par les États-Unis, et si la légalisation du cannabis médical ou récréatif entre peu à peu dans les mœurs et les législations outre-Atlantique, la représentation des drogues et de leurs consommateurs, au cinéma, reste assez négative. Qu’un personnage prenne du cannabis, de la cocaïne, de l’héroïne, ou de l’ecstasy/Mdma, et le spectateur peut s’attendre à une chute ou à une fin tragique pour lui. Comme si les scénaristes et cinéastes appliquaient encore une certaine morale visant à condamner les usagers de drogues dans leurs fictions, au moment même où les sociétés occidentales se montrent plus tolérantes sur ce sujet, et où les pouvoirs publics tentent parfois de mettre en place de nouvelles politiques moins répressives pour s’y confronter. Et, alors même que les détentions pour usage ou vente de drogues continuent à surpeupler les prisons partout dans le monde, le cinéma persiste à montrer explicitement des prises récréatives de drogue, comme pour démontrer leur insignifiance.

Grandeur et décadence

Ce double parti pris, entre accablement moral de l’usager mais généralisation de l’usage, demeure malgré ce constat : à l’écran, l’utilisation et l’apparition de drogues sont très largement répandues. Dans les structures scénaristiques de rise and fall (ascension et chute), la prise de cocaïne est presque un passage obligé, comme partie du nouveau mode de vie des héros, expression de leur orgueil et revendication insolente d’hédonisme. Ainsi, dans le récent War Dogs (Todd Phillips, 2016), les deux personnages principaux, losers devenus marchands d’armes, entament presque par automatisme leur parcours de succès par la consommation de cocaïne. Cet imaginaire emprunte beaucoup au Scarface (1983) de Brian De Palma, qui, par son outrance et son statut de film culte, créa en grande partie l’image du trafic et de la consommation de cocaïne pour le grand public. Dix ans plus tard, De Palma inversait quelque peu ce portrait, en liant la repentance de Carlito Brigante dans l’Impasse (1993) à sa renonciation au trafic et à la drogue, en même temps que son avocat addict, joué par Sean Penn, provoque en partie sa chute. Mais la cocaïne est surtout associée à la fête, à la jeunesse, voire aux artistes, comme dans Eden (2014) de Mia Hansen-Løve, où les Dj de la French Touch reproduisent, avec cette drogue et trente ans plus tard, les excès des rockeurs avec l’héroïne. Une banalisation peut-être discutable, le spectateur et cinéphile pouvant presque s’initier à la consommation de cette drogue grâce à ces représentations cinématographiques.

Le cinéaste ayant le plus contribué à la popularisation visuelle des drogues reste sans doute Martin Scorsese, dont nombre de personnages semblent ne pouvoir fonctionner que grâce aux drogues. L’un des tropes de la filmographie scorsesienne, identifiée par la critique et les cinéphiles, est la tendance de ses héros à l’addiction ou à la consommation récréative, parfois pour pallier des pathologies : les gangsters des Affranchis (1990) et de Casino (1995) prennent de la cocaïne, Billy Costigan exige de se voir prescrire des calmants dans les Infiltrés (2006), Frank Pierce s’occupe de junkies dans À tombeau ouvert (1999) et les psychiatres de Shutter Island (2010) expérimentent sur leurs patients les premiers neuroleptiques.

Le Loup de Wall Street (2013) constitue quant à lui, dans une recherche d’obscénité à l’écran avouée par Scorsese lui-même, un spectacle quasi indépassable dans la peinture d’usagers accros sans s’en rendre compte : non contents de prendre plusieurs fois par jour de la cocaïne, Jordan Belfort et ses collègues traders recherchent les somnifères les plus puissants pour décupler leurs trips. L’exubérance et l’exagération sont assumées par le film, qui tient presque par moments de la comédie burlesque, comme dans la scène ou Leonardo DiCaprio déclare : « Je prends des Quaaludes dix à quinze fois par jour pour mes “douleurs de dos”, de l’Adderall pour rester concentré, du Xanax pour compenser, de l’herbe pour me relaxer, de la cocaïne pour me réveiller à nouveau, et de la morphine, eh bien, parce que c’est génial. » Une représentation « ludique » des drogues qui participe de la condamnation morale de personnages dépourvus de limites comme de réflexion, et de l’esprit comique du film.

Les usagers de drogues au cinéma ne finissent jamais bien, et leur consommation, ou leur décision de continuer à consommer, marque bien souvent le début de leur chute. La drogue ne s’envisagerait ici que comme un ravage, une violence contre soi-même, une façon de se dégrader, ou de continuer à survivre dans un usage qui ne se résume plus qu’à l’addiction. Ce thème de la dépendance se retrouve même dans un film biographique comme Saint Laurent (Bertrand Bonello, 2014), où les drogues, englobant également l’alcool, apparaissent à l’artiste comme les seules solutions pour maintenir sa créativité, quitte à dégrader sa santé ou sa vie quotidienne. Les drogues existent alors comme de purs excès, qu’une absence d’éthique personnelle ou de contrôle de soi ne peut qu’aggraver.

Le paroxysme dans cette représentation négative reste sans doute Requiem for a Dream (Darren Aronofsky, 2000), d’après le roman de même titre d’Hubert Selby Jr., film culte sur les dégâts personnels causés par les drogues. Trois des quatre protagonistes consomment de manière régulière du cannabis, de l’héroïne et de la cocaïne, substances dont la réalité est explicitée, à l’écran, par des enchaînements de plans fixes très courts (moins d’une seconde chacun) montrant les gestes associés à leur consommation : pour la cocaïne, ouvrir le sachet, verser la poudre, la diviser, prendre un billet pour se servir de paille ; pour l’héroïne, prendre une seringue, trouver la veine… Suivent des images des molécules atteignant le sang et des pupilles qui se dilatent, l’ensemble paraissant signifier que pour l’addict, la drogue se réduit à une série de gestes connus par cœur, comme un savoir technique et clandestin qui aboutirait au trip, à l’état de détente inhérent à la prise, à l’injection, au joint. Mais Requiem for a Dream traite plus largement de l’addiction dans toutes ses formes, comme l’indique le personnage de Harry, disant de sa mère, qui se fait prescrire des pilules coupe-faim remplies d’amphétamines : What’s her fix ? Television (« Quelle est sa dope ? La télévision »). Son final, où le montage frénétique et les coupes nettes entre les personnages atteignent leur sommet, accentue ces portraits terribles de personnages aliénés, dont l’héroïne ou les amphétamines finissent par affecter le corps, la santé mentale ou l’intégrité. Il s’agit enfin de montrer l’hypocrisie de la guerre contre la drogue, qui condamne les junkies à l’isolement, à l’emprisonnement ou à la prostitution, mais ne lutte pas suffisamment contre les méfaits de certains médicaments en libre circulation.

Tout le monde en prend

Les opioïdes, antidouleurs ou antidépresseurs trop puissants et sources d’overdoses, n’ont pas encore trouvé de révélateurs, fictionnels ou documentaires, au cinéma. Sur grand écran, l’héroïne continue à toucher davantage les classes défavorisées, l’alcoolisme à concerner toutes les catégories de la population. La cocaïne se répand en tant que drogue de la fête, de la jeunesse : une radicalité commune, jugée inoffensive, puisque « tout le monde » en prend. Le rapport du cinéma américain avec la drogue semble souvent se résumer, consciemment ou non, à une question de morale. Ce qu’une comédie comme Thank You for Smoking (Jason Reitman, 2006) caricature à souhait, en montrant le point de vue des promoteurs de narcotiques (ici la cigarette) engagés dans un contre-discours sur la drogue. En cela, et dans les scènes figurant le lobbying à l’encontre du Congrès ou de la Food and Drugs Administration (Fda), nous entrevoyons en quoi la drogue aux États-Unis, au cinéma comme dans le monde réel, s’envisage comme un thème politique, à conquérir ou à développer contre les pouvoirs en place.

Le cadre juridique mondial interdisant toujours la plupart des drogues, la plupart des films montrant des usagers les assimilent à de quasi criminels, menant leurs activités dans une certaine clandestinité. Il resterait alors à expliquer les intentions des consommateurs de drogues. Dans les deux derniers films de Gaspar Noé (Enter the Void, 2010 et Love, 2015), les drogues s’envisagent comme des stupéfiants, au sens premier du terme : les héros, en recherche de plaisir et de sensations, prennent des substances de plus en plus fortes pour augmenter leurs expériences : cannabis, cocaïne, ecstasy… Enter the Void figure pendant ses premières minutes un trip sous Dmt (psychédélique présent dans l’ayahuasca), rendu à l’écran par le choix d’une caméra subjective et des effets spéciaux novateurs imaginés par le studio Buf. Noé ayant lui-même consommé des drogues, le film s’inspire autant de ses expériences de jeunesse que de ses réflexions sur l’immersion, de la volonté d’étendre les possibilités formelles du cinéma, et du cadre lumineux de Tokyo. En cela, il parle moins de drogues qu’il n’en montre les effets ; et les limites pour des jeunes gens uniquement motivés par la quête de la bonne substance, de l’argent pour se la procurer, et qui n’ont bientôt plus qu’une alternative, devenir junkie ou dealer. Dans Love, la prise d’opium permet au héros de se souvenir d’une relation passée : l’image cherche alors à représenter l’action de la drogue sur le cerveau, l’activation de certaines connexions cérébrales… Les deux films donnent à voir les drogues comme portes d’accès à de nouvelles perceptions, empruntées par des individus sans repères religieux ou moraux, quitte à atteindre des états limites ou à jouer avec la loi…

Les récentes légalisations pourraient permettre aux usagers et aux vendeurs de vivre officiellement des profits liés aux drogues, comme dans Savages (2012) d’Oliver Stone. En attendant le trafic se maintient, même si les meilleures réussites filmiques à ce sujet, No Country for Old Men (Joel et Ethan Coen, 2007), et Sicario (Denis Villeneuve, 2015) le réduisent à une abstraction : on aperçoit quelques dizaines de sacs d’héroïne dans un camion, ou les rues délabrée de Ciudad Juárez, mais il reste difficile de saisir une image plus large des cartels et de leurs clients. Les spectateurs se tournent alors vers les séries comme Narcos ou sur les reportages indépendants, comme l’émission Weediquette, de Viceland. Comme si l’approche microscopique, celle de la prise du produit, de sa vente, de ses effets, des addictions qu’il provoque, demeurait plus facile à saisir pour les créateurs que les dynamiques d’ensemble à l’origine de la diffusion massive, et du succès, des drogues dans nos sociétés.

Louis Andrieu

Cinéphile, il écrit sur le cinéma, les contenus audiovisuel et les images dans la Revue Esprit depuis 2013.

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