
Un roman démocratique
M. L’enfant du siècle d’Antonio Scurati
Le dernier roman d’Antonio Scurati, consacré à Mussolini, a suscité les critiques en raison de sa forme, à mi-chemin entre le récit et le documentaire, et de son ton ouvertement engagé. L’auteur prétend opposer une contre-histoire au récit mythifié du régime fasciste.
Le roman d’Antonio Scurati, M. L’enfant du siècle, traduit en quarante langues et lauréat du prix Strega en Italie, a rencontré un succès considérable dans son pays1. Narrant l’ascension de Mussolini à la fin de la Première Guerre mondiale jusqu’à la marche sur Rome en 1924, ce volume est le premier d’une trilogie à venir. Son succès est révélateur d’une attente et d’une effervescence quant aux enjeux mémoriels de l’Italie, mais aussi des enjeux politiques du présent. De forme hybride, le récit, qualifié de « roman documentaire » par son auteur, est explicitement engagé, entendant offrir au public le plus large un accès dynamique et documenté à la genèse du fascisme. Ce retour au principe selon lequel la littérature doit « instruire et plaire » n’a pas fait consensus et le mélange des genres a pu susciter certaines critiques : Les Bienveillantes (2006) de Jonathan Littell avait déjà, dans sa singularité, ouvert le débat. Mais Scurati n’esquive pas ces questions : il engage pleinement la dimension démocratique du genre romanesque dans son geste. Qui plus est, l’accueil et la diffusion inédite de M. L’enfant du siècle ne peuvent être compris que dans leur contexte national : le roman se présente certes comme un récit historique, mais il est avant tout une contre-narration assumée et la construction d’une mémoire et d’une conscience historique par la littérature. À l’ère des récits (médiatiques, politiques, publicitaires…) omniprésents et spectaculaires, Scurati propose une œuvre fondée sur la probité intellectuelle et l’étude des archives, tout en en appelant à la force évocatrice et descriptive du roman. Face aux résidus fantasmatiques du fascisme qui ne disent pas leur nom, l’écrivain construit, au grand jour, un récit redonnant corps à l’histoire et à ses fantômes.
Un roman documentaire
M. L’enfant du siècle s’ouvre sur un pacte de lecture explicite de l’écrivain : « Les événements et les personnages de ce roman documentaire ne sont pas le fruit de l’imagination de l’auteur. Au contraire, les faits, les personnages, les dialogues et les discours relatés ici sont tous historiquement documentés et/ou rapportés par plusieurs sources dignes de foi. Reste cependant que l’Histoire est une invention à laquelle la réalité apporte ses propres matériaux. Mais sans arbitraire. »
Le propos inverse la polarité fictionnelle habituelle, insistant sur la dimension narrative de l’histoire comme mise en intrigue et sur la matière factuelle des éléments littéraires. Au-delà du ton provocateur parodiant les encarts de séries ou de romans à clef, Scurati revendique un engagement interprétatif en tant que narrateur et une objectivité documentaire donnant légitimité à l’écrivain pour créer une contre-histoire – en opposition non pas à l’histoire des historiens, mais au récit fasciste, tel qu’il s’est élaboré à l’orée des années 1920.
À un siècle d’écart, cette narration hante encore l’Italie contemporaine. Les armes romanesques permettent à Scurati de tenir une chronique de l’ascension mussolinienne et ainsi de raviver un sentiment de contingence2. À la narration fasciste qui s’est présentée sous les auspices de l’inéluctabilité, de la volonté et de la providence, le récit de Scurati substitue la course folle, indécise, et la complexité des actions et des décisions. Le lecteur est pris dans le récit des événements, leur vacillement et leur précarité, mais aussi tributaire des différents points de vue, comme autant d’œillères, impuissants qu’ils sont à saisir pleinement ce qui se joue sur le théâtre politique.
Les ressources du roman réaliste sont un antidote à la narration fasciste.
Variation des points de vue donc (Mussolini, les insurgés de Fiume et le poète D’Annunzio ou le député pugnace Giacomo Matteotti), polyphonie et descriptions jusque dans l’intimité des corps font du récit une plongée dans un temps meurtri par la Première Guerre mondiale et en quête fiévreuse d’horizons, toujours incertains. L’imagerie des idéaux brandis, des idéologies rigides et de l’unité de la masse est malmenée par l’incarnation littéraire. Le roman, dans sa tradition moderne, ramène l’histoire à hauteur d’hommes : il est le récit d’une rencontre violente entre l’individu et la société. En somme, les ressources du roman réaliste sont un antidote à la narration fasciste : il démythifie et démystifie tout en proposant, par une fiction historiquement informée, une démocratisation des savoirs historiques. La violence y est peinte dans son obscénité : elle est une puissance que Mussolini s’est échiné à instituer, à dompter en la magnifiant, malgré la menace perpétuelle d’être débordé par elle. La violence, instituée et instrumentalisée politiquement, est décrite dans sa réalité prosaïque et insupportable, comme un rappel face aux sirènes épiques. Prolongée dans la récupération rhétorique des discours et articles, cette violence a été le creuset et le moteur du fascisme.
Une expérience de l’histoire
La fiction s’avance alors comme pharmakon : à la fois poison et remède. Et ce à deux niveaux, comme contre-narration aux mythifications et édifications idéologiques du fascisme mais, dans une certaine mesure également, au sein du roman lui-même. Certains anachronismes ont été relevés, mais plus encore, ici et là, se sont fait entendre des critiques quant aux descriptions de l’intimité, notamment sexuelle, de Mussolini. À l’inverse, le député Matteotti, seule voix à résister, au prix de sa vie, trouve une sanctification dans le récit.
Mais Scurati, dans sa réflexion d’écrivain, s’est prémuni contre ces critiques. Non seulement il justifie ces traits comme des choix assumés, mais il en défend l’intérêt pour comprendre, par exemple, le rapport du Duce à la foule. Si le roman est démocratique, c’est bien qu’il s’avance dans son imperfection et laisse le lecteur dans une position critique : adhérant ou non au pacte de lecture, il dispose en outre des sources, matériau de M. L’enfant du siècle. Le contrat de lecture laisse advenir des tensions à l’intérieur de l’œuvre et permet, justement, de transformer le lecteur en enquêteur historique ou même en détracteur. Le commun s’élabore dans l’espace romanesque, balisé par les documents et archives, et dans l’avènement de débats. La convocation de l’imaginaire et de la sensibilité des lecteurs est évidente : Scurati secoue le lecteur pour le sortir d’une léthargie ou amnésie mémorielles et l’investir individuellement dans le champ de l’histoire.
La langue italienne, sa musicalité et ses connotations, de même que le lexique épique, romantique et fasciste immergent le lecteur dans la rhétorique des années 1920. De là, une ambivalence certaine : pour les uns, la langue peut exercer une fascination ; pour les autres, une lourdeur et une emphase. Mais c’est avant tout le récit d’une faillite démocratique, d’une confiscation du langage et d’une hégémonie rhétorique. Le roman est le lieu d’une expérience de l’histoire où la violence resurgit dans sa crudité et permet l’aveuglement des contemporains face au tragique. Le récit romanesque redonne voix et chair à des discours et réalités désincarnées ou oubliées. Il ne s’agit plus tant, à l’image de Rome, ville ouverte (1945) de Rossellini ou d’Une journée particulière (1977) d’Ettore Scola, de dessiner des figures de héros ou de victimes que d’entrer dans les arcanes cyniques et opportunistes des bourreaux en devenir. Scurati s’emploie à prendre le contre-pied d’une chronique du présent aveugle par une chronique du passé travaillée, élaborée avec des matériaux d’antan. Il dégonfle les envolées lyriques par les bassesses de la chair, les élans épiques par la douleur des corps meurtris.
Si l’Italie contemporaine voit resurgir ponctuellement des groupes paramilitaires néofascistes, elle traverse plus encore une période de doutes et de désillusions. Certains y ont vu l’occasion de convoquer à nouveau un imaginaire autoritaire ou antiparlementaire. Matteo Salvini, ancien ministre de l’Intérieur, ne s’est pas privé de clins d’œil à la rhétorique mussolinienne sur Twitter, par exemple. Les crises parlementaires ont rappelé les faiblesses partisanes et les difficultés de la représentation politique. Ce n’est pas un retour du fascisme qui est craint, mais la résurgence de dynamiques du ressentiment, de résignations désespérées ou de séductions de la violence. Le roman de Scurati a offert une occasion, largement accueillie, de regarder dans le rétroviseur de l’histoire et dans le miroir de l’actualité politique.
La désorientation actuelle et les bouleversements du paysage politique sur fond de mondialisation ont ouvert une brèche, notamment sur Internet, à un folklore présentant un visage populaire et volontaire du Duce et à un identitarisme nostalgique. Erreurs, omissions, approximations et mensonges historiques en sont la matière première. Il n’est pas rare d’entendre, dans des conversations quotidiennes comme sur les plateaux de télévision, louer les prétendues « vertus » sociales ou économiques du fascisme. Il en va de même de la minoration, voire de la déresponsabilisation du régime mussolinien dans la promulgation des « lois raciales ». Quant à la figure du Duce, il est tout à fait possible de la croiser sur des briquets ou autres calendriers chez certains buralistes. Ainsi, sur les rayons des librairies cohabitent le roman de Scurati et l’essai du journaliste Bruno Vespa au titre douteux, Perché l’Italia amò Mussolini (e come è sopravvissuta alla dittatura del virus) (« Pourquoi l’Italie a aimé Mussolini [et comme elle a survécu à la dictature du virus] »). Ce dernier a fait polémique il y a peu : tout en admettant la violence et la dictature fascistes, il insistait sur des avancées sociales du régime qui se sont révélées historiquement fausses.
Par ailleurs, le livre d’Antonio Scurati se veut une réponse, presque didactique, aux questions des nouvelles générations : « On m’a dit que le fascisme c’était mal, mais dites-moi en quoi ? » Le romancier est une tierce partie qui, régissant son espace romanesque, instaure une distance critique et irréductible entre le lecteur et son héritage historique. Ici, le roman, comme œuvre ouverte et offerte aux lectures individuelles, devient une agora où se poursuit une conscience historique et où se révèlent les silences et les amnésies. La disparition des témoins et les fantasmes d’un passé glorieux révolu invitent à l’élaboration de nouvelles formes d’engagement et de récit. Le roman de Scurati déploie à cet égard des ressources propres au régime démocratique : liberté créatrice, déconstruction et confrontation des idéologies tout en assumant et en explicitant sa position discursive au sein du débat3. Cette alliance de prudence (éthique, documentée, herméneutique) et d’audace (prendre le risque de l’imaginaire et de la dramaturgie à l’égard d’un tel objet) ne se veut pas le dernier mot sur la question, mais un chemin de traverse, un seuil, une ouverture des débats.
M. L’enfant du siècle est donc l’enfant de son temps : au-delà de l’accueil critique et commercial, il a bénéficié d’une diffusion singulière. Le roman a été distribué gratuitement dans des établissements scolaires ou offert aux détenteurs d’une carte de fidélité de la chaîne de supermarchés Coop Italia, figurant toujours en bonne vue près des caisses. Le Nom de la rose (1980) d’Umberto Eco avait fait l’objet de la même promotion, visant à diffuser une œuvre culturelle au plus grand nombre. L’Italie de 2020 est plus inquiète et mène une quête mémorielle. Les droits du livre ont été acquis par une société de production italienne en vue d’une adaptation télévisuelle. La construction et l’agencement du roman se prêtent pleinement à une adaptation en série : Scurati entend se prémunir de l’écueil de l’esthétisme ou, pire, de l’héroïsation, travers dangereux dans les représentations des totalitarismes. L’écrivain, interrogé sur le sujet, a conscience de se situer sur un terrain mémoriel qu’il a à cœur de ne pas abandonner aux nostalgiques du fascisme. C’est donc armé des recherches historiques et de sa culture antifasciste qu’il s’engage dans cette création. Scurati a voulu écrire un « roman démocratique » et y est donc parvenu au-delà de ses espérances, s’attachant toujours à mettre en perspective son travail créateur par une réflexion critique et ouverte. À tel point qu’il éprouve un certain « trouble4 » d’être devenu un médiateur majeur de la mémoire collective : signe que l’engagement est une responsabilité vouée à toujours s’interroger.
- 1.Antonio Scurati, M. L’enfant du siècle, trad. de l’italien par Nathalie Bauer, Paris, Les Arènes, 2020.
- 2.Voir aussi Philip Roth, Le Complot contre l’Amérique, trad. de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun, Paris, Gallimard, 2006.
- 3.Voir Claude Lefort, « Humanisme et antihumanisme. Hommage à Salman Rushdie », dans Écrire. À l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 37-54.
- 4.Nicolas Weill, « M. L’enfant du siècle, d’Antonio Scurati : Mussolini, la tyrannie du vide », Le Monde, 2 septembre 2020.