Pierre Vidal-Naquet, un intellectuel hors pair
Pierre Vidal-Naquet aimait se présenter comme un intellectuel engagé/dégagé. Historien, il rappelait qu’il l’était de quatre manières différentes : historien de la Grèce, historien des crises et des crimes contemporains, historien des Juifs mais aussi historien de « l’histoire de l’histoire ». Il était encore un homme de fidélité dont les Mémoires accordent les engagements à une histoire familiale qui est l’un des ressorts de son œuvre. C’est pourquoi, suivre son parcours, c’est faire écho à l’histoire intellectuelle de la France et à l’histoire tout court.
« Historien des Grecs, historien des crises et des crimes contemporains, je suis aussi devenu historien des juifs, non pas double, simplement, si j’ose dire, mais triple et même quadruple si l’on ajoute cette autre dimension de mon travail : l’histoire de l’histoire. »
Pierre Vidal-Naquet nous a quittés il y a deux ans. Comme il a occupé une place notoire dans la vie intellectuelle, universitaire et politique, son absence se fait considérablement sentir. Mais pourquoi a-t-il joué le rôle qui fut le sien ?
Ce que certains considéraient comme des énervements excessifs ou des coups de colère intempestifs n’étaient pas des coups de gueule destinés à attirer l’attention mais des prises de position argumentées qui irriguaient un espace public qui en avait (et en a plus que jamais) bien besoin. Alors que la privatisation et la médiatisation de la vie intellectuelle s’accélèrent, que les intellectuels n’ont d’autre choix que de faire la cour (au Prince ou à l’Écran et à ses services de com), alors que les iconoclastes et les indépendants se font rares, rappeler la mémoire de Pierre Vidal-Naquet prend tout son sens. Mais à Esprit encore plus qu’ailleurs ! À Esprit, il est toujours resté une référence, ce n’était pas l’intello de gauche caricatural ou le pétitionnaire professionnel, deux caricatures auxquelles on aimait parfois le réduire à droite comme à gauche, mais un personnage singulier et protéiforme qu’on appréciait.
Loin de nous l’idée d’enrôler de force Vidal-Naquet dans l’histoire d’Esprit, il ne s’est d’ailleurs jamais gêné pour marquer des distances, et d’abord avec Albert Béguin (voir plus bas), mais il a accompagné l’histoire de cette revue pour des raisons qui tiennent en grande partie à sa biographie, à sa rencontre avec Mounier à Dieulefit, à son admiration pour Marrou, à son amitié avec Paul Thibaud rencontré au moment de publier Vérité-Liberté en pleine guerre d’Algérie. Son histoire ne peut nous laisser indifférents, et nous n’avons pas oublié son compte rendu critique du travail de Bernard Comte consacré aux numéros publiés durant la guerre, ces numéros dont des esprits vigilants ont pu dire qu’Esprit n’oserait jamais les republier1.
Pierre Vidal-Naquet n’était pas un homme qui se croyait au-dessus de la mêlée, le plus frappant est de l’entendre, tout au long des deux tomes de ses Mémoires, clamer et reconnaître ses dettes envers ceux qui l’ont éclairé. Il n’arrête pas d’évoquer ceux qu’il admire : Henri-Irénée Marrou, l’éditeur Jérôme Lindon ou Stéphane Hessel pour ne citer que ceux-là parmi tant d’autres : proches de la famille, collègues de l’université et amis. Enfin le parcours de Vidal-Naquet, le livre de François Hartog aide à le comprendre2, est d’abord celui d’un historien aux combats multiples mais toujours respectueux des règles de la discipline, mais aussi celui d’un historien qui est l’auteur de deux tomes de Mémoires se démarquant du témoignage ou du livre de souvenirs. Très critique envers les lois mémorielles, Vidal-Naquet n’en a pas moins ressenti la nécessité de faire, lui aussi, son propre travail de mémoire. Mais pourquoi ? C’est justement ce que tente de montrer ce montage de textes issus de ses Mémoires et de quelques autres ouvrages.
Le parcours de Vidal-Naquet éclaire sur la vie intellectuelle, la République et les métamorphoses de l’espace public. Tout change très vite mais notre reconnaissance, et d’abord la mienne car jeune secrétaire de rédaction j’aimais le croiser dans les jardins du Palais-Royal quand la Bibliothèque nationale était encore rue de Richelieu et l’entendre parler avec passion d’un petit ou grand scandale ou d’une lecture de manuscrit, notre reconnaissance donc envers Vidal-Naquet n’a pas bougé et ne bougera pas. Il nous paraît capital de le dire et surtout de rappeler pourquoi.
O. M.
NB : les textes de liaison ont été rédigés par Jean-Pierre Peyroulou pour la quatrième séquence qui porte sur la guerre d’Algérie, et par Olivier Mongin pour les autres séquences.
« Historien de naissance » dans une famille juive dreyfusarde
En lisant les deux tomes des Mémoires de Pierre Vidal-Naquet, une « égo-histoire » peu égotiste qui croise l’histoire de sa famille, l’histoire nationale républicaine, la Deuxième Guerre mondiale et la vie intellectuelle française, on est d’emblée frappé par sa passion généalogique que traduisent à la fois un souci de l’onomastique et la quête de l’histoire familiale.
L’histoire de sa famille est au centre du premier tome de ses Mémoires, la Brisure et l’attente, qui porte sur la période 1930-1955. Historien, Pierre Vidal-Naquet l’est devenu en raison de ce qu’il appelle des « déclics », autant de choix universitaires et de décisions professionnelles souvent inattendus. Il est devenu historien en consacrant d’emblée, sous l’autorité de Henri-Irénée Marrou, un mémoire à un philosophe, Platon, qui n’avait pas particulièrement le sens de l’histoire. Mais serait-il devenu historien, lui qui aimait écrire des poèmes dans sa jeunesse, si sa famille, des juifs patriotes, n’avait pas elle-même été impliquée d’un côté dans les combats de la République, à commencer par l’affaire Dreyfus, et victime de l’autre des sévices du nazisme ? Si l’histoire familiale accompagne celle de la République, la loi Naquet sur le divorce de 1884 est ainsi liée au nom de son ancêtre Alfred Naquet, elle a également été la proie des brutalités de la Deuxième Guerre mondiale.
Élevé par des juifs républicains assimilés, le futur historien a vécu la brisure familiale et l’attente quand ses parents ont été arrêtés par la Gestapo. Chez Pierre Vidal-Naquet, la mémoire de l’enfance est l’occasion d’exprimer l’admiration qu’il a pour les siens, et d’abord pour ses parents, et de s’arrêter sur le paradoxe d’une République qui assimile les Juifs sans parvenir à réduire le fléau de l’antisémitisme que le grand-père Edmond redoutait et que le jeune Pierre Vidal-Naquet ressentait dans ses tripes quand il se faisait traiter à Marseille, dans la rue ou au lycée, de « fils d’Abraham » ou de « sale juif ». Alors que la question de l’identité juive n’est pas centrale pour la famille Naquet, les drames de la Deuxième Guerre mondiale au cours de laquelle Pierre a perdu ses parents n’ont pourtant pas été pour lui à l’origine d’une interrogation dans les années de l’après-guerre sur le judaïsme. Il faudra attendre 1967 et la guerre des Six Jours pour que la mémoire des camps et de la Shoah, et les débats relatifs à l’identité juive viennent le tarauder.
Si le premier tome des Mémoires évoque essentiellement une famille juive républicaine qui n’échappe pas à l’histoire et à ses tragédies, le deuxième tome qui porte sur la période 1955-1988, le Trouble et la lumière, est une réflexion plus « personnelle » qui revient sur les combats, à commencer celui de la lutte contre la torture en Algérie, qui seront ceux de Pierre Vidal-Naquet tout au long de sa vie. Mais ces combats n’auraient peut-être pas été les siens sans l’histoire de sa famille.
Quelle est donc l’histoire familiale de Lucien et de Margot (ainsi qu’il appelle ses père et mère tout au long de ses Mémoires) ? Qui sont donc les Naquet (lignée paternelle) et les Vidal (lignée maternelle) ? Si Pierre Vidal-Naquet a fait remonter, grâce à une hypothèse de son père Lucien, les origines de la famille jusqu’au xvie siècle, il devait attendre 1982 pour connaître l’étymologie des Naquet et retrouver leurs origines familiales au xive siècle.
Lucien découvrit le père et le grand-père d’Isaïe Naquet, respectivement Aron et Jonathan, ce qui permettait de remonter en ligne directe, jusqu’à l’époque de Louis XIV (dans une des lignes féminines, par les Alphandéry, jusqu’à un médecin venu soigner les pestiférés d’Avignon en 1500). Depuis 1982, (je sais) par mon ami israélien Amos Funkenstein, quelle est l’étymologie de Naquet. De même que le participe latin crescens, croissant, a donné Crescas ou Cresques, nom porté par plusieurs familles juives y compris Carpentras, de même le participe nascens, naissant, a donné Nasquet, nom qui figure dans une liste des juifs de Carpentras en 1357, puis Nacquet, enfin Naquet. Quant à Vidal, traduction de l’hébreu hayim, vivant, rien ne vient infirmer ou confirmer l’hypothèse de Lucien : Isaïe s’appelait peut-être Isaïe Hayim Naquet. Le double nom ne vient pas d’un mariage3.
Les Mémoires sont l’occasion de dessiner des portraits de membres de la famille proche, ses parents bien sûr mais aussi le grand-père. Cet « homme délicieux », qui meurt quand Pierre n’a pas encore six ans, a exercé sur lui une influence certaine. Ce bourgeois qui se dit juif et non pas israélite, cet homme de grande culture, ce collectionneur de bibelots et de meubles, ce passionné de musique qui se rend à Bayreuth, est aussi un lecteur dont la bibliothèque et l’appartement/musée du XVIIe arrondissement ne fascinent pas par hasard le futur historien et homme de bibliothèque, l’intellectuel qui saura lire comme personne entre les lignes. Mais à travers ces propos admiratifs, c’est le portrait d’une époque qui s’esquisse. Ce n’est pas par hasard si l’affaire Dreyfus est constamment évoquée. Et encore moins si Pierre Vidal-Naquet rappelle que le grand-père s’est inquiété pour un ami juif qui se trouve alors en Algérie où l’antisémitisme se porte bien. L’Algérie déjà !
Mon grand-père paternel Edmond (1868-1936) mourut alors que j’avais un peu moins de six ans. Notre réaction fut cruelle, comme sont souvent celles des enfants : nous nous précipitâmes vers nos parents : « C’est vrai que grand-papa est mort ? » C’est, dans ma mémoire, un vieil homme délicieux, dont la tendresse était peut-être le trait dominant et dont l’appartement obscur, au 9, rue Gustave-Flaubert dans le XVIIe arrondissement, formait un véritable musée : gravures du xviiie siècle, céramique de Méthey, boîtes en buis, assiettes et plats de vieux Rouen ou de vieux Strasbourg, beaucoup de tableaux dont peu de grands maîtres contemporains, un Marquet cependant. Au centre, parmi divers bibelots, une tasse de porcelaine dans laquelle Napoléon aurait bu du café. Je ne découvris vraiment sa bibliothèque et son exceptionnelle discothèque qu’en 1944. Je le connais un peu mieux aujourd’hui, du moins j’ai ce sentiment, depuis que j’ai lu les lettres qu’il écrivait, à partir de 1896, à sa fiancée puis à sa femme, en 1904, 1905, 1913, 1914, à l’occasion de leurs séparations provisoires. Je sais bien qu’un homme ne se confond pas avec sa correspondance, mais celle-ci me permet tout de même d’esquisser un portrait. Edmond Vidal-Naquet était un bourgeois parisien bien installé dans l’existence. Fiancé, il donne une place énorme au mobilier qui garnira son appartement et aux cadeaux qui déferlent à la fin de 1896 et au début de 1897. Mais il est capable aussi beaucoup de tendresse. C’est un homme très cultivé, lisant beaucoup, tenant la dissertation française pour un art majeur, mais sa vraie passion est la musique, bien qu’il ne sache pas la lire. […] C’est un wagnérien enthousiaste. J’ai retrouvé dans ses papiers une lettre à un ami inconnu commentant longuement, en 1893, une représentation de la Walkyrie. S’il donne à sa fiancée quelques conseils de lecture, c’est avant tout de Wagner qu’il lui parle, et de la fusion réussie entre musique et poésie. Mariés, ils feront à plusieurs reprises le pèlerinage de Bayreuth […] Il est Juif – il ne dit jamais « israélite » – et a épousé une Juive. Nombre de ses amis sont juifs, pas tous, il s’en faut. Parmi les plus proches, il y a des couples mixtes, ce qui ne lui inspire aucune réserve. Il s’inquiète tout naturellement de l’antisémitisme. Dans une lettre (non datée) à sa fiancée du début de 1897, il s’alarme des mésaventures de son ami Emmanuel Lévy, un juriste socialiste lié à Jaurès et nommé à la faculté de droit d’Alger : « En Algérie, l’antisémitisme est, tu le sais, florissant. Les étudiants voulant protester contre la nomination d’un juif lui font une vie infernale ; ils enfoncent les portes de l’amphithéâtre qu’ils envahissent ensuite ; ils parcourent la ville en le conspuant, ils lui jettent à la figure des ordures de toutes sortes… » L’affaire Dreyfus à cette date ne s’était pas encore réveillée ; en 1898, Edmond sera un ardent dreyfusard, signataire de la troisième liste de L’Aurore, l’appel des intellectuels de janvier 1898 […] Il est patriote, il n’est pas chauvin. Il s’inquiète, comme tant de ses contemporains de la crise franco-allemande de 1905, mais se réjouit de la voir résolue. Il ne lance pas de cris guerriers4.
Tout en rappelant les inquiétudes de son grand-père, patriote mais non chauvin, dreyfusard et républicain, Pierre Vidal-Naquet, revenant sur son enfance, souligne à plusieurs reprises que l’antisémitisme n’est pas vécu comme une affaire quotidienne.
Ai-je eu conscience avant la guerre du péril antisémite ? À vrai dire fort peu. Un jour, dans le petit jardin du boulevard des Invalides, un adolescent me traita de « fils d’Abraham ». Je n’y vis pas une injure très grave5.
Il évoque ensuite une inscription vue sur une affiche à la fin de 1938 :
Il s’agissait je crois d’une affiche de la Licra protestant contre l’amende d’un milliard de marks imposée aux Juifs allemands après la « Nuit de Cristal ». Quelqu’un avait écrit : « Ce n’est pas assez ! » Je savais donc que Hitler haïssait les Juifs, sans me demander vraiment pourquoi. C’était là une raison supplémentaire d’aimer mon pays6.
Mais avec la guerre l’injure ne relève plus de la simple anecdote puisque Pierre Vidal-Naquet écrit plus loin qu’il a appris, on est alors en 1941-1942, à se faire traiter de sale « juif ».
J’appris à me faire traiter de « sale juif ». J’étais en cinquième, à la fin de 1941 ou au début de 1942, lorsque deux de mes camarades me suivirent rue Paradis (à Marseille), crochant leurs doigts et criant : « Juif, Juif ». Je ne les nommerai ni l’un ni l’autre. L’un d’entre eux est devenu un psychiatre célèbre et j’espère qu’il a oublié ce moment. Passa d’abord quelqu’un qui dit : « C’est beau la France nouvelle ! » Puis vint un monsieur bien habillé, qui demanda : « Mais qu’est-ce qu’il vous a fait ? – Monsieur, il n’ose pas dire qu’il est juif ! » Ce monsieur était George Vidal-Naquet [l’oncle de Pvn]. La situation était redevenue égalitaire, et même un peu mieux que cela. Les coups commencèrent à pleuvoir dru et je mis en sang un de mes interlocuteurs. Lucien était à la maison et me donna dix francs pour ce « premier sang », tout en émettant une réserve : « Faut-il vraiment que tu tues pendant que ton oncle assomme ? » [… Mais] si je m’en étais tenu à ces épisodes et aux récits qui les précèdent, je donnerais une idée entièrement fausse de ce que fut ma vie pendant ces années et de ce que furent ces années, car tout ne se résume pas à l’antisémitisme et l’antisémitisme lui-même a pris des formes très différentes et évolutives qui n’ont pas toujours conduit au génocide7.
C’est d’ailleurs son père qui lui raconte de façon détaillée l’affaire Dreyfus une nuit de 1942, ce qu’il qualifie dans l’un de ses derniers textes, « Mes affaires Dreyfus » (janvier 2006), de situation surréaliste8.
Ce qui me parut bouleversant n’est pas l’erreur judiciaire initiale, mais le verdict du procès de Rennes le 9 septembre 1899. On savait depuis la fin de 1897 qui était le véritable traître, et on recondamnait Dreyfus avec d’ahurissantes « circonstances atténuantes ». Ainsi débuta ma passion et il y a quelque chose de surréaliste, car il se passait tout de même, ce qui concerne les Juifs, y compris en France, bien autre chose que des erreurs judiciaires. Les convois vers Auschwitz avaient débuté au printemps de 1942. Un de mes oncles avait été arrêté en voulant franchir les Pyrénées, et plus tard, en mai 1944, ce fut le tour de mes parents9.
Anticipant les choix à venir de son fils Pierre, Lucien, un juriste de formation qui exerce le métier d’avocat, s’est fait lui-même en quelque sorte historien en rédigeant un journal que son fils découvre après la guerre et qu’il éditera dans la revue les Annales10. Esprit critique parlant haut et fort, Lucien fait penser rétrospectivement au futur Pierre. Pour l’un et l’autre, les modèles de vie sont dans la famille. À travers le récit qu’il fait de cette période (la famille juive, l’entrée en résistance, la disparition des parents), on comprend mieux pourquoi Pierre Vidal-Naquet, qui se présentera plus tard comme un internationaliste en raison de ses combats et de son anticolonialisme viscéral, est resté avant tout un patriote.
Face à l’ennemi, face à Vichy et à Bordeaux qui a précédé – il n’a jamais cessé de tenir l’armistice pour un crime – Lucien est un résistant et la solidarité de Margot est sans faille. C’est là leur réaction de Français. Mais Lucien est aussi un Français juif qui « ressent comme Français l’injure qui lui est faite comme Juif ». Contre l’antisémitisme, il se fait historien de sa propre famille et de son enracinement en France. Dès sa rentrée à Paris et au Palais, il avait crié son refus de la défaite et son mépris pour les maîtres de l’heure et pour ceux qui acceptaient leur langage. Ainsi, en novembre 1940, il entendit, au témoignage de Raymond Weil, à l’occasion d’un thé, le général Weiller, lui-même juif, longuement expliquer la défaite par la responsabilité des instituteurs. Il riposta, jetant un froid polaire : « Eh bien, mon général, nous avons beaucoup parlé de la responsabilité des instituteurs. Et maintenant, si on parlait de la responsabilité des généraux ? » Toute occasion lui est bonne pour manifester son opinion. […] Quand sa mère, heureusement alitée, à la suite d’une fracture à la jambe, reçoit, le 16 mars 1943, la visite de la Gestapo, il écrit à Joseph Barthélemy, garde des Sceaux, ancien professeur à la faculté de droit qui avait été reçu chez ses parents, pour lui dire son profond mépris11.
Alors que le milieu familial prend acte de la montée de l’antisémitisme et est confronté à Paris à la présence des nazis, Lucien, le père admiré, décide d’entrer dans la résistance. Pour lui, cela ne fait aucun doute, l’injure faite au Juif est une injure faite à la France. Mais l’entrée en résistance de Lucien est difficile. Il vit mal le fait de ne pas être au combat.
Que faire ? s’interroge-t-il. Paris et la résistance clandestine. Londres ou Alger et le combat public ? À plusieurs reprises, il évoque ces trois possibilités12.
Toute la famille se réfugie à Marseille, Lucien a été radié du barreau de Paris parce qu’il a refusé de porter l’étoile jaune, et il s’engage dans la résistance. Plusieurs lieux traduisent la nécessité de s’éloigner de Paris. Marseille d’abord, une ville avec laquelle il renoue une relation forte.
La dualité entre Marseille et Paris a marqué toute ma vie […] Dans l’œuvre de Dickens, le titre que je préfère est A Tale of two Cities13.
Il y fera la connaissance de Robert Bonnaud, et de sa femme Geneviève qui est d’origine marseillaise. Dieulefit ensuite où il passe ses vacances14. Mais, au-delà de la séparation, l’incertitude concernant le sort des parents, qui ont été arrêtés le 15 mai 1944 par la Gestapo, prend le dessus et pèse lourdement en raison de l’absence de nouvelles. C’est la brisure, l’attente interminable, l’épreuve insupportable puisqu’il faudra attendre des années avant d’admettre définitivement qu’ils sont morts en déportation à Auschwitz.
Depuis des mois, Lucien et Margot se savaient menacés. Le 22 octobre 1943, Lucien écrit à Gérard Brunschwig, l’aîné de ses neveux : « Nous sommes ici dans une situation instable. Certains incidents survenus fin août et qui nous concernent personnellement nous ont montré la précarité redoutable de notre position. Il peut donc d’un instant à l’autre, et peut-être même avant que j’aie terminé cette phrase, se produire tel événement qui nous obligerait à changer de cieux. » Son journal montre qu’il a envisagé toutes sortes de départs possibles, de préférence vers des lieux où il pourrait se battre. Les pressions ne manquent pas pour l’inviter à changer de cieux et la possibilité du Refuge existe : à Dieulefit, je visite, au printemps 1944, à deux pas de chez ma tante et ma grand-mère, la maison qui a été louée pour mes parents. Pourquoi rester ? « Courage peut-être excessif ? » a écrit Raymond Aron dans ses Mémoires. Lucien voit à Marseille, en mars 1944, son ami Maurice Alléhaut qui le supplie de partir. Il répond en reprenant à son compte les mots de Jacques Frank en 1942 : « Je ne veux pas être le Juif errant. » Il n’a, écrit-il, jamais pu « ne pas ralentir son pas » à sentir qu’il était poursuivi15.
C’est après la guerre, au cours de l’été 1945, que Pierre découvre le journal que Lucien avait tenu entre septembre 1942 et février 1944, et où il parle du « silence de l’abjection ». Parallèlement à la lecture du journal de son père dont il sera plus tard l’éditeur, il lit l’Étrange défaite de l’historien Marc Bloch publié en 1946 par l’historien Lucien Febvre. Selon François Hartog, Pierre Vidal-Naquet est frappé par les ressemblances de l’Étrange défaite avec le journal de son père16. Au cours de ces mois, il lit également le Sentiment tragique de la vie de Miguel de Unamuno, écrit des poèmes et compose le premier acte d’une tragédie intitulé, on comprend pourquoi, L’attente. Mais il n’ira pas au-delà de la rédaction du premier acte :
Je le compris rapidement, l’attente n’était pas un sujet de tragédie, mais c’est à cette date que je décidai de réfléchir un jour sur la tragédie17.
De plus il faudra bien admettre que l’attente n’a plus de raison d’être.
Il revenait peu de déportés d’Auschwitz-Birkenau. Les symboles de la déportation s’appelaient alors Buchenwald, Dachau, Mauthausen et Ravensbruck. Je ne fus pas admis à participer à l’enquête. […] Ils ne revinrent pas ; ils étaient donc morts. Je continuais à espérer en un hypothétique retour par Odessa. C’est, je pense, au début d’octobre 1945, que Marthe me dit qu’il fallait affronter la vérité en face et que mes parents ne reviendraient jamais18.
[…] Cette double mort, peu à peu, devint une mort légale […] En octobre 1945, donc, je sais. L’évidence est rationnelle, mais non toujours convaincante. Une disparition dans ces conditions permet-elle le « travail du deuil », ce que Proust décrit si minutieusement dans Albertine disparue ? Ma femme m’a raconté que, lorsque je lui ai parlé de mes parents, je lui ai fait la remarque : « Je ne leur ai même pas dit au revoir. » Je ne suis pas le seul, à beaucoup près, à avoir prononcé ces mots19.
On comprendra mieux, à la fin de cette première séquence, pourquoi l’historien, qui a toujours défendu l’histoire contre les dérives mémorielles, a écrit ces deux volumes de Mémoires. Si l’histoire familiale a été à l’origine des combats de l’historien, les Mémoires sont l’occasion de revenir sur l’enfance, sur les membres de la famille et d’écrire une histoire de la famille, de poursuivre autrement l’œuvre du père, de faire « lien » alors qu’il y a eu « brisure ».
L’intellectuel dreyfusard et le triple historien
Grâce à sa famille, Pierre Vidal-Naquet, qui ne voulait pas, selon les termes repris à son père, être un juif errant, a puisé des valeurs dans la tradition républicaine et dreyfusarde. Alors que la tradition juive a retenu son attention, sur le double plan intellectuel et identitaire, c’est comme intellectuel dreyfusard qu’il aime se présenter en valorisant les deux valeurs dreyfusardes par excellence que sont la justice et la vérité. Si la recherche de la justice fait de lui un chasseur/traqueur qui se méfie du militantisme de parti, la passion de la vérité le pousse à devenir un triple historien : l’historien des crimes et des crises du temps présent (l’Algérie fut son grand engagement), l’historien de la Grèce (il en devint un chercheur original et reconnu), et un historien du judaïsme.
Sa manière de se battre pour la justice fait écho à sa volonté de dénoncer le mensonge et d’établir la vérité comme historien. On le sent bien plus que jamais dans l’un de ses livres savants les plus subtils, le Chasseur noir où il explique qu’il a préféré aborder la Cité grecque par ses forêts et non pas par ses plaines, ce qui revient à valoriser les marges (les éphèbes, les femmes, les esclaves, les artisans) et non pas l’agora, et à faire communiquer ce qui ne communique pas naturellement pour l’historien, à faire coexister comme Lautréamont une machine à coudre et un parapluie sur une table de dissection20. Ce qui devait suivre ne surprend donc pas.
L’historien traqueur de la vérité et l’esprit rebelle qui s’en prend aux injustices ne veut pas devenir un militant, un compagnon de route, un progressiste à la française. Homme de conviction, il est un homme de combat mais jamais un théoricien dogmatique. Sur le plan intellectuel, il a toujours respecté des figures comme celle de Paul Ricœur alors même que ce dernier était traité avec condescendance par les milieux gauchistes ou lacaniens, et il n’a eu de cesse de fustiger les théoriciens terrorisants, d’où sa proximité avec l’équipe de Socialisme ou Barbarie, avec Claude Lefort ou Cornelius Castoriadis. Pierre Vidal-Naquet était un polémiste redoutable, un redresseur de torts devenu légendaire que l’on craignait, mais il s’en prenait aux docteurs de la Loi en tous genres, et il admirait ceux qui, comme lui, étaient des penseurs libres se déprenant de la servitude volontaire. Mais l’intellectuel qui devait écrire très tôt sur l’affaire Audin ou publier les Assassins de la mémoire à propos de l’affaire Jean Moulin est aussi un savant pour qui le travail érudit était « un moyen d’échapper aux emballements politiques » et à la « tyrannie de l’immédiat ». L’histoire grecque est pour lui l’envers de l’histoire immédiate qu’il pratique dans l’urgence, elle lui permet de prendre distance et de calmer le jeu, c’est pourquoi l’intellectuel oscille entre l’enquête journalistique et la recherche historique la plus pointue. Dans cette séquence, nous revenons sur le double choix de Platon et de Jaurès, sur les convictions dreyfusardes symbolisées par le duo de la vérité et de la justice. Cette matrice intellectuelle explique en effet le travail de l’historien, les enquêtes de celui qui s’en prend à la raison d’État mais aussi ses prises de position sur le conflit israélo-palestinien depuis la guerre des Six Jours de 1967.
Entre Platon et Jaurès
« Entre Platon et Jaurès », il y a à la fois opposition et association. En apparence, rien de plus simple. La Grèce fut et demeure mon domaine de recherche : Grèce philosophique, Grèce poétique et littéraire, Grèce des institutions politiques, Grèce de la tragédie que j’avais commencé à découvrir en 1943, Grèce des historiens. Jaurès, lui, symbolise à merveille mon engagement politique, entre le dreyfusisme de la génération de mon grand-père et le socialisme réformiste ou révolutionnaire. Mais si l’affaire Dreyfus a joué pour moi un rôle de récit fondateur, est-ce parce qu’elle concernait un juif ? À parler franc, en 1955 j’avais toutes les raisons du monde d’être conscient de ma condition de Juif. « Que fais-tu, qui es-tu ? Je suis un Juif et j’ai peur », lit-on dans le livre de Jonas. J’étais un Juif au sens sartrien du mot, vivant sous le regard d’autrui. En revanche, je ne devais à peu près rien à la tradition juive, dont j’ignorais pratiquement tout en dépit de mes lectures bibliques et des efforts d’amis comme Alex Derczansky. C’est plus tard que la rencontre se fit. A-t-elle permis la jonction, presque la réunification du militant et de l’historien de la Grèce ? Je crois que les choses ne sont pas aussi simples. Militant pour des causes que je croyais justes tantôt avec raison, tantôt à tort, j’ai toujours essayé de ne pas renier, ce faisant, mon métier d’historien, c’est-à-dire de m’imposer des règles de rigueur. En 1958, quand je publiai, aux éditions de Minuit, l’Affaire Audin, je plaçai sous mon nom, fièrement, mon titre d’agrégé d’histoire. Et pourtant j’eus le sentiment, en 1976, lorsque Jérôme Lindon me suggéra de présenter au public la Guerre des juifs de Flavius Josèphe, ce texte grec qui raconte l’affrontement des enfants de Jacob avec ceux d’Alexandre et de Romulus, qu’il m’obligeait par là même à réfléchir de façon positive sur l’histoire des Juifs dans toutes ses dimensions, et pas seulement sous l’angle du malheur21.
La figure politique et intellectuelle de Jaurès a beaucoup compté pour Pierre Vidal-Naquet. Jaurès, auteur de l’Histoire socialiste, est aussi le journaliste qui publie les Preuves à propos de l’affaire Dreyfus. Jaurès est plus et moins qu’un maître d’histoire, tout à la fois un philosophe, un historien et un homme d’action. « Si je cherche un homme politique, dira Vidal-Naquet, avec lequel je puisse m’identifier complètement, je dirai qu’il a été tué le 31 juillet 1914 et qu’il s’appelait Jean Jaurès22. »
Après l’affaire Audin et la torture, Pierre Vidal-Naquet s’est confronté au négationnisme qui l’ulcérait d’autant plus que l’extrême gauche (La vieille taupe, Serge Thion) avait osé composer avec ce courant. Mais fallait-il répondre à Robert Faurrisson, ce à quoi l’incita Paul Thibaud, alors directeur d’Esprit ? D’aucuns se sont offusqués de ce qu’ils ont pris pour une volonté de discussion et de débat avec Faurrisson lui-même. Ce n’était pas la position personnelle de Pierre Vidal-Naquet : « Répondre, oui, débattre non, telle est sa position, car pour qu’il y ait débat il faut qu’il y ait un terrain commun. Ce qui n’est pas le cas. On discute sur le prétendu révisionnisme, pas avec des révisionnistes. Pour une fois, il n’y a pas deux côtés, et l’historien ne doit pas se tromper23. » Dans un texte dédié à Marrou, Vidal-Naquet dégage ce qu’il appelle « les huit règles de la méthode révisionniste24 ». « Vivre avec Faurrisson ? » À cette question il répond oui, car « toute autre attitude supposerait que nous imposions la vérité historique comme la vérité légale, ce qui est une attitude dangereuse et susceptible d’autres champs d’application. Nous sommes en 1980 et les lois “mémorielles” ne sont pas encore d’actualité, mais cette réponse devance d’autres débats à venir25 ». Plus tard, Pierre Vidal-Naquet répondra au livre de Thierry Wolton, le Grand recrutement, qui devait alimenter pendant quelque temps une affaire Jean Moulin qui n’aurait jamais dû être une affaire.
Le duo dreyfusard : vérité et justice
Dans le duo dreyfusard, vérité et justice, je m’occupais aussi de justice. De même que j’avais tenté, entre 1957 et 1962, d’obtenir que justice fût rendue à l’ombre de Maurice Audin, de même j’essayai pendant des décennies suivantes d’obtenir la révision de ce que je pensais être des erreurs judiciaires. Je n’étais pas le seul, à beaucoup près, à agir dans ce sens : Denis Langlois, Gilles Perrault, Claude Mauriac menaient force campagnes avec sans doute plus de compétences et de réussite que moi. Michel Foucault tenta de m’attirer vers un horizon plus complexe, celui de la prison ; il ne s’agissait pas de savoir si l’on y était innocent ou coupable, mais de pénétrer dans un univers étranger à toute norme et soumis à un arbitraire effrayant. Avec lui et Jean-Marie Domenach, je contribuai à fonder, en février 1971, le Groupe d’information sur les prisons (Gip). La simple honnêteté m’oblige à admettre que tout le poids de cette enquête et de cette action reposa sur Michel Foucault et son ami Daniel Defert. Foucault y mettait, outre la passion qui était la sienne de détruire autant que faire se peut cet ordre horrible, un peu de dandysme. Il me disait avec une certaine volupté, le soir d’une réunion à Esprit ou chez lui, qu’il y avait là avec nous quelques criminels de la plus haute volée. À parler franc, si j’admirais énormément Michel Foucault, ce n’était pas là un milieu dans lequel je me sentais parfaitement à l’aise. J’étais plus à mon affaire quand il s’agissait de débusquer les erreurs ou les fautes de la justice26.
Pour beaucoup, Pierre Vidal-Naquet est l’image même de l’intellectuel politique à la française, voire de l’intellectuel de gauche diront certains. Homme de combat, de pétition et d’action, Vidal-Naquet, avant même que les intellectuels médiatiques n’imposent leur rythme et leur style manichéiste aux polémiques à l’usage des médias audiovisuels, a privilégié l’espace public et pris la plume pour accuser et se faire entendre. Mais il fut plus un homme de revue et de quotidien, l’un de ces lecteurs hégéliens dont les poches étaient encombrées de journaux dépliés, qu’un homme d’hebdomadaire et de magazine. Le Nouvel Observateur n’a pas joué pour lui le rôle qu’il a joué pour un François Furet par exemple. Il fit très vite le choix d’écrire dans des revues, non sans regret parfois comme il l’affirme à propos de sa chronique consacrée au Treblinka de Jean-François Steiner dans Esprit.
S’il a fréquemment publié dans Esprit, c’est pour des raisons qui tenaient plus à son histoire personnelle qu’à des déclarations de foi idéologiques ou à son personnalisme. Il le disait fréquemment, il écrivait plutôt dans Esprit que dans Les Temps Modernes, la revue de Sartre, parce qu’il avait séjourné à Dieulefit durant la guerre où il avait rencontré Emmanuel Mounier et d’autres personnalités proches du monde catholique, le poète Pierre Emmanuel par exemple, dans cette terre protestante. Mais c’est aussi dans ce lieu qu’il rencontra Pierre-Henri Roché, une figure qu’il évoquera quand il soutiendra le combat des sans-papiers avec Stéphane Hessel, le fils du Franz Hessel et du personnage qu’incarne Jeanne Moreau, Hélène Hessel, dans Jules et Jim de Truffaut.
Homme de revue, Vidal-Naquet l’était d’emblée. Il prit l’initiative, très jeune, de créer Imprudence, une revue très éphémère, avec Pierre Nora, le futur fondateur du Débat. Ce qui lui valut une lettre de félicitations de René Char. Si Vidal-Naquet a noué des liens avec diverses revues, son lien à Esprit a d’autres causes que Dieulefit : elle est également liée à la médiation d’un maître en études grecques, Henri-Irénée Marrou, mais la guerre d’Algérie et la création de Vérité-Liberté avec Paul Thibaud ont joué également un rôle essentiel avant le Groupe d’information sur les prisons (Gip). Jusqu’à la fin de sa vie, il téléphonait d’ailleurs rituellement à la revue après la lecture des numéros pour signaler des coquilles, des erreurs de référence (il était insatiable sur ce plan, on se souvient du célèbre texte sur le général Staff – ce général qu’il retrouvait dans beaucoup de livres d’histoire traduit de l’anglais et à toutes les époques parce que les traducteurs oublient trop souvent que le fameux general staff signifie « chef d’état-major »), mais il le faisait toujours avec amitié et courtoisie. Même en 1995, alors que la revue avait défendu la réforme de la sécurité sociale et soutenu Nicole Notat et la Cfdt, il avait pour sa part, sous la pression de gens comme Sami Naïr et de quelques trotskystes médiatiques, pris le parti des opposants. Mais il discutait en toute cordialité et civilité, ce qui ne fut pas le cas de tout le monde.
L’itinéraire et l’action dans l’espace public de Pierre Vidal-Naquet sont d’autant plus significatifs qu’il voyait monter en puissance l’intellectuel médiatique et qu’il n’hésitait pas, comme le faisait également mais non sans violence Gilles Deleuze, à s’en prendre aux médiatiques. Il a compris très tôt qu’un type d’intervention intellectuelle était révolu, sa critique au vitriol d’un livre de Bernard-Henri Lévy, le Testament de Dieu, ne devait rien changer à l’affaire. Bhl est toujours là, les intellectuels médiatiques se succèdent sur le petit écran, il n’est pas sûr que l’intellectuel à la Pvn, celui que nous célébrons ici sans nostalgie, ait un avenir à la différence des autres. C’est dire que la sacralisation du fait non avéré se porte mieux que l’enquête qui repose sur la vérification. Un « Manifeste pour la vérité et la moralité en politique » qu’il rédigea en juin 1973 et qu’il fit relire par Laurent Schwartz et d’autres fut publié dans Le Monde27. Il n’était pas sans faire allusion à l’idée de « génération morale » chère à Robert Bonnaud en dépit du fait que la notion de morale partait à l’époque dans tous les sens, les intellectuels médiatiques style Bhl s’installant dans une morale de surplomb comme si c’était l’un des aboutissements possibles de la coupure épistémologique chère au maître Althusser28.
Homme de plume et de combat, Vidal-Naquet écrivait dans l’urgence. D’où sa question : « Écrire où ? »
Écrire où ? Partout où cela me fut possible. Si mes principales tribunes furent Le Monde et Le Nouvel Observateur où Jacques Fauvet, André Fontaine, Jean Daniel accueillirent ma collaboration, j’écrivis dans Esprit, dans Les Temps modernes, dans Partisans, la revue de François Maspero, dans la Presse nouvelle hebdomadaire, micro-organe qui fut longtemps proche du PC (version en langue française de l’organe yiddish communiste Dinaï, presse aujourd’hui disparu), dans Raison présente, la revue de Victor Leduc que j’avais contribué à fonder en 1967, dans Libération enfin depuis 1981. Je n’écris pas dans Témoignage chrétien, héritier à mes yeux infidèle d’un organe de presse que, enfant, j’avais contribué à diffuser. TC incarnait ce que j’appelais déjà en 1967 le franciscano-maoïsme, mélange impur d’idéologie chrétienne et de sentiments révolutionnaires sacralisant les « pauvres » quoi qu’ils disent et quoi qu’ils fassent. Plus exactement, j’écrivis une fois à Georges Montaron pour protester contre un éditorial intitulé « Jésus-Christ : un réfugié palestinien29 ».
Entre Sartre et Mounier, entre Les Temps Modernes et Esprit, ce n’est pas au sens strict une prise de position idéologique, Vidal-Naquet s’en explique fort bien en évoquant l’immédiat après-guerre :
Disons, en gros, que je me situe en 1945-1947, entre Sartre et Mounier. J’avais lu de Sartre l’admirable et tout de même singulier article : « Jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’Occupation allemande » sur « la république du silence » dans le no 1 des Lettres françaises (9 septembre) et les premiers numéros des Temps Modernes où il dressait le portrait de l’intellectuel engagé, tout en constatant dans « Littérature et révolution », un autre article des Temps Modernes, qu’il y avait incompatibilité entre le fait même d’être un intellectuel et l’adhésion au parti communiste. Très vite, Sartre devint, même s’il put publier une « Mise au point » dans Action, la cible favorite des communistes. Mais à l’engagement pur et simple, je préférais la formule de Mounier sur « l’intelligence engagée-dégagée ». Esprit contribua de façon décisive à me rendre anticolonialiste […] Je n’étais pas anticolonialiste par doctrine, par réflexion sur l’impérialisme, mais par universalisation des principes qui avaient animé la résistance à Hitler, ce en quoi je manquais, assurément, d’originalité. Au fond, je ne voulais pas voir la guerre froide malgré les signes éclatants qui s’accumulaient depuis 1945, je ne percevais que très imparfaitement les dictatures qui s’établissaient à l’Est et je crus longtemps, jusqu’en février 1948, que la Tchécoslovaquie constituerait une exception durable30.
Le style singulier d’un triple historien
Mais, au-delà de ses convictions et de ses choix, Vidal-Naquet opte délibérément pour l’histoire. De trois manières au moins puisqu’il va devenir un historien du temps présent, un historien de la Grèce et un historien du judaïsme. Il évoque ainsi l’intellectuel qui oscille dangereusement, toujours au bord du déséquilibre, sur un fil, entre l’histoire immédiate et l’histoire savante.
Ma vie a été consacrée à l’histoire, à la mémoire, et à la vérité. En 1987, j’ai publié les Assassins de la mémoire […] Qu’on me permette d’y revenir en quelques mots. Un des paradoxes de ma vie d’historien est qu’elle s’est déroulée sur deux plans. Dans mon domaine propre, celui de l’histoire grecque, c’est à l’étude des représentations que je me suis consacré. Ce mot apparaît dès le sous-titre de Clisthène l’Athénien que j’ai publié avec Pierre Lévêque en 1964 : « Étude sur les représentations de l’espace et du temps dans le monde grec… » Le Chasseur noir, publié en 1981, a pour sous-titre : « Formes de pensée et formes de société dans le monde grec ». C’est dire là que, dans ce registre, je me préoccupais assez peu de l’établissement des faits. Un système de pensée n’est pas exactement un fait au sens classique du mot. Or, dans un autre domaine, celui de l’histoire contemporaine, je n’ai pas cessé, au contraire, depuis l’Affaire Audin (1958) jusqu’aux Assassins de la mémoire (1987), de chercher à établir des vérités au sens le plus élémentaire de ce mot : Audin s’est-il évadé ou a-t-il été tué ? Les chambres à gaz hitlériennes ont-elles été une fiction ou une sinistre réalité ? Entre ces deux domaines, je n’ai cessé d’établir des passerelles. Un lecteur attentif découvrira des citations de Thucydide dans la Torture dans la République (1972) comme dans les Assassins de la mémoire. Cela dit, cette contradiction je l’assume, et j’en tire même quelque fierté. Quand j’étais adolescent, je lisais beaucoup les Pensées de Pascal. Il disait qu’il fallait « remplir tout l’entre-deux ». C’est exactement ce que j’ai essayé de faire31.
« Que suis-je alors ? »
Mais l’historien a un style propre et singulier où l’on retrouve l’influence de sa famille et de ceux qui l’ont influencé. Lui-même n’hésite pas à se présenter comme un « généraliste », une notion aujourd’hui décriée et dévaluée. Être un intellectuel généraliste, cela signifie le refus de s’enfermer dans une spécialité alors même que son travail savant est salué. Être un intellectuel généraliste, c’est mettre en pratique l’art du croisement, du détour et de la vérité. Bref, c’est être un intellectuel responsable. Tout cela n’a peut-être plus grand sens aujourd’hui. Raison de plus pour entendre.
Que suis-je alors ? Un esprit ironique dirait peut-être que je suis un « polymorphe souple ». Cela devait me donner beaucoup d’honneur puisque c’est ainsi que l’historien de Rome, André Piganiol, qualifiait Jules César ! Mais, assurément, je n’ai pas grand-chose de commun avec César sauf de parler une langue latine ! Il est vrai que, toute ma vie, je me suis voulu généraliste. Et, de fait, c’est parce que je suis un « généraliste » que François Cibiel, alors chez Hachette, m’a demandé en 1984 de prendre la direction d’un Atlas historique s’efforçant de couvrir l’histoire de l’humanité. Et comme on trouve toujours plus généraliste que soi, c’est mon vieil ami Robert Bonnaud qui a été l’ingénieur en chef de ce livre […] Généraliste, Bonnaud ? En un sens, il est plus que et mieux que cela. Une culture historique, sociologique, géographique, proprement colossale, maniant le grand et le petit, le détail et le planétaire, construisant pour l’histoire ce que Mendeleev avait fait pour les éléments de la matière, espérant à la fois reconstruire le passé et anticiper l’avenir. Cette audace-là, je ne suis pas parvenu à la faire tout à fait mienne. Cela dit, j’ai creusé de mon mieux mon sillon grec comme le recommandait Marrou à ses élèves, mais je n’ai jamais cessé de regarder ailleurs, parfois du côté de Rome ou de Jérusalem, parfois du côté du Moyen Âge, parfois dans l’époque moderne et contemporaine. Cela n’empêche pas de connaître mes limites32.
Parmi ceux qu’il admire, il y a Jérôme Lindon, le fondateur des Éditions de Minuit. C’est avec lui et chez lui que Vidal-Naquet publie ses premiers textes sur l’Algérie, c’est aussi Lindon qui le sollicite pour la longue préface de la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe. Et c’est le même Lindon qui voit de manière inattendue dans Pierre Vidal-Naquet un homme du xixe siècle… Et celui-ci lui donne raison.
Jérôme Lindon voit, je crois, plus profondément en moi en disant que je suis un homme du xixe siècle, un siècle que je ne suis jamais parvenu à juger « stupide ». J’ai pourtant vécu dans ce qu’Élie Halévy appelait l’« ère des tyrannies » et Eric Hobsbawm l’« âge des extrêmes », ce « court xxe siècle » que ce grand historien anglais fait commencer en 1914 et s’achever en 1991 avec l’effondrement de l’Union soviétique et de l’utopie communiste à laquelle tant de mes compatriotes auront sacrifié leur vie et parfois leur honneur. Il m’arrive en effet de penser que j’ai vécu légèrement en retrait de ce siècle, même si je me suis passionné pour certaines causes et d’abord celle de l’indépendance de l’Algérie et de la dénonciation des crimes que nous commettions là-bas33.
De même que l’évocation du xixe siècle est une manière de montrer que cet homme engagé dans le xxe siècle est quelque peu en retrait, engagé-dégagé, le style de Vidal-Naquet a une autre caractéristique, celle de se démarquer radicalement de toute forme de militantisme de parti.
Mon mode d’intervention politique ne passe pas par le militantisme de parti. Il relève plutôt du coup par coup. Ce fut le cas, pendant la guerre d’Algérie, mais aussi pendant la guerre du Viêt-nam ou face au régime des colonels en Grèce. Il en fut de même à l’automne 1995, lors des grèves-surprises de la Sncf qui mirent en difficulté le gouvernement d’Alain Juppé sans que l’opposition officielle ne s’ébranlât beaucoup. Ce fut surtout le cas en 1996-1997 lorsque je fis partie du collège des médiateurs qui tenta de s’interposer entre les « sans-papiers » de Saint-Bernard et le même gouvernement34.
Des engagements multiples
De même que le dreyfusard patriote et républicain est aussi un internationaliste, l’homme engagé l’est « à sa manière », ce qui signifie qu’il pratique le retrait et l’indépendance. Mais il faut pourtant rappeler la variété de ses engagements. L’Algérie bien sûr, mais aussi les sans-papiers et Mai 68 où l’historien sauta sur l’occasion pour mettre en œuvre une fois encore un travail d’histoire immédiate. Mais il ne faut pas laisser croire non plus que Vidal-Naquet n’a jamais reconnu d’errements et commis d’erreurs. Il avait au contraire la qualité, lui qui traquait celles des autres, de reconnaître ses erreurs intellectuelles et idéologiques.
Il fut le premier à battre sa coulpe à propos de l’affaire Luc Tangorre. Cet étudiant en gymnastique qui avait été condamné à quinze ans de réclusion criminelle pour une série de viols dans les quartiers sud de Marseille affirmait qu’il était innocent en présentant des alibis sérieux aux yeux de Vidal-Naquet. Mais comme il fut condamné sur les bases d’un dossier solide, Vidal-Naquet a reconnu son erreur dans Le Monde du 15 février 1992. « Je sais très bien que depuis, écrit-il dans “Mes affaires Dreyfus”, ma parole a perdu singulièrement du poids » (programme de la journée d’hommage, p. 16).
Par ailleurs, son refus d’entrer dans un parti et sa méfiance envers les dogmatismes ne l’ont pas moins conduit à maoïser un peu.
Comme beaucoup d’autres, j’avais accueilli avec joie la victoire de Mao sur le régime pourri de la Chine nationaliste. Je retrouve dans le no 3 d’Imprudence cette conclusion d’un article signé « Jacques Delmas », qui n’était pas de Chaban mais de Pierre Nora : « Derrière Mao Tsé-toung, six cent mille hommes marchent à la conquête de leur propre pays. Le bonheur est une idée neuve en Asie. » Nous admettions volontiers que la Révolution russe avait dégénéré. Mais le communisme chinois n’était-il pas, à son tour, « la jeunesse du monde » ? On est là à l’origine d’un schématisme qui occupera les devants de la scène à la fin des années soixante. Il est clair aujourd’hui que c’est en Corée du Sud qu’ont pu se développer, après 1953, et les conditions d’une progression économique et les ferments d’une démocratie. Pourquoi alors cette erreur de jugement ? Pour deux raisons fondamentales. La première est le lien que j’établissais, pas entièrement à tort, entre le communisme et le mouvement anticolonialiste. La guerre d’Indochine avait-elle changé de nature avec la victoire des communistes chinois ? Il est vrai que l’Union soviétique a servi de base arrière, intéressée et à demi-mythique, à la décolonisation. La seconde est l’insuffisance radicale de la théorie de l’impérialisme, lié au seul capitalisme, telle qu’elle était répandue à gauche et à l’extrême gauche35.
Dans ce contexte où le combat anticolonialiste joue un rôle décisif, Mai 68 qui met Vidal-Naquet « en état de rage historique » fait événement et contribue à abattre les cartes idéologiques différemment.
Vint pourtant un moment où l’actualité cessa d’être lointaine, où elle ne s’identifia plus ni à Mao, ni à Hô Chi Minh, ni à Castro, ni à l’aventure héroïque du « Che » Guevara, ni même aux résistants d’Athènes, mais se centra tout simplement sur mai 68. Je mentirais complètement en disant que j’ai vu les « événements » venir. J’avais si peu l’idée qu’une explosion étudiante pouvait se produire en France, que, invité par des Américains opposés à la guerre du Vietnam à leur parler de ce qu’avait été la lutte contre la guerre d’Algérie, je les avais mis en garde : non, la France n’avait rien connu qui fût comparable à ce qui s’était passé en 1964 sur le campus de Berkeley et au mouvement de protestation qui, depuis 1966, avait gagné de nombreux collèges. Enseignant à l’École pratique des hautes études, j’ignorais à peu près tout de ce qui se passait à Nanterre et des problèmes soulevés par l’afflux énorme de nouveaux étudiants dans les facultés des lettres notamment. Nous n’avions pas de problème d’encadrement parce que nos séminaires, pour la majorité d’entre nous, avaient un caractère plutôt intime. Nous vivions dans une société riche où le problème du chômage et des débouchés ne se posait pas vraiment, ce qui permettait aux étudiants en sociologie de penser sincèrement qu’ils n’accepteraient pas des fonctions de responsables du personnel dans des entreprises capitalistes36.
Historien du contemporain, Pierre Vidal-Naquet l’est donc une nouvelle fois également quand il écrit, avec celui qui deviendra un collègue Alain Schnapp, le Journal de la Commune étudiante dans la collection « Esprit » alors dirigée par Jean-Marie Domenach quelques mois après les événements. Pour François Hartog, Vidal-Naquet fait alors de l’histoire à la Vidal-Naquet : « La manière de faire est la même que pour l’Algérie : d’abord réunir la documentation, la plus complète possible et le plus vite qu’il se peut ; ensuite déplacer le point de vue, en confrontant le Mai français avec ce qui s’était passé sur les campus américains : Mai vu d’ailleurs comme on aura plus tard la Démocratie grecque vue d’ailleurs. Le pas de côté : sa façon d’être dedans et dehors37. »
Mais l’historien ne fait pas seulement un travail d’archives, il suggère une interprétation et l’inscrit dans le contexte international de la décolonisation, ce qui vaut pour le Vietnam comme pour l’Algérie :
Mon intuition immédiate était que « Mai » n’était pas une révolte archaïque comme certains le disaient, mais un phénomène moderne et qu’il faillait pour le comprendre m’adresser au pays moderne par excellence, c’est-à-dire les États-Unis. Le point de départ des révoltes étudiantes n’était-il pas l’université de Berkeley en 1964 ? Socialisme ou Barbarie avait été une des rares revues à en parler. Un mouvement analogue s’était développé à Columbia, à New York, dans des semaines qui précédaient le Mai français, cependant qu’à Berlin et en Italie des mouvements analogues s’étaient produits. Il en était de même dans nombre de pays socialistes, même si l’analogie avec le Mai français était superficielle. Seule la France avait vu le mouvement ouvrier s’enflammer à son tour38.
À la fin de sa vie, Pierre Vidal-Naquet fut très actif dans le combat mené en faveur de la reconnaissance juridique des sans-papiers. Ce fut l’occasion pour lui de réaffirmer que le patriotisme, le sien, celui de ses parents, ne lésine pas avec le droit d’asile. Ce fut aussi un compagnonnage avec Stéphane Hessel qui ravivait peut-être le souvenir de Henri-Pierre Roché et de l’époque de Dieulefit39.
L’affirmation du citoyen est inséparable de la mise en carte, de la mise en fiche des Français. « Vos papiers ! » Ne sera vraiment français que celui qui pourra répondre paisiblement à cette interpellation. Cela signifie bien évidemment, que les frontières séparent et que le droit d’asile ne va pas de soi. Chacun peut constater aujourd’hui, dans l’actualité, l’importance de cette question qui est en train de se poser au niveau européen. […] Si l’on raisonne en termes de progrès et de régression, la construction de l’identité nationale, cette somme de nos identités individuelles, fut à la fois un progrès et une régression40.
En évoquant la figure de Stéphane Hessel, ambassadeur, germaniste et poète, il parle peut-être de lui-même, de l’un de ces hommes libres qu’il a voulu être lui aussi :
Pour ma formation personnelle, ce mouvement des sans-papiers, outre son aspect politique, fut aussi l’occasion de faire la connaissance d’un personnage extraordinaire, Stéphane Hessel. Fils de l’héroïne de Jules et Jim, film de François Truffaut et d’abord roman autobiographique d’Henri-Pierre Roché, Stéphane, agent de la France libre, avait été déporté à Buchenwald. David Rousset avait raconté son étonnante histoire, dans Les Temps modernes et dans Les jours de notre mort. Réclamé par les SS qui avaient décidé de l’exécuter, il fut sauvé par ses camarades qui le déclarèrent déjà mort et fournirent à sa place le cadavre de l’un des leurs. Ce que j’admirais chez lui, c’est son étonnante capacité de diplomate – il ne manquait pas de souligner qu’il était ambassadeur de France – à entamer un dialogue avec les « sans-papiers » qu’avec des militants gauchistes ou avec des sommets de l’appareil d’État. Quand il s’aperçut qu’il avait été dupé par Matignon et par le ministère de l’Intérieur, il sut aussi le dire avec une extrême fermeté. C’est un homme libre41.
L’historien de la Grèce
Mais il ne faut pas oublier que le triple historien qu’est devenu Pierre Vidal-Naquet est surtout connu comme un historien de la Grèce. Si Lucien, l’avocat nourri d’éloquence, savait son Démosthène, le « déclic » qui oriente Pierre Vidal-Naquet vers l’Antiquité grecque est Platon ou « plus exactement le désir de réfléchir sur Platon et l’histoire. On est là dans le paradoxe, en tout cas déjà dans la pratique du détour. Car s’il y a bien un philosophe hostile à l’histoire, qui, connaissant son Hérodote et son Thucydide sur le bout des doigts, s’en servait avant tout pour la pasticher et produire une histoire platonicienne d’Athènes, c’est bien lui. Qui d’entre les historiens d’hier ou d’aujourd’hui répondrait, en effet, Platon, à la question de savoir qui l’a conduit à devenir historien42 ? ».
S’ensuivent des rencontres : celle de Victor Goldschmidt, auteur d’un ouvrage sur les Dialogues de Platon, et surtout celle de Henri-Irénée Marrou qui enseigne la théorie de l’histoire, de Spengler à Toynbee. Avec Marrou surgit l’idée d’un personnalisme essentiel à la connaissance historique qui se démarque du personnalisme de Mounier en tant que tel. « Combinant Cicéron et Dilthey, Marrou reprend, met au jour et vivifie une conception classique de l’historien dans laquelle engagement existentiel et vérité sont les deux termes essentiels43. »
Les humanités gréco-latines avaient servi comme le disait Henri Marrou, de « savonnette à vilain », c’est-à-dire d’instrument permettant à des « fils du peuple » comme Charles Péguy d’avoir leur billet d’entrée dans la bourgeoisie. Mais ces temps étaient morts, et seul le régime de Vichy avait imposé aux élèves de sixième du lycée de faire du latin. Les hellénistes français s’attachaient désespérément à maintenir en survie une société morte. Ils ne comprenaient pas dans leur majorité que l’étude du russe, de l’hébreu ou du chinois pouvait être aussi utile pour la formation intellectuelle que celle du grec ou du latin. Beaucoup de gens continuent de le penser, arguant que le latin donnerait à l’intellect des vertus de logique incomparables, comme si cette langue était en quelque sorte extraterritoriale, une sorte de langue des langues, dont la syntaxe serait de la mathématique pure ; alors qu’on sait depuis Saussure que toute langue est un système conventionnel fondé sur l’arbitraire : le russe, le chinois ou l’hébreu ne sont pas plus « logiques » que le français ou le breton. Les mythes ont la vie dure. Comme beaucoup d’anciens élèves des lycées traditionnels, il m’arrive de regretter la quasi-disparition du latin et du grec. Reste que nombre d’hellénistes et de latinistes ont leur part de responsabilité dans cette désaffection, dans la mesure où ils lient leur discipline à une société archaïque. Il est ridicule, par exemple, d’expliquer qu’on ne peut être médecin sans avoir fait du grec, parce que le vocabulaire médical vient du grec. Il m’est arrivé d’aller au lycée pour plaider la cause du grec. Ce que je proposais aux élèves n’était pas la recherche de « racines », mais l’art de faire un beau voyage44.
L’art du beau voyage n’est pas sans lien à l’enfance puisqu’il rappelle sa lecture de l’Iliade et l’Odyssée.
Quand j’étais enfant, à Paris, avant la guerre de 1939, j’avais un recueil sur les légendes de la guerre de Troie et de ses suites. Cela commençait par l’histoire du berger Pâris et du choix qu’il avait dû faire entre trois déesses – Héra, Athéna, Aphrodite – se poursuivait par l’enlèvement d’Hélène, « l’arrivée d’une armée grecque sur le détroit des Dardanelles », la ruse du cheval de Troie, et l’errance d’Ulysse. L’histoire de la guerre de Troie était à ce que je croyais racontée dans l’Iliade d’Homère. Le retour d’Ulysse faisait l’objet de l’Odyssée du même poète. Sur ce dernier point, je ne me trompais pas. Mais peu après ce premier contact, ma grand-mère paternelle me fit don d’une traduction française de l’Iliade. J’ai d’abord cru que le libraire qui lui avait vendu ce livre s’était moqué d’elle. En effet, le récit commençait alors que Troie était assiégée depuis plus de neuf ans, et se terminait sans le moindre cheval de bois par la formule suivante : « Telles furent les funérailles d’Hector, dompteur de chevaux. » Hector était, je le savais, le principal défenseur de Troie et il avait été tué par Achille, le plus valeureux des guerriers grecs. J’ai appris depuis à mieux connaître ces deux merveilleux poèmes respectivement de 14 000 et de 12 000 vers, à les savourer en traduction et dans leur texte original. J’ai aussi appris tout ce que je pouvais apprendre de l’histoire du peuple grec et de sa littérature, dont la nôtre a hérité45.
Entre académisme, sectes et refondateurs de la discipline
Le jeune historien de la Grèce est vite confronté à un monde universitaire académique où le poids disciplinaire était lourd à supporter, mais surtout il lui a fallu choisir sans commettre d’erreur de jugement entre une Église, des sectes et des rénovateurs.
L’histoire grecque, section de l’histoire ancienne, était maintenue en vie, un peu artificiellement, par l’existence d’un quadripartisme : tout étudiant en histoire se devait de s’intéresser à l’Antiquité, au Moyen Âge, à l’histoire moderne et à l’époque contemporaine. Ce schématisme n’a pas vraiment résisté au choc de 1968. Il va sans dire qu’il m’arrive de regretter que nombre d’étudiants en histoire ne sachent rien, ou presque rien, de l’antiquité grecque ou romaine. Mais il est encore plus grave à mes yeux d’ignorer l’histoire de la Chine ou celle de l’Inde, c’est-à-dire de la majeure partie de l’humanité […] Il m’est arrivé de dire que les études grecques, en France, à la fin des années soixante, étaient marquées par la domination d’une Église, la Sorbonne, à laquelle faisaient face plusieurs sectes qui résistaient de leur mieux : secte marxiste à Besançon avec, à sa tête, Pierre Lévêque, secte philologique à Lille avec Jean Bollack et ses disciples, secte anthropologique à l’École avec Jean-Pierre Vernant et ses amis46.
Momigliano, Finley, Vernant
Si le nom de Marrou-Davenson (pseudonyme de Marrou quand il écrit dans Esprit ou ailleurs sur la musique) a été évoqué au début de son aventure universitaire dans le monde des études grecques, s’il a toujours salué son influence au point de lui dédier son texte sur le révisionnisme de Faurrisson, Vidal-Naquet reconnaît, parallèlement, une fois de plus ses dettes. Trois noms reviennent : Momigliano, Finley et Vernant.
Trois noms représentent autre chose que le pur rapport immédiat à l’Antiquité. Tous ont connu autre chose : le droit, le marxisme, et la persécution dans le cas de Finley, l’exil et l’historiographie dans le cas de Momigliano, le marxisme, la Résistance, la psychologie, l’anthropologie dans celui de Vernant.
Ce dernier, avec lequel il a écrit des ouvrages, est un frère héroïsé, le résistant passé par le communisme est souvent mis en avant par Vidal-Naquet qui savait prendre la mesure de chacun.
Le milieu dans lequel je fonctionnais à Paris était tout à fait différent. La personnalité centrale en était Jean-Pierre Vernant qui a fondé en 1962-1963 puis, plus officiellement dans le cadre de l’Ephe, ce qui est devenu le « Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes » puis, quand j’en ai pris la direction, le Centre Louis-Gernet. Vernant avait deux maîtres, Louis Gernet précisément et Ignace Meyerson, le premier philologue, helléniste et sociologue, reconnu par ces diverses branches du savoir, mais, si je puis dire, pas toujours dans son extraordinaire poikilia (variété), le second psychologue et fondateur de la « psychologie historique », discipline dont se réclamait Vernant. Autour de lui, on avait comme lui le plus souvent une formation marxiste, voire communiste ou socialiste de gauche, comme Gernet lui-même47.
En sera-t-on surpris ? Quand il évoque ses travaux sur la Grèce, le traqueur, le chasseur qu’est Vidal-Naquet en revient toujours à son style singulier, à sa manière de travailler qui privilégie la ruse, la metis chère à Marcel Détienne et à Jean-Pierre Vernant, à son art du croisement et du détour.
Pour ma part c’est souvent en lisant autre chose que des textes grecs ou des textes sur les Grecs par exemple, que j’ai eu quelques-unes de mes intuitions. Il en fut ainsi par exemple en 1968, lorsque je lus l’Essai sur l’histoire de la nature de Serge Moscovici, immense fresque centré sur trois personnages symboliques, l’artisan de l’époque antique et médiévale, l’ingénieur des temps classiques, le cybernéticien d’aujourd’hui. C’est ce livre qui m’a permis de qualifier l’artisan de « héros secret » de la civilisation grecque, tant son rôle est essentiel de la médecine au Parthénon, tant il a été dissimulé, voire méprisé, par Platon et Aristote. On l’aura compris : le détour, le passage par l’autre, par l’ailleurs, a été une des lois de ma vie scientifique et d’ailleurs de ma vie tout court : ailleurs méthodologique, ailleurs temporel, ailleurs spatial48.
[…] Je place (ma recherche), sous le signe de trois mots : variété, croisement et détour. Variété(s) fut le titre commode qu’avait choisi dans ma très lointaine jeunesse Paul Valéry pour regrouper ses essais. Il y eut ainsi Variété I, Variété II, etc. De même Jean-Paul Sartre utilisa, aux mêmes fins, le mot de Situations qui condensait un aspect important de sa philosophie. Variété est pour moi la traduction du mot grec poikilia qui en grec ancien signifie la diversité, et en grec moderne (mais au neutre pluriel) les hors-d’œuvre. Lorsqu’un recueil d’essais fut dédié en 1987 à Jean-Pierre Vernant, je proposais et obtins qu’il s’appellât Poikilia plutôt que Mélanges. Le mot n’a pas toujours, dans la Grèce ancienne, une bonne réputation. Pour Platon, la poikilia est caractéristique de la démocratie qu’il déteste, au contraire de l’unité dont il fait le fondement de sa cité-modèle. J’aime au contraire ce que Platon déteste, et l’idée grecque de démocratie est au cœur de ce livre, comme le lecteur en est averti dès le titre. Il se trouve du reste, et pas exactement par hasard, que le premier livre d’histoire dont j’ai été, avec Pierre Lévêque, l’auteur, Clisthène l’Athénien, a été consacré à l’homme politique qui le premier, à la fin du vie siècle, a jeté les fondements de ce qui est devenu la démocratie. Mais s’agit-il seulement, en le parant d’un habit démocratique, de justifier l’apparente dispersion de ces essais où l’on part de l’Enquête d’Hérodote et de l’Atlantide de Platon pour aboutir à l’étonnante rhétorique d’un insurgé de l’époque romantique ? Je ne le crois pas. Mon premier maître en histoire ancienne, Henri-Irénée Marrou, nous disait il y a un bon demi-siècle : il faut creuser le plus à fond possible une époque donnée – pour lui, ce fut l’empire romain – et de là apprendre à rayonner, voire à butiner. Il avait du reste adopté un double nom : Marrou, répétait-il souvent, c’est le tâcheron de l’histoire. Davenson c’est le théoricien de la civilisation, l’historien des Troubadours, le critique musical qui faisait partie du jury du grand prix du disque décerné par l’Académie Charles Cros. Ce pseudonyme, inspiré du nom de sa mère, avait été adopté par lui pour des raisons contingentes. Pensionnaire à Naples à l’Institut français, sous la dictature de Mussolini, il pouvait ainsi éviter la censure fasciste. J’ai pour ma part suivi ce conseil et c’est la cité grecque qui a été, principalement pour les époques archaïques et classiques, mon domaine d’élection. Il est vrai cependant que j’ai beaucoup travaillé dans d’autres domaines : celui de l’histoire juive ancienne et moderne, celui de l’histoire contemporaine dans ses aspects explosifs ou souvent horribles, voir dans celui de l’histoire médiévale dans un essai publié en 1979 avec Jacques Le Goff. Il est rare cependant qu’on ne trouve pas, ici où là, dans tel de mes livres, une allusion à mon domaine principal […] Mais c’est ici qu’interviennent aussi deux autres notions : croisement et détour. Prenons l’exemple du chapitre II de ce livre Hérodote et l’Atlantide. Il n’est pas évident a priori qu’il y ait quelque chose de commun entre l’immense Enquête du « père de l’histoire » à la recherche de l’origine des guerres médiques et du triomphe d’Athènes, et l’île fabuleuse placée par Platon au-delà de ce que nous appelons le détroit de Gibraltar. Il fallait d’abord démontrer que sous le masque de l’Atlantide Platon avait placé sa critique radicale de la démocratie athénienne du ve siècle, maritime et impérialiste, et que, ce faisant, il s’était plu à pasticher Hérodote. Cette démonstration fut esquissée dès 1964. D’autres chercheurs […] ont depuis affiné, corrigé, complété ma démonstration qui reposait donc sur un croisement. Encore fallait-il explorer, par un immense détour qui nous conduit jusqu’à nos jours, en insistant sur l’époque des Lumières, ce qu’était devenu le couple Hérodote-Platon tout au long des siècles, avec des fantasmes, des délires qui franchissent parfois les extrêmes limites de la paranoïa et des hypothèses cosmologiques grandioses et des passions nationalistes49.
Mais, au-delà du style intellectuel propre à Vidal-Naquet qui trouve vite sa place dans une discipline en plein renouvellement (les générations suivantes, il le dira souvent, en témoignent également, de François Hartog à la regrettée Nicole Loraux), l’historien naviguait dans les études grecques non sans interroger la démocratie et la tragédie. La démocratie, c’est en effet l’occasion, en écho aux travaux de ses amis de Socialisme ou barbarie, d’interroger la démocratie contemporaine à travers la démocratie ancienne.
Il me reste, avant d’aborder un autre domaine de ma recherche et de ma vie, à répondre à une question que le lecteur doit inévitablement se poser. Y a-t-il un rapport entre mon activité d’historien de la Grèce et mon activité publique, voire politique ? Ma réponse est un oui, nuancé comme il se doit. Assurément, je me suis arc-bouté sur la Grèce, dès 1951, pour éviter de tomber dans le piège de l’immédiateté. Cela dit, ce n’est pas tout à fait par hasard si, aidé de Pierre Lévêque, j’ai choisi pour sujet de mon premier livre « grec » le personnage de Clisthène, fondateur à la fin du vie siècle avant J.-C. de ce qu’on appellera au siècle suivant la démocratie. Je suis autant qu’un autre conscient de la différence énorme qui sépare la démocratie athénienne, directe, écartant femmes, étrangers et esclaves, de la nôtre qui est représentative50.
Quant à la tragédie, genre grec par excellence, elle renvoie aussi au temps de la brisure qui fut celle de Vidal-Naquet pendant la guerre. On ne devient pas historien de la Grèce par hasard.
Entre tant de mes thèmes de réflexion, celui qui me tient peut-être le plus à cœur est celui de la tragédie. […] Il s’agit bien sûr de la tragédie grecque ou, plutôt, comme le rappelle constamment Cornelius Castoriadis, athénienne, de cette création de la démocratie athénienne. Mais il s’agit aussi de Shakespeare. Sous l’impulsion de Richard Marienstras, ami découvert en 1967, il m’est arrivé de confronter à la tragédie antique par le biais de l’effondrement du héros, le Coriolan de Shakespeare. Dans un article publié dans Esprit en juin 1969, « Fonction du procès stalinien », j’ai utilisé le modèle tragique, et plus spécifiquement shakespearien, pour comprendre les procès de l’Est, spectacles offerts au public comme les combats de gladiateurs à Rome et se terminant par la mort du héros dégradé. Vernant était sur ce point réservé, mais admettait que Boukharine, héros et victime des procès moscovites de 1938, était un personnage tragique. Tragédie ou histoire, il m’est arrivé de poser cette opposition. Tragédie et histoire, il m’est arrivé de vivre cette association et de réfléchir sur elle. On connaît le mot de Raymond Aron, bon lecteur de Thucydide, à propos de Valéry Giscard d’Estaing : « Ce jeune homme ne sait pas que l’histoire est tragique51. »
L’Algérie et le combat contre la torture
La guerre d’Algérie représente le grand engagement intellectuel et militant de Pierre Vidal-Naquet. En 1954, il est professeur au lycée d’Orléans. Il a lu les textes d’André Mandouze dans Esprit sur l’Afrique du Nord et l’Algérie, mais son attention se concentre sur l’Algérie après les massacres du 20 août 1955 et surtout après le récit que son condisciple de khâgne Robert Bonnaud, un ami auquel il restera très attaché toute sa vie, lui a fait de la guerre menée dans le sud-est de l’Algérie, les Némentchas : massacre à l’arme blanche des blessés, usage systématique de la torture. Geneviève, son épouse, dactylographie le texte. Vidal-Naquet l’apporte à Jean-Marie Domenach. Il paraît dans Esprit en avril 1957, en pleine bataille d’Alger. Vidal-Naquet est alors assistant d’histoire ancienne à l’université de Caen. Sur quelles bases situe-t-il son engagement ? Vidal-Naquet est socialiste. Il hait les mollétistes pour leur politique en Algérie. C’est un républicain attaché aux valeurs universalistes des Lumières : la raison, la vérité, la justice, l’égalité des droits. Fondamentalement, Vidal-Naquet est plus épris de la liberté politique que d’égalité sociale.
Par tradition familiale et par conviction personnelle, on l’a vu, son modèle d’engagement, c’est celui des dreyfusards, comme Jean Jaurès : le droit à la justice et à la vérité d’un être humain est supérieur à la raison d’État. Il ne s’agit pas pour lui d’adhérer à la vision du monde des nationalistes algériens et d’épouser le Fln. Il est de son devoir de s’élever contre la guerre que pratique la France en Algérie. Il le fait au nom des valeurs qui sont celles de la République.
Je ne méprise pas les valeurs dites de droite, celles qui sous-tendaient l’exaltation de la mission colonisatrice de la France impériale […] Étudiant à la Sorbonne, j’avais cependant lu les livres de Charles-André Julien, et surtout j’avais, en géographie, été l’élève de Jean Dresch. Celui-ci nous avait appris deux sociétés, irréductiblement séparées, irréductiblement inégales, l’une écrasant l’autre. […] Mes propres valeurs étaient égalitaires et me faisaient refuser absolument qu’il puisse y avoir des peuples nés pour l’esclavage, comme le pensait Aristote des « barbares » de l’Empire perse52.
Mais ces valeurs sont indissociables de Jaurès.
Si j’avais, comme historien, en ce début de la guerre d’Algérie, un modèle, c’était celui de Jaurès, celui des Preuves et celui de l’Histoire socialiste. Le Jaurès des Preuves de 1898, ce grand texte dreyfusard démontrant les mécanismes de l’iniquité dont avait été victime en 1894 le capitaine juif. […] Mais il n’y avait pas que les Preuves. Jaurès était aussi l’animateur d’une histoire de France de 1789 à 1900 qu’il avait appelé l’Histoire socialiste. […] Le titre, en ce début de siècle, avait choqué les historiens de métier. Leurs comptes rendus, généralement très élogieux, le répétaient à l’envi : il n’y a pas d’histoire « socialiste », il n’y a qu’une histoire tout court. Certes, Jaurès voyait dans le socialisme l’aboutissement de ce même mouvement historique qui avait créé et affirmé la République mais, au-delà de ce cadre idéologique, il avait compris – et c’était chose rare – que l’histoire devait prendre en compte le mouvement des masses dans leur globalité53.
Au-delà de l’adhésion aux valeurs égalitaires, de son dreyfusisme et de son respect de Jaurès, Vidal-Naquet aime se définir en fonction d’une typologie tripartite :
Naturellement, ni le dreyfusisme, ni le socialisme de Jaurès n’étaient les seules clefs dont nous disposions. Toujours dans « Une fidélité têtue », j’ai proposé, pour ceux qui luttèrent contre la guerre, une typologie tripartite : les bolcheviks qui voyaient dans le Fln une élite révolutionnaire, capable de mettre en mouvement les masses algériennes pour les conduire à la victoire du socialisme ; les tiers-mondistes qui, chrétiens ou non, voyaient dans le tiers monde de nouveaux « damnés de la terre » qu’il convenait de rédimer ; et les « dreyfusards » soucieux, comme le jeune Péguy, du « salut éternel de la France ». Cette division en un sens passait à l’intérieur de chacun de nous. Bolchevik si l’on veut, Robert Bonnaud n’en parlait pas moins de « nos propres valeurs par nous-mêmes violées » et ces valeurs étaient dreyfusardes. Le bolchevisme, certes, sous une forme non stalinienne, voire sous l’influence du radicalisme de Socialisme ou barbarie54, offrait la tentation du savoir sur la Révolution à laquelle je n’ai pas plus échappé qu’un autre55.
La condamnation du colonialisme et des méthodes de la guerre révolutionnaire menée par l’armée française en Algérie (torture, corvée de bois, usage des disparitions, regroupement des populations, zones interdites) ne fait pas basculer Vidal-Naquet dans le camp du Fln. Sa position est parfaitement claire (Vidal-Naquet aimait par-dessus tout la clarté de l’esprit, de l’écriture, de l’engagement). Le gouvernement français ne peut négocier qu’avec le Fln qui représente le peuple algérien. Rechercher d’autres interlocuteurs ne consisterait qu’à repousser des négociations et donc à poursuivre une guerre qui pourrit de l’intérieur la République. Le Fln est une structure coercitive et exclusive. Il le sait, sans percevoir encore sa dimension totalitaire, unanimiste et islamo-arabiste qui dicte la lutte à mort contre les partisans de Messali (le Mna) et rend illusoire le maintien d’une présence humaine des Français après-guerre.
La vérité ? Pour un intellectuel, le risque est toujours de confondre sa croyance avec l’ordre du monde. Les pièges que nous tendait l’histoire étaient nombreux, et il serait absurde de dire que nous les avions évités. Nous nous sommes certainement fait une idée beaucoup trop optimiste de la nature du mouvement algérien et de la possibilité de voir coexister, dans une Algérie nouvelle, pieds-noirs et musulmans. Nous en évitâmes pourtant quelques-uns et mon métier d’historien m’y a probablement aidé. Nous étions proches du Fln mais nous ne nous engageâmes jamais dans la logique de dénonciation et d’exclusion qui frappa le Mna56.
Dans la guerre, son grand combat est l’affaire Audin. En 1956, Guy Mollet obtient de l’Assemblée les pouvoirs spéciaux. Le 7 janvier 1957, Robert Lacoste donne les pleins pouvoirs civils et militaires au général Massu. Désormais, l’armée est aux commandes en Algérie. La torture se généralise. L’idée que la France utilise les mêmes méthodes que la Gestapo lui est d’autant plus insupportable que son père a été torturé par la Gestapo. Au début de l’été 1957, il apprend la disparition de Maurice Audin, jeune assistant de mathématiques à l’université d’Alger, père de trois enfants. Vidal-Naquet est alors à Marseille. Son deuxième fils vient de naître. Maurice Audin est arrêté par les parachutistes le 11 juin et « évadé » le 21. En fait, il est étranglé par le lieutenant Charbonnier. Vidal-Naquet le saura plus tard. En accord avec Josette Audin, il entreprend de démêler les circonstances de la « disparition » d’Audin. Il crée avec le mathématicien, directeur de thèse d’Audin, Laurent Schwartz, le comité Audin dans l’esprit des comités dreyfusards. La Question d’Henri Alleg parut en 1957.
L’ouvrage, l’Affaire Audin, sort des presses le 12 mai 1958 aux Éditions de Minuit, la veille du coup d’État à Alger. Un texte de Jaurès tiré de Preuves l’accompagne. La référence est explicite. La méthode est celle de l’historien : Vidal-Naquet démonte l’affaire Audin, en mettant à jour les mécanismes. En 1960, il crée un journal, Vérité-Liberté, avec Paul Thibaud, alors secrétaire de rédaction à Esprit. Le journal donne la parole aux insoumis, aux partisans du Fln (dont Francis Jeanson), publie des études sur l’Algérie et le monde arabe et bien sûr lutte contre la torture, qui gangrenait l’État. Une vingtaine de numéros furent publiés jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie.
Pour expliquer l’attitude prise par un certain nombre d’intellectuels, il faut faire appel à leur expérience propre. Beaucoup des signataires du texte des « 121 » ont consacré l’essentiel de leur travail de militant à la lutte contre la torture, soit au sein du Comité Maurice Audin, soit dans l’ancien Centre du Landy, soit au groupe Vérité-Liberté, ailleurs encore. Ils n’ignoraient certes pas comme on leur a souvent reproché, que la torture n’est que la conséquence de la guerre, mais, en lançant ce que Robert Lacoste a si bien nommé « l’opération-conscience », ils estimaient mettre le doigt sur le scandale le plus éclatant de la guerre qui était faite en leur nom : la torture devenue une institution clandestine du régime57.
L’affaire Audin, instruite d’abord à Alger, déclenche la journée des barricades le 24 janvier 1960. Elle est transférée à Rennes, où l’affaire Dreyfus avait aussi été transférée. Le symbole est fort. Massu et Charbonnier se présentent devant le tribunal. Ils nient. De Gaulle laisse traîner l’affaire, sans l’enterrer. Il tient ainsi une partie des militaires. Puis la raison d’État fait le reste.
Que voulions-nous ? Nous voulions d’abord que la torture cesse et elle n’a pas cessé, même si des ordres en ce sens, sous de Gaulle, ont été donnés, qui étaient contraires à ceux du gouvernement Guy Mollet. Nous voulions aussi, et passionnément, la justice. Nous voulions, par un symbolisme un peu naïf, que les assassins d’Audin soient châtiés. Sur ce point, nous avons totalement échoué. L’action répressive de la justice française, militaire ou civile, contre la torture a été très exactement nulle58.
[…] Il y a eu deux questions qui furent, pour notre cohérence intellectuelle, cruciales. Les crimes que nous dénoncions étaient par priorité des crimes d’État, ceux de l’armée et de la police françaises. La violence algérienne nous apparaissait fondamentalement comme une riposte à une volonté coloniale et raciste qui n’avait guère connu d’interruption depuis 1830. Mais cette violence – dont les récits et les photographies s’étalaient dans la presse – il ne pouvait être question de l’exalter – comme le fit Sartre dans la préface aux Damnés de la terre –, encore moins de la nier. Lorsqu’elle prenait la forme d’une violence d’État, symétrique de la violence française – exécution de prisonniers de guerre par exemple, après un soi-disant procès59 – nous la condamnions fermement, ce qui faisait parfois scandale60.
Pour Vidal-Naquet, comme pour Germaine Tillion qu’il prenait souvent comme exemple, la torture n’est pas un moyen. Constitutive de la guerre révolutionnaire apprise par les militaires français pendant la guerre d’Indochine, elle est une fin en soi, une « institution d’État », l’expression d’une domination d’État, d’ailleurs inefficace – elle n’empêchera pas l’indépendance de l’Algérie – et susceptible de s’appliquer à tous. En 1961, le jour même du 17 octobre, un communiqué signé de Vidal-Naquet condamne dans Le Monde la torture sur des Français de l’Oas. Vidal-Naquet publie un dossier sur les tortures subies par des Français de l’Oas dans Esprit au printemps 1962. Son geste étonne jusqu’à un avocat de Maurice Audin.
Les faits étaient accablants, non seulement sur le plan de la torture, singulièrement de la torture électrique, dont l’usage devait se poursuivre tout au long de la guerre française d’Indochine, mais aussi sur celui de la « disparition » des suspects et du plus violent déni de justice. En 1933, le tribunal d’Hanoi acquitta purement et simplement cinq légionnaires, dont deux sergents, convaincus d’avoir torturé puis assassiné onze Vietnamiens (on disait à l’époque « Annamites ») innocents et reconnus comme tels. Excuse absolutoire : l’ordre reçu des autorités civiles. Mais les structures capables de faire écho à cette honte étaient alors les anticolonialistes du Parti socialiste (Daniel Guérin), les groupes trotskystes ou trotskysants61. Il était pratiquement admis que les principes de 1789 ne s’appliquaient pas aux colonies62.
Au-delà de l’établissement des faits, l’urgence et l’essentiel étaient de s’en prendre à la torture, d’où qu’elle vienne.
L’essentiel, je le pensais alors, je continue à le penser aujourd’hui […] fut la bataille contre la torture. Bataille radicale, bataille politique, non seulement parce que l’usage de la torture prive de celui qui en est victime de son droit fondamental de parole libre, mais parce qu’il s’agissait, pour nous, et tout particulièrement pour moi, historien, de démontrer que la responsabilité de l’État français était engagée à tous les niveaux : celui de l’armée, de la police, de la justice, du gouvernement63.
La torture fut dans les colonies et en Algérie en particulier une politique d’État pendant la IVe République, sous Guy Mollet, Bourgès-Maunoury et Max Lejeune. De Gaulle donne des instructions pour interdire, ou du moins limiter la torture, réformer la justice et contrôler l’armée. Pierre Messmer, nouveau ministre des Armées, est chargé d’appliquer cette politique, qui coïncide bien sûr avec le tournant de la politique algérienne de la France, désormais ralliée à l’idée de l’indépendance de l’Algérie. La torture diminue mais ne disparaît pas. Sur la torture, comme pratique décidée et institutionnalisée au sommet de l’État, Vidal-Naquet publie au printemps 1962 la Raison d’État, un ouvrage rassemblant de nombreux documents.
Un pays de tradition libérale peut-il voir en quelques années ses institutions, son armée, sa justice, sa presse, corrodées par la pratique de la torture, par le silence et le mensonge observés autour de questions vitales qui mettent en cause la conception même que l’Occident affirme se faire de l’homme ? Peut-il une fois la page tournée reprendre son chemin comme si rien n’était survenu ? Tel est le problème que nous voudrions traiter…
La torture et avec elle bien d’autres procédés de répression, des exécutions sommaires aux déplacements massifs de population, ont été couramment employés pendant la guerre qui s’est achevée en 1962 ; le fait n’est nié par aucun esprit sérieux, mais précisément, « les esprits sérieux » s’imaginent volontiers que ce qu’ils savent est connu et assimilé par autrui. L’enquête la plus sommaire montre qu’il n’en est rien, et les « esprits sérieux » ont une part de responsabilité dans cette ignorance générale. Certes, tous les témoignages possibles et inimaginables ont été publiés : témoignages des victimes et témoignages des bourreaux64.
Au-delà des témoignages des bourreaux et des victimes, Vidal-Naquet en appelle à une critique portant directement sur le caractère essentiellement politique de la torture :
Ce qui n’a pas, à mon sens, été traité c’est précisément l’essentiel, la dimension proprement politique de la torture quand elle est une institution d’État, ce qu’elle fut à des titres divers pendant la guerre d’Algérie, dans l’Allemagne de Hitler, dans l’Urss de Staline. […] La torture telle que je la définis ici, torture d’État, n’est en effet pas autre chose que la forme la plus directe, la plus immédiate de la domination de l’homme sur l’homme, ce qui est l’essence même du politique. Le tortionnaire reconnaît dans sa victime, un homme puisqu’il entend l’obliger à parler, mais la parole de la victime ne doit être que ce qu’attend le bourreau. Celui-ci ne demande à la victime de parler que pour lui confisquer cette parole. Dans ces conditions, le renseignement […] n’est qu’un aspect de la politique de la torture. […] Par son « aveu », la victime fait beaucoup plus que de donner un « renseignement », elle reconnaît son bourreau comme maître et possesseur de sa parole, c’est-à-dire de son humanité65.
L’histoire juive : entre la mémoire et l’actualité
Les juifs, l’histoire, la mémoire
Historien des crimes contemporains, historien de la Grèce, Vidal-Naquet est aussi un historien du judaïsme. C’est, nous le savons, la lecture de Flavius Josèphe qui lui en fournit l’occasion. Flavius Josèphe, un cas célèbre associé à la catastrophe de Massada, suscite l’interrogation. « Que faire de Josèphe que les juifs ont longtemps ignoré ? Ce juif passé aux Romains mais écrivant en grec l’histoire des juifs, combattant l’antisémitisme et défenseur des antiquités juives, connu finalement par les chrétiens, Josèphe est à soi seul un nœud de paradoxes. Il est fidèle au judaïsme et traître aux juifs, admirateur de Thucydide et critique acerbe de l’historiographie grecque66. »
Reste à mentionner une enquête qui m’obligea à travailler en profondeur sur le judaïsme des époques hellénistiques et romaine. Le responsable de cette mutation fut une fois de plus, Jérôme Lindon (le directeur des Éditions de Minuit). Une traduction de la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe, due à un helléniste lyonnais, Pierre Savinel, tomba entre ses mains après avoir été refusée par Gallimard, en dépit des efforts d’André Fermigier. Lindon me demanda d’abord ce que je pensais de la traduction. Après contrôle, je répondis qu’elle était excellente. Il me demanda ensuite d’écrire une « substantielle préface », ce qui dans son esprit signifiait un texte d’une vingtaine de pages. Je me mis au travail avec un acharnement dont je ne me croyais pas capable. Le texte de Josèphe, écrit en grec pour des Romains, par un client des empereurs Flaviens, ceux-là mêmes qui avaient détruit Jérusalem, posait un nombre énorme de questions : celle de l’État et de sa signification pour l’histoire juive, celle de la fidélité et de la trahison, celle de l’interprétation apocalyptique de l’histoire juive, celle enfin de la façon dont les chrétiens avaient récupéré cet historien longtemps négligé par les Juifs. Je fus aidé par nombre d’amis spécialistes de cette période. Pendant que je rédigeais mon texte, à Fayence, l’été 1976, Nicole Loraux me faisait parvenir de Paris les documents dont j’avais besoin. Il est peu de dire que je travaillai, je m’abîmai dans Flavius Josèphe. Celui-ci avait tenté de persuader ses compatriotes d’accepter le joug de Rome en leur parlant assez près pour être entendu, d’assez loin pour éviter leurs traits. Ce rôle « d’intermédiaire » fit rire mon fils aîné Denis. Là où l’on voit Josèphe me dit-il, il faut lire : Pierre Vidal-Naquet entre les Arabes et les Juifs. J’intitulais mon texte « Du bon usage de la trahison » parce que seule la trahison avait permis à Josèphe d’écrire l’histoire. Jérôme Lindon en tire une « préface » de cent dix pages. Il m’écrivit « C’est absolument épatant », éloge rare sous sa plume67.
Cet intérêt pour l’histoire du judaïsme n’est pas sans surprendre Vidal-Naquet lui-même. Il met en avant deux raisons fondamentales. La première le ramène une fois encore à la guerre et à l’histoire familiale, au nazisme et à la disparition de ses parents.
Je vois en réalité deux raisons à mon évolution : la première est une réflexion réélaborée sans cesse, d’année en année, sur ce qui s’était produit sous Hitler. Une haine à la fois irrationnelle et meurtrière sans doute, mais nourrie à la base par une puissante volonté germanique de se substituer au judaïsme en ce qui concerne l’élection divine. En ce sens, comme le dirait Alain Besançon, le nazisme est une imitation perverse du judaïsme comme le léninisme est une imitation perverse du christianisme. À cette « élection », je n’entendais pas, pour ma part, participer le moins du monde, mais il valait la peine d’y réfléchir et de l’observer un peu de l’intérieur. Les Juifs avaient-ils leur histoire, quelques traits qui leur méritassent cette haine qui, en un sens, les honore si extraordinairement ? À cela s’ajoutait un autre facteur : l’effondrement des « grands récits », des grands mythes explicateurs du monde et de l’histoire. Si peu soviétophile que j’ai été, l’intervention de Khrouchtchev à Budapest avait mis le holà à ces restes de croyance. J’avais admiré les débuts de la révolution castriste en 1959, mais je sentais plus ou moins confusément qu’une bureaucratie tyrannique se substituait à la « fête cubaine » et même à l’héroïsme du « Che » Guevara68.
Mais il y a une seconde raison qui préside à cet intérêt pour le judaïsme, la volonté de s’interroger sur l’histoire de l’histoire, sur les rapports de l’histoire et de la mémoire. Ainsi Vidal-Naquet parle-t-il d’une quatrième manière d’être historien.
Historien des Grecs, historien des crises et des crimes contemporains, je suis devenu aussi historien des juifs, non pas double, simplement, mais triple et même quadruple si l’on ajoute cette autre dimension de mon travail : l’histoire de l’histoire69.
Et de préciser ce qu’il entend par cette histoire de l’histoire et ses rapports au judaïsme.
La mémoire n’est pas le passé, elle vit au présent, parfois dans l’angoisse de l’avenir, comme se vit aussi au présent la relation de l’historien au passé, même lorsque cette relation n’est pas directement existentielle. La mémoire est, aujourd’hui, et depuis fort longtemps, un des traits fondamentaux du rapport des juifs au monde. Étrange présence du passé, et parfois du passé le plus lointain, dans le présent. Cela caractérise les uns et les autres. […] Mémoire naturelle, mémoire artificielle ? Il est des souvenirs qui ont été créés politiquement. C’est le cas, précisément, de Massada. L’histoire juive – concept du reste à redéfinir – ne va pas sans ruptures, sans « infidélités » de toutes sortes. Il y a des juifs imaginaires, comme il y a, selon Raymond Aron, des marxismes imaginaires. La mémoire n’est pas l’histoire, elle choisit, élimine par pans entiers les moments dont l’idéologie impose l’élimination70, annule le temps, gomme les évolutions et les mutations. […] L’imagination, le mythe séjournent non dans des livres, ou non seulement dans des livres, mais chez des hommes tout à fait réels. Un aspect du travail historique consiste à comprendre la mémoire, à incarner la mémoire ; mais, par une autre dimension de son œuvre, l’historien cherche au contraire à retrouver les faits sous les mots, la réalité sous les souvenirs, la vérité sous le mensonge ou la fabulation. Beaucoup, il est vrai, s’attribuent ce rôle sans y avoir droit et il arrive qu’ils mentent et qu’il faille détruire leurs mensonges. C’est ce qui a été fait ailleurs dans les Assassins de la mémoire. Quand ce rôle de l’historien est joué sérieusement, il est infiniment complexe. Qu’est-ce que « comprendre Massada » ? Il est nécessaire sans doute de rompre avec les mythes créés par un mouvement politique et une archéologie nationalistes, archéologie comparable à celle qu’anima Napoléon III sur le site d’Alésia. Mais il n’est pas suffisant de décrire les ruines bien réelles d’une forteresse bien réelle, entourée des camps installés par l’assiégeant romain. Il faut comprendre le fait que Massada, c’est un rapport complexe entre un récit et un site qu’on ne peut ni séparer ni superposer l’un à l’autre71.
Parallèlement à la réflexion sur Massada, il croise les travaux de Yerushalmi, l’auteur de Zakhor, et s’interroge sur la capacité du peuple juif à survivre à l’histoire. L’historien est ici directement confronté à la capacité des juifs de faire mémoire en se méfiant de l’histoire considérée comme une menace.
Le judaïsme, dans l’histoire, s’était donc organisé pour survivre malgré l’histoire. La renaissance occidentale eut des conséquences qui sont étudiées par Yerushalmi. Une érudition juive à caractère historique réapparut, avec notamment, au xvie siècle, le Me’or einayim (Lumière pour les yeux) du Mantouan Azariah de Rossi, le premier Juif d’Occident à citer Flavius Josèphe et à s’appuyer sur lui. Mais si Yerushalmi peut nommer une dizaine d’ouvrages de ce type, il remarque aussi que ce n’est pas un historien juif qui devait véritablement fonder à nouveau l’histoire comme discipline. Cette refondation au xviie siècle est l’œuvre d’un Français protestant du Refuge, installé dans la libre Hollande : Jacques Basnage. Elle se présente comme une continuation de l’œuvre de Flavius Josèphe. Un Juif célèbre, Manassé Ben Israël, qui avait été l’ami de Rembrandt et qui négocia avec Cromwell le retour des Juifs en Angleterre, songea à écrire une continuation, en espagnol, mais ce projet n’aboutit pas. Tout le judaïsme médiéval et même moderne s’insurgeait contre l’Histoire, tant celle-ci était vécue comme répétition. Le deuil du 9 av ne commémorait-il pas tout à la fois la chute du premier temple et celle du second ? On peut y ajouter sans peine la catastrophe espagnole de 1492, voire les massacres en Pologne et en Ukraine au xviie siècle72.
La guerre de 1967 et le retour de la question juive. Entre fidélité et trahison
Bien entendu, comme toujours, les événements vont jouer un rôle déterminant. La guerre de 1967 secoue les Juifs qui, comme la famille Vidal-Naquet avant la guerre, pensaient que l’on pouvait mettre entre parenthèses son identité juive. Après la guerre de 1967, Pierre Vidal-Naquet revient au judaïsme, il le fera comme historien mais il le fait aussi en tant qu’acteur impliqué dans le conflit israélo-palestinien. Non sans lien avec les combats précédents, avec son internationalisme anticolonialiste. Mais beaucoup de ses amis s’étonnent de son « obstination à rester juif ».
Être Juif devenait donc pour moi, comme je le déclarai dans Esprit à l’occasion d’une table ronde publiée en avril 1968, une façon de demeurer internationaliste : je devenais partie d’un ensemble dont d’autres parties se trouvaient à New York, à Tel-Aviv ou à Moscou. À cet ensemble je participais, ou croyais participer, sans la plus petite once de nationalisme. Un curieux homme, Robert Davezies, un prêtre-ouvrier qui, sous le pseudonyme de Martin, avait beaucoup travaillé pour le Fln avant de se retrouver en prison, trouva une meilleure formule. C’était à Alger en 1972, au début de juillet (ce fut ma première visite en Algérie). J’avais publié quelques mois auparavant la Torture dans la république et avais été invité par le gouvernement algérien à célébrer le deuxième anniversaire de l’indépendance. Je me trouvais un soir en compagnie de Robert Davezies et de Michèle Beauvillard – celle-ci avait joué un rôle dans le collectif des avocats du Fln, un rôle aussi modeste que dévoué. Jacques Vergès l’envoyait assister les condamnés à mort au petit matin de leur exécution. Toujours au service de la cause arabe, elle était maintenant mobilisée pour les Palestiniens. Elle me disait ce soir-là : « Je ne comprends pas pourquoi, toi, tu t’obstines à te dire juif. » Elle n’était pas la seule à me poser cette question. Léon Poliakov me la posait parfois et sur un ton sévère. Il estimait que je n’avais aucun droit à me dire juif. Mais Davezies trouva une réponse : « Tu ne comprends donc pas, Michèle, qu’il continue une histoire ? » Et il en est ainsi, même si cette histoire, au double sens du mot, je ne l’ai pas transmise à mes enfants. Fidélité et trahison73.
Fidélité et trahison, le lecteur de Flavius Josèphe entendra souvent cette accusation de trahison portée à son encontre par des amis juifs tandis que d’autres lui reprochent son « sionisme mou ».
À en croire mon courrier, j’étais pour les uns un arabophile déterminé, pour les autres, un inconditionnel d’Israël. Chez les premiers, une phrase fit particulièrement scandale. J’y dénonçais « la parade militaro-religieuse » qui avait « accompagné la reprise du mur des Lamentations ». C’est ce que, dans le numéro d’avril 1968 d’Esprit, l’écrivain Wladimir Rabi, un fort honnête homme, appela mon « judéo-volontarisme ». Il est vrai que j’étais, en un sens, centriste et que je le suis demeuré. C’est ce que mon ami Robert Bonnaud appelle mon « sionisme mou ». Sioniste, je ne l’ai jamais été au sens habituel de ce mot, celui d’une idéologie qui veut que la place naturelle des juifs soit en Israël. Mais j’ai toujours plaidé pour qu’Israéliens et Palestiniens se reconnaissent mutuellement. Cela n’est pas arrivé avant l’été 1993 avec les accords d’Oslo et de Washington. Il a fallu pour cela la fin de la guerre froide. Mais peut-être cet accord que nous sommes quelques-uns à avoir appelé de nos vœux pendant plus d’un quart de siècle est-il intervenu trop tard ? J’écris ces pages au début du mois d’août 1997, alors que retentit encore le fracas du double attentat-suicide de Jérusalem et que les territoires prétendus autonomes sont une fois de plus « bouclés », et il est difficile d’être plus pessimiste que je ne le suis74.
De l’histoire à la mémoire
Au terme de ce parcours, faut-il être surpris que la question des rapports entre la mémoire et l’histoire revienne au premier plan ? Le triple historien est aussi l’historien de la mémoire juive. L’historien qui n’a jamais adhéré au combat de ceux qui valorisent la mémoire contre l’histoire au risque de fragiliser « l’histoire des historiens » est aussi un homme de mémoire, celui qui doit revenir sur la brisure familiale qui a marqué toute sa vie et présidé aux choix décisifs. L’historien Vidal-Naquet est un homme de mémoire parce qu’il participe jusqu’au bout d’une histoire familiale indissociable de l’histoire collective et qu’il veut la retrouver. Cela ne met pas en cause ses prises de position dans les débats « mémoriels » que de reconnaître qu’il fallait à l’historien un retour de mémoire, qu’il a pris le parti, comme son père quand il écrit un journal durant la guerre, d’écrire des mémoires pour mieux comprendre les ressorts de son travail de quadruple historien. En ce sens l’historien peut devenir lui-même un homme de mémoire pour qui le passé hante le présent. Et ce n’est pas par hasard que la conception juive de la mémoire devint tardivement l’un de ses objets de réflexion. Comme l’a fort bien souligné son élève/ami François Hartog, si la République allait de la mémoire à l’histoire, Vidal-Naquet devait aller de l’histoire à la mémoire alors que l’heure est à la fin du roman national.
« Si le xixe siècle est allé de la mémoire à l’histoire par le creuset de la République, la fin du xxe siècle, après les sombres temps et les décolonisations, accomplit un chemin inverse, alors même que la République tend à perdre pied. Mais, en réalité, dans l’un et l’autre cas, on n’a pas affaire au même type de mémoire. Encore une fois, si la première était transmission, la seconde est quête et reconstruction, précisément parce que la transmission n’a pu avoir lieu : pas du tout, trop peu ou trop tard75. [… Il faut] répondre au “souviens-toi” sans renoncer à son ethos d’historien, faute de quoi l’entreprise perdrait, à ses propres yeux, la plus grande part de sa légitimité76, [il faut] intégrer la mémoire à l’histoire car le je ne survient pas au détour d’une remarque ni d’une réaction, il est là tout du long, de la première à la dernière phrase77. »
Le parcours de Vidal-Naquet est marqué par sa propre histoire qui le transforme, c’est ce qui lui donne l’énergie, c’est ce qui en fait la force, mais c’est aussi ce qui force le respect. Toujours Hartog : « Du défi de la mémoire et de l’épreuve de la Shoah, Vidal-Naquet ressort transformé. Il estime, lui aussi, que l’historien, dont l’écriture n’est ni neutre ni transparente, a perdu son innocence. Conscient que l’histoire doit faire place à la mémoire, il s’efforce de les réunir en lui, forgeant la formule d’un “Proust historien”. Il découvre qu’il est un témoin, moins celui qui intervient en tiers comme dans l’affaire Audin, que témoin et survivant. À ce titre, il lui revient de dire l’histoire de ses parents, celle qu’ils n’ont pu dire à personne, et celle qui l’a brisé. Il lui revient de trouver les mots pour “évoquer”, “incarner”, et transmettre78. »
Articles dans Esprit
« Le passé d’Esprit fut un présent », octobre 2005.
« Pourquoi et comment je suis devenu historien », août-septembre 2003.
« La justice et la patrie. Une Française au secours de d’Algérie (à propos de Germaine Tillion) », février 2000.
« Castoriadis et la Grèce ancienne », décembre 1999.
« Le combat pour l’indépendance algérienne : une fausse coïncidence » (avec Paul Thibaud, entretien), janvier 1995.
« Une invention grecque : la démocratie », décembre 1993.
« Guerre d’Algérie : les conséquences de l’amnistie », octobre 1989.
« Si Dieu le fit… », janvier 1988.
« L’Algérie révélée », octobre-novembre 1981.
« De Faurisson à Chomsky », janvier 1981.
« Un Eichmann de papier », septembre 1980.
« Le mirage grec et la Révolution française », décembre 1975.
« Retour sur la guerre d’Algérie » (table ronde), octobre 1972.
« Fonction du procès stalinien », juin 1969.
« Origine et sens du mouvement » (table ronde), juin-juillet 1968.
« Les juifs de France ont-ils changé ? » (table ronde), avril 1968.
Pierre Vidal-Naquet a également écrit pour Esprit, de 1951 à 2005, des notes de journal et des comptes rendus de livre, qui ne sont pas répertoriés ici mais qu’on peut désormais retrouver sur notre dévédérom.
Livres
L’Affaire Audin, Paris, Minuit, 1958 et 1989.
La Raison d’État, Paris, Minuit, 1962 ; Paris, La Découverte, 2002.
Clisthène l’Athénien. Essai sur la représentation de l’espace et du temps dans la pensée grecque de la fin du vie siècle à la mort de Platon (avec Pierre Lévêque), Paris, Les Belles Lettres, 1964 ; Paris, Macula, 1983 et 1992.
Journal de la Commune étudiante (avec Alain Schnapp), Paris, Le Seuil, 1969 et 1988.
La Torture dans la république, Paris, Minuit, 1972 ; Paris, Maspero, 1975 ; Paris, La Découverte, 1983 ; Paris, Minuit, 1998.
Économies et sociétés en Grèce ancienne (avec Michel Austin), Paris, Armand Colin, 1972, 7e éd. 1996.
Mythe et tragédie en Grèce ancienne (avec Jean-Pierre Vernant), Paris, Maspero, 1972 ; rééd. sous le titre Mythe et tragédie-Un, Paris, La Découverte, 1986 et 2005.
Les Crimes de l’armée française, Paris, Maspero, 1975 ; Paris, La Découverte, 2001.
Du bon usage de la trahison, étude publiée en ouverture de Flavius Josèphe, la Guerre des Juifs, Paris, Minuit, 1977.
Le Chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, Maspero, 1981 ; Paris, La Découverte, 1991, 2005.
Mythe et tragédie en Grèce ancienne-Deux (avec Jean-Pierre Vernant), Paris, La Découverte, 1986, 1995, 2001.
Les Assassins de la mémoire. « Un Eichmann de papier » et autres essais sur le révisionnisme, Paris, La Découverte, 1987 ; Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1995 ; Paris, La Découverte, 2005.
Atlas historique (sous la dir. de), Paris, Hachette, 1987 et 1992.
Face à la raison d’État, Paris, La Découverte, 1989.
La Démocratie grecque vue d’ailleurs. Essais d’historiographie ancienne et moderne, Paris, Flammarion, 1990 et 1996.
Les Juifs, la mémoire et le présent, t. I et II, Paris, La Découverte, 1991 ; Paris, Le Seuil, coll. « Point Essais », 1995 (en un vol.).
La Grèce ancienne (avec Jean-Pierre Vernant), I : Du mythe à la raison, II : l’Espace et le temps, III : Rites de passage et transgressions, Paris, Le Seuil, 1990-1992.
Le Trait empoisonné. Réflexions sur l’affaire Jean Moulin, Paris, La Découverte, 1993 et 2002.
Réflexion sur le génocide. Les Juifs, la mémoire et le présent, t. III, Paris, La Découverte, 1995 ; Paris, 10/18, 2004.
Mémoires, I : la Brisure et l’attente, 1930-1955, Paris, Le Seuil/La Découverte, 1995.
Mémoires, II : le Trouble et la lumière, 1955-1998, Paris, Le Seuil/La Découverte, 1998.
Les Grecs, les historiens, la démocratie. Le grand écart, Paris, La Découverte, 2000.
Le Monde d’Homère, Paris, Perrin, 2000 et 2002.
Fragments sur l’art antique, Paris, Noesis, 2002.
Le Miroir brisé. Tragédie athénienne et politique, Paris, Les Belles Lettres, 2002.
La Guerre des Juifs, Paris, Bayard/Bnf, 2005.
L’Atlantide. Petite histoire d’un mythe platonicien, Paris, Les Belles Lettres, 2005.
Voir le site www.pierre-vidal-naquet.net
- 1.
Pierre Vidal-Naquet, « Le passé d’Esprit fut un présent », Esprit, octobre 2005.
- 2.
François Hartog, Vidal-Naquet, historien en personne. L’homme-mémoire et le moment-mémoire, Paris, La Découverte, 2007.
- 3.
Pierre Vidal-Naquet, Mémoires, I : la Brisure et l’attente, 1930-1955, Paris, Le Seuil/La Découverte, 1995, p. 109-110.
- 4.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, I, op. cit., p. 31-32.
- 5.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, I, op. cit., p. 54.
- 6.
Ibid., p. 54.
- 7.
Ibid., p. 82-83.
- 8.
« Mes affaires Dreyfus » a été publié avec deux autres textes dans le programme édité à l’occasion de la journée d’hommage rendu à Pierre Vidal-Naquet à la Bibliothèque nationale de France le 10 novembre 2006.
- 9.
P. Vidal-Naquet, « Mes affaires Dreyfus », communication le 24 janvier 2006 à la Sorbonne, au colloque international « L’affaire Dreyfus, la naissance du xxe siècle », publié dans Pierre Vidal-Naquet, un historien dans la cité. Programme de la journée d’hommage à la Bibliothèque nationale de France, 10 novembre 2006, p. 12.
- 10.
Annales Esc, mai-juin 1993.
- 11.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, I, op. cit., p. 101-102.
- 12.
P. Vidal-Naquet, Réflexion sur le génocide. Les Juifs, la mémoire et le présent, t. III, Paris, La Découverte, 1995, p. 108-109.
- 13.
Id., Mémoires, I, op. cit., p. 164.
- 14.
Sur Dieulefit, voir l’ouvrage récent d’Anne Vallaeys, Dieulefit ou le miracle du silence, Paris, Fayard, 2008.
- 15.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, I, op. cit., p. 131.
- 16.
F. Hartog, Vidal-Naquet, historien en personne…, op. cit., p. 21.
- 17.
Ibid., p. 22.
- 18.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, I, op. cit., p. 172-173.
- 19.
Ibid., p. 176.
- 20.
P. Vidal-Naquet, le Chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec (1981), Paris, La Découverte, 2005, p. 13-14.
- 21.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, I, op. cit., p. 290.
- 22.
F. Hartog, Vidal-Naquet, historien en personne…, op. cit., p. 18.
- 23.
Ibid., p. 54.
- 24.
Ibid., p. 54.
- 25.
Ibid., p. 56.
- 26.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, II : le Trouble et la lumière, 1955-1998, Paris, Le Seuil/La Découverte, 1998, p. 363.
- 27.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, II, op. cit., p. 362.
- 28.
Ibid., p. 360.
- 29.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, II, op. cit., p. 263.
- 30.
Id., Mémoires, I, op. cit., p. 197.
- 31.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, II, op. cit., p. 369-370.
- 32.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, II, op. cit., p. 217.
- 33.
Ibid., p. 337.
- 34.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, II, op. cit., p. 346.
- 35.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, I, op. cit., p. 251.
- 36.
Id., Mémoires, II, op. cit., p. 282.
- 37.
F. Hartog, Vidal-Naquet, historien en personne…, op. cit., p. 45.
- 38.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, II, op. cit., p. 296.
- 39.
Stéphane Hessel vient de publier un ouvrage d’entretiens avec Jean-Michel Helvig, Citoyen sans frontières, Paris, Fayard, 2008 (voir « Brèves », infra, p. 236).
- 40.
P. Vidal-Naquet, les Juifs, la mémoire et le présent, op. cit., p. 13.
- 41.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, II, op. cit., p. 347.
- 42.
F. Hartog, Vidal-Naquet, historien en personne…, op. cit., p. 14.
- 43.
Ibid., p. 19.
- 44.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, II, op. cit., p. 211.
- 45.
Id., l’Illiade et l’Odyssée, le monde d’Homère, Paris, Perrin, 2000 et 2002, p. 11-12.
- 46.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, II, op. cit., p. 209 et 211.
- 47.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, II, op. cit., p. 180.
- 48.
Ibid., p. 236.
- 49.
P. Vidal-Naquet, les Grecs, les historiens, la démocratie. Le grand écart, Paris, La Découverte, 2000, p. 6-8.
- 50.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, II, op. cit., p. 239.
- 51.
Ibid., p. 240.
- 52.
P. Vidal-Naquet, Face à la raison d’État. Un historien dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1989, p. 10.
- 53.
P. Vidal-Naquet, Face à la raison d’État…, op. cit., p. 10-11.
- 54.
Voir mon témoignage : « Souvenir à bâtons rompus sur Cornelius Castoriadis et Socialisme ou barbarie », Mélanges Castoriadis, Genève, Droz, 1989.
- 55.
P. Vidal-Naquet, Face à la raison d’État…, op. cit., p. 11.
- 56.
P. Vidal-Naquet, Face à la raison d’État…, op. cit., p. 26.
- 57.
P. Vidal-Naquet, Face à la raison d’État…, op. cit., p. 88.
- 58.
Ibid., p. 31.
- 59.
Voir dans le no 4 de Vérité-Liberté, celui-là même qui publiait le texte de la déclaration des 121, sous le titre « Un même sang », le commentaire de l’affaire Le Gall et Castera.
- 60.
P. Vidal-Naquet, Face à la raison d’État…, op. cit., p. 27.
- 61.
Notamment en Indochine même, à Saïgon, le groupe de la Lutte (voir D. Hemery, Révolutionnaires vietnamiens et pouvoir colonial en Indochine, Paris, Maspero, 1975).
- 62.
P. Vidal-Naquet, Face à la raison d’État…, op. cit., p. 31.
- 63.
Ibid., p. 16-17.
- 64.
P. Vidal-Naquet, la Torture dans la république (1972), Paris, Minuit, 1998, p. 7.
- 65.
Ibid., p. 8.
- 66.
F. Hartog, Vidal-Naquet, historien en personne…, op. cit., p. 50.
- 67.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, II, op. cit., p. 273.
- 68.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, II, op. cit., p. 247.
- 69.
Id., Mémoires, I, op. cit., p. 289.
- 70.
Tout particulièrement, aujourd’hui, ces longues périodes de l’histoire juive qui n’ont pas été tragiques.
- 71.
P. Vidal-Naquet, les Juifs, la mémoire et le présent, t. I, op. cit., p. 9-10.
- 72.
Id., les Juifs, la mémoire et le présent, t. II, op. cit., p. 54.
- 73.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, II, op. cit., p. 249.
- 74.
P. Vidal-Naquet, Mémoires, II, op. cit., p. 257.
- 75.
F. Hartog, Vidal-Naquet, historien en personne…, op. cit., p. 70.
- 76.
F. Hartog, Vidal-Naquet, historien en personne…, op. cit., p. 77.
- 77.
Ibid., p. 88.
- 78.
Ibid., p. 116.