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Dans la vallée d’Elah, les frontières se brouillent

Dans la vallée d’Elah : le titre de ce film de Paul Haggis1, scénariste de Million Dollar Baby de Clint Eastwood et réalisateur de Collision, évoque la vallée d’Elah où David a marché à la rencontre de Goliath pour le tuer avec sa fronde. Mais il est quelque peu trompeur. Certes, le David biblique a peur et ne le cache pas, de même que l’héroïne du film, une jeune policière civile qui enquête sur la disparition d’un jeune soldat revenu aux États-Unis en permission alors qu’il est mobilisé en Irak, a peur également car elle va devoir se confronter à la police et à la justice militaires. Tout le monde dans cette histoire a peur et d’abord les trois soldats qui ont attrapé la peur au ventre en Irak et n’ont pas réussi à s’en débarrasser une fois rentrés aux États-Unis. Et pourtant, ils ont tout fait pour : la drogue, des tueries inutiles, des tortures sauvages, autant de violences destinées à avoir moins peur. Tout aussi cassé et violent que ses deux frères d’armes, celui qui va se faire massacrer, découper en morceaux et brûler par ses deux camarades, était surnommé Doc car il prenait un malin plaisir à mettre sa main dans les blessures des corps ennemis. En plein désert d’Irak règnent la peur et l’horreur, ce que comprend mal le père (admirable Tommy Lee Jones) de ce jeune soldat. Ce père, intraitable avec la règle militaire, le croit d’abord en fuite (pour cause de désertion !) alors qu’il a été découpé en morceaux après une mauvaise rixe. Mais cet ancien du Vietnam et de la police militaire va devoir accepter l’humiliation et la honte de découvrir une armée qui retourne sa violence contre elle-même et se suicide. Dans la scène finale, il met en berne le drapeau américain déchiré retrouvé dans les affaires de son fils.

Mais pourquoi la vallée d’Elah est-elle une image trompeuse ? Elle symbolise la peur du petit David biblique, alors que le film, très américain en cela, parle de limites et de frontières qui ne sont pas respectées. Bien mener l’enquête revient à ne pas se tromper sur les limites et leur franchissement. Le corps découpé et brûlé a été découvert par la police du comté mais la police militaire revendique l’enquête après avoir déplacé les morceaux du corps sur le terrain militaire qui jouxte le bord de routes où on l’a retrouvé. Si Jean Baudrillard et Pierre-Yves Pétillon ont bien montré que la frontière est le thème américain par excellence, ce film ne montre pas la frontière, celle du Mexique présente dans nombre de films récents par exemple, mais un brouillage de frontières. Ici on n’est pas au milieu de la vallée d’Elah, dans un territoire dessiné pour le combat. La fureur guerrière et militaire recouvre même les frontières, il ne s’agit même pas de s’accommoder des limites mais de les recouvrir et de les trahir. Ce film impitoyable pour les États-Unis montre que le pays perd le sens de ses frontières mentales et physiques et qu’il n’a d’autre choix que de les brouiller. Ce n’est pas un hasard si le scénario superpose au thème du brouillage des frontières entre territoires civil et militaire (à qui appartient le corps ? à l’armée ou à la police civile, et qui mènera l’enquête et jugera ?) celle des frontières entre l’animal et l’humain puisque la jeune policière doit aussi traiter d’affaires de chiens qui ont attaqué leur maître et qu’il n’est pas facile d’arrêter un chien. Entre l’armée et le civil, entre l’humain et l’inhumain, les repères se brouillent. Comme sont brouillées (et en morceaux comme le corps mort) les images de guerre et d’horreur conservées sur le portable de son fils que le père essaie de voir. Bien enquêter exige de voir les limites mais elles sont aussi brouillées que les images numériques qui défilent. Et pourtant, on n’est pas en plein délire scénaristique, les premières images du film préviennent que le scénario est inspiré de faits réels. Sombres images d’un pays en guerre, encore faut-il reconnaître à l’Amérique la capacité de faire ce type de films.

  • 1.

    Film de 2007, désormais disponible en Dvd.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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