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Émiettement et exclusivisme social

Comme l’a montré Éric Charmes dans la Ville émiettée. Essai sur la clubbisation de la vie urbaine, la périurbanisation opère moins un étalement qu’un émiettement paysager, social et politique de la ville. On crée des « clubs », qui ne sont pas seulement fondés sur le désir d’être « en sécurité » et cherchent une troisième voie entre le village et la grande ville… mais les néo-urbains souhaitent tout de même profiter des services de la métropole.

La résistance des villes européennes à un urbanisme sécurisé et sectorisé « à l’américaine », celui que décrit David Mangin dans la Ville franchisée1, est liée à des facteurs historiques qui leur ont permis de se « franchiser » moins vite que la ville nord-américaine.

En Europe, la voiture est allée de la ville vers la campagne, alors qu’aux États-Unis, elle est allée de la campagne vers la ville. En France, la maison individuelle périurbaine est arrivée assez tardivement alors qu’elle a toujours existé dans les villes anglo-saxonnes. Cependant, avec le temps, les modèles urbains tendent à converger. Dans les pays d’Europe de l’Est, en Espagne ou à Istanbul, en Turquie, la logique de la ville franchisée est aujourd’hui dominante voire triomphante2.

Mais d’autres facteurs que l’antériorité de l’urbanisation sur l’auto mobile doivent être pris en compte :

L’attractivité des centres historiques, les réseaux de transports collectifs radiaux efficaces, le goût pour l’espace public et une forte tradition politique municipale s’opposant à la culture of privatism nord-américaine3.

Si un « urbanisme d’environnement sécurisé et sectorisé » est désormais observable à peu près partout sur « la planète urbaine », s’il favorise moins un élargissement cohérent qu’un étalement et un éclatement des territoires urbains autour de connexions à plusieurs vitesses, il prend des formes spécifiques en France, en Europe, aux États-Unis mais aussi en Inde ou en Chine.

Émiettements et clubbisation

Qu’en est-il dans le cas français ? D’abord, l’univers périurbain français contribue moins à un étalement qu’à un « émiettement » qui, loin d’être anarchique, conduit à apprécier autrement les liens entre la centralité et la périphérie. Ensuite, l’urbanisme « sécurisé » ne doit pas conduire à retenir le seul aspect sécuritaire de choix résidentiels dont les ressorts sont indissociables de modes de vie valorisant « l’entre-soi4 ». Enfin, la valorisation du village extra-urbain débouche sur la constitution de clubs ou de communautés autonomes se démarquant doublement de la solidarité villageoise d’hier et de la solidarité urbaine anonyme qui assure les services5. Cet urbanisme sectorisé et sécurisé témoigne donc d’un « exclusivisme territorial et social » : c’est un urbanisme de « néo-urbains » désireux de renouer avec une vie meilleure, mais ce type d’urbanisation conforte l’élection des pairs, la clubbisation et les choix individuels. Ce qui ne va pas sans ambiguïté vis-à-vis des ensembles métropolitains en voie de formation : le néo-urbain veut tirer des bénéfices à distance de la politique métropolitaine, il s’en détache et s’en démarque mais attend cependant qu’elle lui assure la mutualisation des services collectifs aux diverses échelles qu’il parcourt.

Cette attitude se traduit dans la formation et la déformation des territoires : plutôt qu’une dissémination des constructions, plutôt qu’un étalement illimité, le constat est celui d’un émiettement dans de nombreux pays européens et particulièrement en France. C’est l’intérêt des travaux d’Éric Charmes que de le souligner6 : on assiste selon lui à la constitution d’« îlots » de plus en plus éloignés du centre des villes, autant de « miettes » isolées qui tentent d’échapper aux inconvénients de la vie urbaine tout en cherchant à contourner les impératifs de la redistribution au sein de l’agglomération « métropolitaine ». Très concrètement, la périurbanisation introduit trois formes d’émiettement : un émiettement paysager lié à la fragmentation du tissu bâti, un émiettement social qui dépend de la spécialisation sociospatiale des communes périurbaines, et un émiettement politique généré par cette absence de mutualisation entre les communes périurbaines. Ces trois émiettements constituent le terreau de la « clubbisation », un type d’organisation qui oscille entre les échelles urbaines en raison de la mobilité des « villageois » d’aujourd’hui. Mais il se distingue du même coup de la communauté villageoise d’hier (l’« écrin vert » villageois des publicités) dont on cherche pourtant à retrouver les vertus pour compenser la perte de la solidarité mécanique. Encore faut-il préciser qu’Éric Charmes se penche sur les néo-urbains volontaires (ceux qui choisissent leur résidence et ne la subissent pas7), ces franges de la population urbanisée qui ont fait le choix de sortir de la ville pour des raisons de meilleure vie (écologie) et de meilleur voisinage (sécurité) sans se préoccuper pour autant des conséquences sur les trois plans paysager, social et politique. Tout en vivant dans un environnement qui dépasse le local, les néo-urbains volontaires nourrissent le mythe du local et du village. Ce qui n’a rien à voir avec le retour à la terre des années 1970.

Les trois émiettements : paysager, social, politique

Des trois émiettements évoqués, l’émiettement paysager est naturellement le plus visible : dans les communes périurbaines, la superficie des terres agricoles et des espaces naturels reste forte (80% du territoire) et la population faible, un contraste qui favorise la transformation de nombreuses municipalités en clubs résidentiels.

Vus du ciel, les espaces périurbains apparaissent persillés de noyaux urbains sur un fond dominé par les champs, les forêts et les prairies8.

Cette recherche de la bonne nature villageoise est d’ailleurs plus décisive que le désir de sécurité dont les grilles et les barrières sont la manifestation : dans ces « villages dans des écrins verts », les barrières apposées à l’entrée des rues représentent un phénomène mineur et les ensembles pavillonnaires privés sont peu nombreux. Mais il existe des formes d’exclusivisme local qui, correspondant à l’émiettement social, sont moins visibles mais plus préoccupantes que les dispositifs de contrôle d’accès aux rues résidentielles :

L’exclusivisme communal est porteur d’enjeux politiques et sociaux qui méritent plus l’attention que l’exclusivisme des ensembles pavillonnaires, même ceinturés de murs9.

Dans ces conditions, les résidences fermées, les fameuses gated communities, ne représentent qu’une des formes d’une territorialisation résidentielle composée dans l’univers périurbain de communes, de résidences et d’ensembles pavillonnaires :

La structuration institutionnelle du périurbain rend possible un rapprochement entre les communes périurbaines, les ensembles pavillonnaires et les gated communities en classant les unes et les autres dans les catégories de club exclusif10.

Le périurbain, celui qui choisit sa situation et ne la subit pas, celui qui se prend pour un villageois, est surtout le membre d’un club qui adhère à des règles collectives se distinguant de l’engagement civique et citoyen comme de la solidarité villageoise d’antan.

Quelles sont les règles de ces clubs peu civiques mais également peu communautaires au sens de la société villageoise d’hier qui pouvait correspondre en France à « la République au village » chère à l’historien Maurice Agulhon ? On fait le choix de ceux avec lesquels on veut vivre : s’il se replie dans un lieu-dit, le périurbain « mobile » n’est pas enfermé dans son « local » villageois. Cet exclusivisme social va de pair avec un exclusivisme politique ambigu : comme les clubs résidentiels sont ouverts, éphémères et mobiles, comme ils sont habités par des populations qui travaillent et vivent ailleurs, le membre du club participe de fait d’un ensemble plus large que son village périurbain. D’où le malentendu politique que suscite l’émiettement périurbain : celui qui veut sortir de la ville, du centre-ville, bénéficier des atouts du village, se comporte avant tout comme le membre d’une association participant à un ensemble communal. D’abord citoyen de la commune où il vote, le membre du club communal vote sans prendre en compte la multiplicité des échelles qu’il parcourt au cours de ses déplacements : son exclusivisme en fait le membre insulaire d’un club de proximité qui n’accepte pas de mutualiser les risques et les services au-delà de sa commune. Cette contradiction débouche sur un dilemme politique : le périurbain qui se replie dans le « local » où il vote circule dans un territoire supralocal dont il ne veut plus partager les contraintes en termes de redistribution. Il y a là un désir de séparation qui bute sur le fait que le néo-urbain continue à bénéficier des services de la métropole. Philippe Estèbe distingue ainsi les citoyens (le territoire du vote : on vote dans sa commune de base), les habitants (le territoire des « intercommunalités » non élues) et les usagers (les lieux traversés qui proposent des services auxquels l’usager ne contribue pas) tout en soulignant que les pratiques les plus civiques restent le fait des habitants des centres-villes.

Les trois motivations de lagated community américaine : le prestige, le plaisir et la peur

Si les territoires périurbains témoignent dans le cas français d’un émiettement plus que d’un étalement incontrôlé, les choix résidentiels hors de la ville centre ne doivent pas être appréciés à travers le seul prisme de la demande de sécurité ou la seule image de la gated community américaine. Il faut éviter de caricaturer cet urbanisme sécurisé qui prospère « sur de gigantesques étendues et touche tous les programmes – résidentiels, touristiques, commerciaux – en le rapportant “en bloc” aux seules gated communities1 ». De fait, celles-ci ne sont pas homogènes et renvoient dans le cas américain, le plus caricaturé, à au moins trois pratiques d’ordre « communautaire » qui ne majorent pas automatiquement la sécurité et la clôture.

Les communautés de style de vie sont caractérisées par le regroupement d’une population partageant un goût commun qui renvoie à des variables diverses : cela peut être une activité qui implique un mode de vie (le yacht, l’avion, le golf), ou l’âge (pour les retraités), ou bien encore le fait de vivre de manière singulière (dans un mobil home par exemple dans les Oaks Estates). Dans tous les cas, le goût commun met en avant une image ou une activité qui valorise et unifie le groupe de résidents, et le choix d’installation passe par l’acceptation contractuelle de règles d’adhésion qui se distinguent de la proximité villageoise comme des conditions de vie dans une agglomération urbaine. Ces communautés de prestige, dont les résidents ne sont pas nécessairement des riches, cherchent à donner aux autres le sentiment qu’ils se distinguent, se démarquent et vivent dans un environnement de standing. La séparation n’est pas dissociable d’une volonté de se démarquer symboliquement : le fait d’habiter derrière des grilles, des murs et un portail est considéré comme une marque de « prestige » signalant que les habitants ont des richesses à protéger (ou veulent le faire croire). Contribuant à distinguer autant qu’à sécuriser, le mur d’enceinte est lui aussi un élément de prestige autant qu’une protection physique. Certes, les communautés dont le choix premier est la « sécurité » ne sont pas une fiction, mais elles ne sont pas majoritaires et ont pour rôle de protéger de la criminalité quand celle-ci n’est pas vécue comme une menace lointaine. À l’inverse de celles qui mettent l’accent sur le prestige, ces communautés, qui peuvent se situer dans des zones réellement dangereuses, ont rarement été construites par des promoteurs et se présentent fréquemment comme le prolongement de rues murées par les résidents. Telles sont donc les trois principales raisons qui motivent les Américains à choisir d’habiter dans une gated community : le plaisir, le prestige ou la peur.

O. M.

1.

Stéphane Degoutin, Prisonniers volontaires du rêve américain, Paris, Éditions de la Villette, 2006.

Retour de la centralité ?

Ce triple émiettement paysager, social et politique trouve une limite significative dans le fait que le territoire périurbain continue à nouer des liens avec des centralités diverses (celles de la communauté d’agglomération, de la ville centre) liées aux ensembles commerciaux, aux espaces de loisirs et de culture. À l’image caricaturale d’un éclatement métropolitain anarchique et apolaire se substitue une approche qui revalorise la centralité de « villes centres » entourées de miettes urbaines de plus en plus petites au fur et à mesure que l’on s’en éloigne. Les centralités dont le périurbain est parsemé le segmentent alors moins qu’elles n’étendent l’emprise du pôle urbain principal :

Au fil de l’extension des aires urbaines, beaucoup de petites villes deviennent des relais de croissance pour la zone d’influence d’un pôle proche plus important. Cela vaut notamment pour Paris. Plutôt que l’affirmation d’un réseau de polarités multiples sans véritable lien hiérarchique, on voit l’affirmation de la prééminence d’un pôle urbain principal11.

Il y a là un mouvement symétrique qui ne contredit pas la dynamique de « la ville franchisée » :

D’un côté, la ville centre, récupérée par les étudiants et les retraités, est de plus en plus dédiée aux commerces, aux services et à la culture. Elle laisse peu de place à la nature et entraîne des déplacements pour rechercher l’espacement en dehors des murs (maison secondaire, loisirs, activités sportives…). D’un autre côté, la périurbanisation est favorisée au-delà des rocades de contournement par le développement des centres commerciaux périphériques, adossés au centre de loisirs et zones d’activités12.

Tel est le paradoxe de la clubbisation périurbaine : vouloir profiter à la fois de la fermeture locale et de l’ouverture métropolitaine.

Sur le logement, la ville, l’architecture et l’urbanisme, voir nos précédents numéros :

Reconquérir l’espace public, novembre 2012

Le logement au cœur de la crise, janvier 2012

Les chantiers du Grand Paris, octobre 2008

Le gouvernement des villes, février 2008

Ségrégations et violences urbaines, octobre 2006

L’architecture et l’esprit de l’urbanisme européen, octobre 2005

La ville à trois vitesses : gentrification, relégation, périurbanisation, mars-avril 2004

  • 1.

    David Mangin, la Ville franchisée, Paris, Éditions de la Villette, 2004, et son entretien, « Les flux, l’architecture et la ville », dans Esprit, février 2008. Cette ville en extension dont les trois moteurs sont l’automobile, l’urbanisme commercial et l’habitat individuel ne concerne pas le seul univers qualifié de périurbain mais tous les territoires urbanisés.

  • 2.

    Id., « Les métropoles européennes de l’après-crise », dans Futuribles, Villes européennes, villes d’avenir, juillet-août 2009.

  • 3.

    Ibid.

  • 4.

    Voir l’encadré sur les gated communities américaines, p. 65.

  • 5.

    Voir l’article de Céline Loudier-Malgouyres dans ce numéro, p. 45.

  • 6.

    Éric Charmes, la Ville émiettée. Essai sur la clubbisation de la vie urbaine, Paris, Puf, coll. « La ville en débat », 2011. L’auteur avait écrit précédemment un ouvrage de référence sur la place des gated communities en France, une place dont il nuançait fortement l’importance : la Vie périurbaine face à la menace des gated communities, Paris, L’Harmattan, 2005.

  • 7.

    Il ne faut pas confondre ces néo-urbains volontaires avec les périurbains involontaires condamnés à l’être pour des raisons financières, l’évolution de l’immobilier et du foncier les obligeant à quitter la ville-centre ou à se maintenir à distance. Les polémiques sur la fragmentation périurbaine et les inégalités territoriales souffrent de cette confusion.

  • 8.

    É. Charmes, la Ville émiettée…, op. cit., p. 3.

  • 9.

    É. Charmes, la Ville émiettée…, op. cit., p. 5.

  • 10.

    Ibid., p. 6.

  • 11.

    É. Charmes, la Ville émiettée…, op. cit., p. 14-15.

  • 12.

    D. Mangin, « Les métropoles européennes de l’après-crise », art. cité.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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