Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

babelio.com
babelio.com
Dans le même numéro

Aujourd'hui

Contre la réduction de l’œuvre de Lefort à la question politique, il faut rappeler son ancrage anthropologique et historique. En témoigne l’attention à l’idéologie contemporaine qui rend invisible le politique par sa réduction au marché et invente une fiction de communauté par la machine à communiquer numérique.

Pour Éric Lefort,

« En s’efforçant de déchiffrer ce qui lui est le plus proche, le penseur politique se laisse entraîner dans de multiples défilés; il peut souhaiter non pas survoler les temps et les espaces, mais les traverser, pour mieux saisir la configuration de son propre espace-temps, pour déceler au moins des questions dernières; mais, au mieux de sa tentative, ces questions paraissent d’une telle généralité qu’elles ne font – si forte soit par moments son assurance d’avoir découvert les principes d’où se déduisent toutes les conséquences – que le remettre au contact de l’énigme singulière que lui pose le présent. La pensée du politique excède le cadre de toute doctrine et de toute théorie[1]. »

Claude Lefort

Avec Paul Ricœur, Cornelius Castoriadis, Hannah Arendt et Pierre Hassner, Claude Lefort est l’un des auteurs qui aura le plus compté à Esprit entre 1975 et le début des années 2000[2]. S’il est normal que l’auteur d’une œuvre exceptionnelle sur Machiavel trouve tardivement une reconnaissance universitaire, il n’a au demeurant jamais cherché celle-ci de son vivant. D’autant qu’il se demandait, comme Hannah Arendt, s’il était un philosophe et qu’il devait reconnaître discrètement qu’il avait toujours voulu être « écrivain[3] ». Il ne faudrait donc pas qu’une consécration tardive l’inscrive dans l’histoire de la philosophie universitaire comme une figure antitotalitaire essentiellement liée à l’histoire du communisme soviétique. Il y a un « travail de l’œuvre Lefort », comme il y a un « travail de l’œuvre Machiavel ». C’est dire que cette œuvre n’est pas devenue un objet de patrimoine, une pièce à remiser au Louvre de la pensée. La réflexion de Claude Lefort peut éclairer un monde contemporain fort peu lisible aujourd’hui, difficile à interpréter tant il est opaque et sans prise : lire Lefort, ce n’est pas appliquer une grille d’interprétation au réel, c’est dévoiler le réel pour en saisir les possibles.

Penseur inquiet de l’histoire visible et invisible, Lefort
est un intellectuel de revue.

Si cette œuvre est rythmée par la publication de livres majeurs, elle compte aussi de nombreux recueils d’articles portant à la fois sur l’histoire en cours et des auteurs qui permettent de la comprendre – rarement des contemporains, les deux figures majeures étant La Boétie et Edgar Quinet. En puisant dans ces textes qui permettent de saisir notre « passé-­présent », pour reprendre le titre de l’une de ses revues, je voudrais souligner la force de cette pensée pour nous aujourd’hui [4]. Penseur inquiet de l’histoire visible et invisible, se présentant comme un « réformiste combattif », Lefort est un intellectuel de revue, depuis Socialisme ou barbarie et Les Temps modernes dans l’immédiat après-guerre, jusqu’aux aventures successives de Textures, Libre, Passé Présent et Le Temps de la réflexion. Sensible à l’événement et au monde (il enseigne dès les années 1950 au Brésil), il se tient à distance – et est tenu à distance, sinon ignoré – d’un milieu intellectuel français où la critique althussérienne des idéologies fait des ravages. Selon cette dernière, il n’y a d’autre issue aux mensonges de l’idéologie, qui réduit la praxis sociale à une expérience collective de la domination, que la Science : « On entend un discours meurtrier auquel rien de la Tradition n’est censé résister. La philosophie, ou plus généralement la théorie, paraît le subterfuge inventé par le “Maître” pour empêcher la révolte ou satisfaire au désir de servitude. L’Histoire est dénoncée comme un leurre. […] La Société même comme un artefact que le Malin Génie dénommé État assigne à la fonction de produire et reproduire les conditions d’une domination de l’homme sur l’homme. Vraiment, faudrait-il craindre de ne pas parler la langue de nos contemporains[5]? »

Il ne faudrait pas pour autant laisser entendre qu’il y a un Lefort en majeur, tourné vers un travail universitaire sur de grandes œuvres et un Lefort en mineur, plus tourné vers les événements et l’histoire présente. Car Lefort croise des rythmes d’écriture et ne les oppose jamais.

Anthropologie politique et formes de l’histoire

À lire ou relire cette œuvre, il apparaît qu’elle interroge notre désir ­d’inventer des possibles dans une expérience où le passé, le présent et l’avenir, voués à l’incertitude et à l’indétermination chez les modernes, ne se succèdent jamais naturellement. Lefort, devenu proche de Merleau-­Ponty dans l’immédiat après-guerre, discute dans Les Temps modernes les œuvres de Jean-Paul Sartre et de Claude Lévi-Strauss. Au premier, il reproche sa conception dialectique de l’histoire, tirée vers l’avenir ; au second, il reproche un manque d’attention aux échanges concrets entre les hommes. Se démarquant de l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss, il qualifie ses essais réunis en 1978 dans Les Formes de l’histoire d’« anthropologie politique »: en effet, il n’y a pas de société sans « mise en en scène » et « mise en forme » de son historicité. L’histoire est « la gestation de nouveaux modes de légitimité et de nouveaux styles d’existence qui s’opère dans l’épaisseur du social sous la surface juridico-politique[6] ».

Le détour par l’ethnologie prend alors tout son sens : qu’il s’agisse des sociétés chaudes (les nôtres) ou froides (celles des Nambikwara), la prise en considération de l’expérience temporelle sous-tend la réflexion. La démocratie et le totalitarisme ne renvoient pas directement à un régime politique, à une forme de pouvoir, mais à une mise en forme spécifiquement moderne de la société. L’anthropologie politique éclaire l’histoire possible, dans le monde inauguré par l’humanisme florentin et l’urbanisation, avant l’avènement des démocraties. Il est impossible de saisir la pensée de Lefort sans faire le lien entre la condition historique et l’expérience temporelle qui singularise l’existence humaine. Face à un milieu intellectuel qui valorise le postmoderne, un univers où les « grands récits » religieux ou émancipateurs ont laissé la place aux « petits récits » individualistes, aujourd’hui exacerbés par les réseaux sociaux, Lefort ne cesse de rappeler notre inscription dans l’histoire, qui n’a pas disparu avec le procès de la vision hégéliano-marxiste qui a longtemps bercé le milieu intellectuel.

Idéologie et révolution démocratique

Un premier niveau de lecture de l’œuvre de Lefort doit prendre en compte cette double approche : l’ancrage dans une vision anthropologique large et la prise en compte sur le plan historique du moment totalitaire. Nombreux sont les commentateurs qui se focalisent sur ce dernier comme s’il correspondait à une séquence du travail de Lefort. Une lecture plus soucieuse de la complexité de cette œuvre doit avancer d’un cran pour en saisir l’ambition majeure. Si l’anthropologie politique met l’accent sur la « mise en forme » de toute société, elle invite aussi à tenir compte de la rupture de la modernité avec les sociétés traditionnelles et religieuses, qui font corps avec elles-mêmes et dont l’unité symbolisée ou non par une transcendance ou la tradition des ancêtres assure le fondement et la permanence. Le théologico-politique assure au pouvoir une autorité. Par contraste, la modernité est marquée par l’absence d’un fondement permettant de faire corps. En conséquence, elle doit s’accorder à un monde qui se pluralise sur le plan symbolique.

La modernité est marquée par l’absence d’un fondement permettant de faire corps.

À l’approche par Tocqueville de la révolution démocratique comme « égalisation des conditions », Lefort ajoute l’expérience de la « désincorporation de la société », qui s’accompagne de la « désintrication » des ordres du pouvoir, du savoir et de la loi, et une « mutation symbolique » du pouvoir lui-même, qui apparaît désormais comme un lieu infigurable et vide dans la mesure où nul individu, nul groupe ne peut prétendre en avoir la maîtrise[7]. Les questions « politiques » de la division, de la place vide du pouvoir, de l’indétermination démocratique sont souvent privilégiées comme si elles résumaient sa critique du totalitarisme ; il faut pourtant donner toute leur place aux thématiques anthropologiques de la désincorporation et de la désintrication. Elles éclairent par exemple l’émergence des populismes comme des tentatives de refaire du corps, de l’entre-nous, et les ressorts de la communication tous azimuts dans « la société des écrans ». Elles permettent de comprendre pourquoi le couple antagoniste de la démocratie et du totalitarisme conserve tout son sens, y compris dans le monde d’après 1989.

Si la révolution démocratique inaugure une société dépourvue de fondement et vouée à l’indétermination, son histoire peut être éclairée par la prise en compte du phénomène idéologique. Le politique renvoie à une « mise en forme » de la société qui passe par des moments idéologiques, c’est-à-dire des valeurs plus ou moins visibles. Quatre séquences sous-tendent la révolution démocratique moderne : l’idéologie humaniste des républiques de la Renaissance ; l’idéologie bourgeoise de la société industrielle du xixe siècle, dont Marx dévoile le travestissement du réel derrière les valeurs universelles de la raison ou du progrès ; l’idéologie totalitaire qui reconstitue un corps unifié dont « l’égocrate » est la tête ; enfin, l’idéologie invisible des sociétés de la consommation et de la communication contemporaines[8].

Au premier fil conducteur qui est celui de l’anthropologie politique correspond donc celui de l’idéologie. Ce dernier permet de comprendre pourquoi Lefort n’évoque pas l’antagonisme de la démocratie et du totalitarisme comme un problème conjoncturel ou indissociable des sociétés industrielles, à l’instar de Raymond Aron, mais comme un problème récurrent, moteur et permanent des sociétés modernes. Dans l’univers moderne, marqué par l’absence de fondement et l’indétermination démocratique, la question totalitaire (caractérisée par le nazisme et le stalinisme) n’est jamais derrière nous. Non qu’il faille en ignorer les prolégomènes ou voiler la diversité des cas de figure ! Mais la polarité du totalitarisme et de la démocratie rappelle que la mise en forme de sociétés peut aller dans le sens d’une réincorporation, d’une volonté de se protéger de l’inattendu par la réinvention des figures de l’Un.

Si l’on accorde crédit à ce second niveau de lecture, il n’est plus possible de dissocier les interrogations sur la démocratie et le devenir de la modernité européenne de cette genèse des idéologies. Résumer la pensée de Lefort à une critique de la bureaucratie, à laquelle succéderaient une critique du totalitarisme et une défense de la démocratie, ne peut qu’aveugler. On ne voit plus alors que la modernité ne fait pas disparaître les croyances et les illusions, et qu’elle inaugure un monde où celles-ci ne s’autorisent plus d’une transcendance ou d’une tradition[9].

Ces approches enchevêtrées expliquent pourquoi la prise en compte et l’interprétation de la démocratie et du totalitarisme s’effectuent en deux temps. Tout d’abord, non sans lien avec les leçons tirées de Machiavel, la question de la division est mise en avant : le totalitarisme soviétique est doublement marqué par l’indivision de la société et de l’État, et par ­l’absence de divisions au sein de la société ; et la démocratie, par contraste, va de pair avec une double division : celle du pouvoir et de la société, et celle qui divise la société. On comprend mieux alors le rôle de l’idéologie qui voile le réel, le falsifie, le dissimule (idéologie bourgeoise) ou le rend invisible (l’idéologie de la communication). Encore faut-il ne pas minorer l’attraction pour le pouvoir et la servitude volontaire. Celle qu’a révélée et crûment mis à nu le régime totalitaire, celui où l’égocrate personnalisé par Staline incorpore une société qui se laisse volontairement aspirer dans ses filets.

L’idéologie invisible

Alors que l’on se contente souvent de fragmenter l’œuvre de Lefort en périodes, l’éclairage qu’il donne au milieu des années 1990 de notre contemporanéité en avançant l’expression « d’idéologie invisible » peut surprendre. Dire que notre moment historique est celui de « l’idéologie invisible » a une double signification. D’une part, l’idéologie contemporaine, qui est « économiciste », contribue à rendre invisible la dimension du pouvoir et de la domination. Il ne s’agit pas seulement de rappeler « l’autonomie du politique » par rapport à l’économique, mais de montrer que la « mise en forme » de nos sociétés dépend désormais d’une vision unique formulée en termes de marché économique. D’autre part, l’idéologie invisible renvoie à une mise en forme de la communication qui ne va plus de pair, comme dans la démocratie bourgeoise, avec des valeurs dont la prétention mensongère est celle de l’universalité.

Parler d’idéologie invisible signifie d’abord que l’on perd la trace
de la question politique.

Sur le long cours historique, Lefort affirme donc que l’antagonisme entre démocratie et totalitarisme n’a pas disparu et qu’il persiste après la décomposition du communisme. Dès lors, les discours portant sur la crise du monde moderne ne sont pas convaincants puisqu’ils secondarisent la question de la démocratie, et, à travers elle, celle du politique et de la mise en forme sociale qu’il légitime ou non. Tel est le premier sens de l’idéologie invisible contemporaine, mis entre parenthèses par les critiques non politiques de la modernité : « Les questions qui passent pour fondamentales ne portent pas sur le caractère de nos sociétés politiques, sur leur capacité de se maintenir en faisant place au changement social, économique et technique ou au changement des mœurs. Elles portent sur la modernité, plus particulièrement sur la “crise de notre temps” jugée révélatrice de la modernité, voire révélatrice de la rupture qui s’opère avec la modernité – ce qu’on appelle parfois l’entrée dans la “post­modernité”. Cela, comme si, précisément, l’antagonisme entre démocratie et totalitarisme n’était que secondaire en regard des grandes tendances de l’Histoire. Ces questions qui passent pour seules fondamentales concernent le capitalisme, la puissance de la technique, l’essor de l’État-providence, la culture de masse et l’individualisme. Que de telles questions ne soient pas étrangères à celle de la démocratie ne fait pas de doute, mais telles qu’elles sont formulées, elles en font le plus souvent perdre la trace, ou, dans le meilleur des cas, elles rendent celle-ci méconnaissable[10]. » Parler d’idéologie invisible signifie d’abord que l’on perd la trace de la question politique au profit d’une critique de la société et d’une approche économique qui l’emportent sur tout le reste.

Ces propos, écrits en 1989, ne sont pas sans résonance aujourd’hui où les critiques du capitalisme, de la technique et de l’individualisme sont un rituel permanent qui participe d’une crise de la représentation politique dans toutes les démocraties. Lefort reproche aux analystes les plus lucides du totalitarisme (Boris Souvarine, Simone Weil, Hannah Arendt…) d’avoir toujours cherché les prolégomènes du totalitarisme sans en concevoir les suites possibles. En effet, plus de trente ans avant la crise financière de 2008, qui a entaché le cours prétendument heureux de la mondialisation économique, il établit un lien « historique » entre la décomposition politique de l’Urss et la montée en puissance de l’idéologie néolibérale. Cela n’est pas sans conséquences au plan des relations internationales : « La fin de la division en deux blocs a créé une situation qui ne se résume assurément pas à l’instauration du libre-échange sur la plus grande partie de la planète. Elle a eu pour conséquence une fragmentation des États (notamment en Europe) et une multiplication des foyers de violence et de guerre civile dans le monde – ceux-ci devenant d’autant plus redoutables qu’ils échappent au contrôle des deux anciens protagonistes de la scène internationale[11]. » Si la doctrine libérale, comme économicisme, est impuissante à rendre compte du fascisme et du communisme, elle n’en est que plus illusoire : « Elle déconcerte à notre époque alors que le siècle a été le théâtre de guerres, de révolutions, d’aventures totalitaires, qui révèlent combien les passions rendent les hommes aveugles à leurs intérêts[12]. »

Ce constat global, qui se démarque de l’état d’esprit intellectuel de l’époque, n’a pas pris une ride : le néolibéralisme laisse croire que les États sont en voie de disparition, alors que ce sont ces mêmes États qui ont pris l’initiative de la mondialisation économique qui ne résume pas la globalisation contemporaine. Lefort souligne deux phénomènes concomitants. D’une part, il observe la persistance des États, avec une tendance à se durcir et à se rigidifier : dans le monde non démocratique, un État fort comme la Chine, où le Parti joue un rôle toujours central, peut nouer des rapports avec le marché dont il contrôle l’ouverture. D’autre part, il examine, non sans inquiétude, la montée des nationalismes dans le monde démocratique : « Persiste dans les marges de la société un nationalisme agressif. Ce qui est plus important, la nation ne s’efface pas, mais elle en est venue à désigner quelque chose d’indéfinissable, d’inlocalisable et d’intemporel qui tire sa force de faire sentir que la société ne tient pas ensemble par la seule vertu de son organisation fonctionnelle, ou même de sa constitution juridico-politique[13]. » L’ouverture du prétendu doux commerce s’accompagne fort bien de régimes politiques autoritaires et fermés ; l’ouvert et le fermé se combinent. Quant à la question du nationalisme, elle est aujourd’hui exacerbée en Europe par la montée des populismes.

Mais il faut également comprendre comment le pouvoir peut se retrouver, en démocratie, confronté à une société émiettée d’individus qui ont renoncé à toutes les médiations politiques et représentations institutionnelles. Avant même que les économistes se divisent en orthodoxes ou «  atterrés  », partisans de la mondialisation heureuse ou malheureuse, chantres ou critiques de la théorie du ruissellement, Lefort avançait avec vigueur, notamment dans ses textes sur la transition postcommuniste en Serbie, qu’une représentation de la société sur le seul modèle du marché, de « l’entre-nous » et de l’agrégation des individus contribuait à la dénégation du politique. Comment expliquer, si l’on s’en tient à l’économie, le maintien au pouvoir de Poutine ou d’Erdogan ? Comment comprendre l’échec des printemps arabes et le durcissement des régimes militaires au Proche-Orient ? Comment analyser la juxtaposition de l’ultra-modernité économique et de la militarisation des régimes au Qatar, aux Émirats arabes unis ou en Arabie saoudite ? Comment interpréter l’instrumentalisation de la religion par les pouvoirs politiques en Égypte ? Lefort n’avait rien d’un prévisionniste, encore moins d’un prophète. Mais son refus de sortir de l’histoire au nom d’on ne sait quelle postmodernité lui permet de saisir avec une grande lucidité ce qu’il advient du totalitarisme et de la démocratie, c’est-à-dire notre désir ou non de la liberté aujourd’hui.

L’entre-nous

Parallèlement, les écrits de Lefort sur les sociétés de communication et de consommation contemporaines évoquent une autre version de l’idéologie invisible. Celle-ci sous-tend une machine à communiquer qui ne peut plus s’appuyer, comme l’idéologie bourgeoise, sur des représentations et des valeurs et n’a d’autre issue que d’inventer une fiction de communauté, un pouvoir invisible où se confondent privé et public, dedans et dehors. C’est une forme de « privatisation du monde » dont la mondialisation économique a été le premier moteur, avant que ne déferle en vagues successives la révolution numérique.

Les sociétés modernes, sociétés de la désincorporation et de la désintrication, sont prises dans les rets d’une communication tous azimuts. « La dimension imaginaire de la communication fournit l’assurance du lien social, à distance de l’épreuve de sa réalité; elle fournit un fond, un accompagnement, et ce fond est le fondement, cet accompagnement est la doublure sans cesse tissée du fait intolérable de la division sociale. La certitude de la communication peut se suffire à la limite car, en s’absentant de fait, le sujet ne cesse d’être dans son circuit. Peu importe qu’il s’arrête de voir avec ses yeux, d’entendre avec ses oreilles, son fantôme personnel est une fois pour toutes installé au lieu de l’entre-nous. […] Au registre de l’entre-nous, le nous n’est pas affirmé, mais présupposé – promis à l’invulnérabilité du fait de demeurer invisible […]. On comprend en conséquence que ce discours feigne d’ignorer les interdits; puisqu’il envahit le champ social, il abolit toutes les distances que se ménageait le discours de l’idéologie bourgeoise. Il introduit dans l’entre-nous la sexualité, la violence, la folie. Et, par ce biais, il se distingue non moins du discours communiste qui, toujours hanté par sa représentation d’un social total, d’un corps sans faille, ne tolère pas qu’on s’attache à des signes qui porteraient atteinte à son intégrité [14]. » Et de préciser : « Invisible une fois de plus est l’opération qui désamorce les effets de l’institution du social, qui tente d’interpréter la question sur le sens de l’ordre établi, la question sur le possible. Tandis que le possible est lié au désir, qu’il met en jeu le refus de l’acquis, le nouveau bouche la vue[15]. » Cette réflexion sur une hyper-visibilité qui aveugle et rend invisible la réalité prend tout son sens aujourd’hui, alors qu’intervient une révolution technique, dite numérique, qui contribue à faire de ­l’individu son propre otage. Nomade, celui-ci recourt à des réseaux sociaux éphémères et vend sa propre liberté, son temps, ses informations, à des machines commerciales qui l’achètent en retour.

Notre désir commun de liberté peut toujours se retourner
contre lui-même.

Il n’est pas surprenant que de nombreux ouvrages sur ce thème fassent appel à l’expression de « servitude volontaire » chère à La Boétie[16]. Dans ce contexte qui est le nôtre, la question de la liberté ne peut en effet faire oublier celle de la servitude volontaire. Dans de nombreux textes, Lefort rappelle la joute permanente entre la liberté et la servitude, entre Quinet et La Boétie, dans la mesure où la tentation de l’Un est toujours remise sur le tapis[17]. Notre désir commun de liberté peut toujours se retourner contre lui-même, tant l’épreuve de la liberté est une dépense, un excès, une gageure, un pari… Chez La Boétie, le tous Un se nourrit de l’amour du tyran, possède une dimension verticale. Aujourd’hui, la servitude volontaire, attisée par l’absence de fondement, innervée par l’absence de repères rassurants et crédibles, par le doute sur le légitime et l’illégitime, le vrai et le faux, donne lieu à des recompositions « groupales » qui accompagnent les mutations techniques et informationnelles : « l’entre-nous » dont parle Lefort anticipe ce que les sociologues appellent « l’entre-soi », puis les formes d’agrégations chaotiques et rapides que favorisent les réseaux sociaux[18].

Absence de fondement, absence de fondations ?

Il faudrait évoquer plus en détail les événements et les auteurs qui sont à l’origine des textes regroupés dans le Temps présent, et valoriser les analyses qui mettent en avant des ressorts d’une invention démocratique qui va de pair avec l’idéologie invisible du monde contemporain. Mais cet article n’est qu’une invitation à lire et relire Lefort dans un moment historique où le sentiment d’une dépolitisation favorise des retours de politisation et de radicalisation[19]. Reste une question au long cours, qui porte sur l’absence de fondement de la modernité.

Paul Ricœur n’a cessé de poser cette question à Claude Lefort, tant le vide de la place vide du pouvoir lui a toujours paru problématique[20]. Venu de la phénoménologie, admirateur de Merleau-Ponty dont il reprend l’idée d’institution et de durée publique, soucieux de s’inscrire dans l’histoire et de penser les conditions de l’histoire présente et de ne pas céder aux sirènes de la postmodernité, Ricœur s’interroge à plusieurs reprises sur la version de la démocratie proposée par Lefort.

Ricœur est troublé parce que, pour lui, l’absence de fondement va de pair avec des fondations multiples. « Peut-être est-ce là le problème de la démocratie: comment éduquer à l’adhésion critique des citoyens qui sont dans la situation de ne jamais pouvoir engendrer la politique à partir d’eux-mêmes? C’est sur ce point de doctrine que je me sépare de Claude Lefort, qui, devant cette même énigme de l’origine du pouvoir, insiste sur l’absence de fondement propre à la démocratie; pour lui, la démocratie est le premier régime qui ne soit fondé sur rien, mais sur lui-même, c’est-à-dire sur le vide. D’où son extrême fragilité. J’essaie de dire pour ma part qu’il est toujours fondé sur l’antériorité de lui-même par rapport à lui-même. Peut-on appeler cela une fondation? Si oui, ce serait au sens où l’on parle d’événements fondateurs[21]. » De la démocratie comme absence de fondement du pouvoir à la question de la fondation et de l’institution, le rapport à l’événement (passager ou instituant ?), cher à Castoriadis ou à Arendt, est décisif. Mais la mise à l’épreuve de l’histoire ne va pas sans la mise à l’épreuve de l’écriture. Car le politique n’est pas un objet que l’on met à distance et que l’on dissèque ; il exige des « essais d’investigations littéraires », comme l’indique le sous-titre de L’Archipel du Goulag. Lire et relire Lefort, c’est aussi se plonger dans ses textes sur Soljenitsyne, Orwell, Rushdie, dans ceux qui portent sur Michelet, Quinet, La Boétie et Tocqueville, et dans ceux qui portent sur Dante, sur la poésie de Michaux et sur la peinture de Bitran.

 

[1] - Claude Lefort, «  Préface  », dans Écrire. À l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992.

 

[2] - Avec l’Espace Séminaire du Centre Georges Pompidou, dirigé à l’époque par Christian Descamps, Esprit avait organisé au début de l’année 1992 trois journées autour de Claude Lefort. Certaines des interventions ont été reprises dans Claude Habib et Claude Mouchard (sous la dir. de), La Démocratie à l’œuvre. Autour de Claude Lefort, Paris, Esprit, 1993.

 

[3] -  Voir C. Lefort, «  Philosophe ?  », dans Écrire, op. cit.

 

[4] - Cet article s’appuie principalement sur C. Lefort, Le Temps présent. Écrits 1945-2005, édition de Claude Mouchard, Paris, Belin, 2007.

 

[5] - C. Lefort, Les Formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Paris, Gallimard, 1978. Voir aussi Paul Ricœur, L’Idéologie et l’Utopie, Paris, Seuil, 1992. Ricœur y analyse le cercle de l’idéologie et de l’utopie, une spirale où sont intriquées les dimensions de l’intégration, de la dissimulation et de l’imagination.

 

[6] - C. Lefort, La Complication. Retour sur le communisme, Paris, Fayard, 2007, p. 207.

 

[7] - Voir Miguel Abensour, «  Réflexions sur les deux conceptions du totalitarisme chez Claude Lefort  », dans C. Habib et C. Mouchard (sous la dir. de), La Démocratie à l’œuvre, op. cit., p. 126.

 

[8] - Voir C. Lefort, «  Esquisse d’une genèse de l’idéologie  » [1974], dans Les Formes de l’histoire, op. cit.

 

[9] - Voir Olivier Mongin, «  Un parcours politique : du cercle des idéologies au cercle des croyances  », dans C. Habib et C. Mouchard (sous la dir. de), La Démocratie à l’œuvre, op. cit., p. 137-150. Loin de vanter abusivement les vertus de l’antitotalitarisme, Lefort s’en prend à trois versions contestables de celui-ci : celle qui valorise la seule défense des valeurs occidentales ; celle qui dénonce un système de domination présent indistinctement dans les sociétés démocratiques et totalitaires ; et la posture de la belle âme qui se détache du « spectacle misérable de la politique ».

 

[10] - C. Lefort, Écrire, op. cit., p. 371-372.

 

[11] - C. Lefort, «  Démocratie et globalisation  » [1995], dans Le Temps présent, op. cit., p. 795.

 

[12] - Ibid., p. 751.

 

[13] - C. Lefort, «  Nation et souveraineté  » [1999], dans Le Temps présent, op. cit., p. 967.

 

[14] - C. Lefort, Les Formes de l’histoire, op. cit., p. 556-558.

 

[15] - Ibid., p. 566.

 

[16] - Voir, par exemple, Philippe Dion-Dury, La Nouvelle Servitude volontaire. Enquête sur le projet politique de la Silicon Valley, Limoges, Fyp, 2016.

 

[17] - Voir C. Habib, «  De la servitude volontaire : une lecture politique  » et Bronislaw Baczko, «  Une lecture de Quinet  », dans C. Habib et C. Mouchard (sous la dir. de), La Démocratie à l’œuvre, op. cit.

 

[18] - Voir aussi le dossier «  Fragiles vérités  », Esprit, décembre 2018.

 

[19] - En ce qui concerne l’Hexagone, voir O. Mongin, «  Les imprévus du nouveau monde  », Commentaire, no 163, automne 2018.

 

[20] - Paul Ricœur, «  Face à l’indétermination démocratique ?  », conférence de clôture aux journées sur Claude Lefort organisées par Esprit et l’Espace séminaire du centre Georges Pompidou (dirigé à l’époque par Christian Descamps) en 1992.

 

[21] - P. Ricœur, La Critique et la Conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay [1995], Paris, Fayard/Pluriel, 2002, p. 157.

 

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

Dans le même numéro

L’inquiétude démocratique. Claude Lefort au présent

Largement sous-estimée, l’œuvre de Claude Lefort porte pourtant une exigence de démocratie radicale, considère le totalitarisme comme une possibilité permanente de la modernité et élabore une politique de droits de l’homme social. Selon Justine Lacroix et Michaël Fœssel, qui coordonnent le dossier, ces aspects permettent de penser les inquiétudes démocratiques contemporaines. À lire aussi dans ce numéro : un droit à la vérité dans les sorties de conflit, Paul Virilio et l’architecture après le bunker, la religion civile en Chine, les voyages de Sergio Pitol, l’écologie de Debra Granik et le temps de l’exil selon Rithy Panh.