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L'imagination face à l'irreprésentable. À propos de Moïse et Aaron

juin 2016

#Divers

L’opéra de Schönberg interroge le rôle de l’imagination : pour éviter l’idolâtrie, faut-il renoncer à communiquer l’invisible ? Il est possible de suivre l’invitation de Ricœur à penser l’imagination comme reconfiguration du monde.

Dieu unique, éternel, omniprésent, invisible et irreprésentable !

Tels sont les premiers mots prononcés par Moïse dans la scène d’ouverture de Moïse et Aaron, l’opéra dodécaphonique d’Arnold Schönberg, composé entre 1930 et 19321. Dieu est invisible et irreprésentable, et les autres dieux ne sont que des inventions de l’imagination, comme Moïse le précise dès la scène ii à son frère, le prophète Aaron, qu’il rencontre dans le désert :

Il n’est d’autres dieux
qu’en l’homme dans son imagination
En elle l’Omniprésent n’a point de place. […]
Aucune image ne peut te donner une image
de l’irreprésentable.

Ce à quoi Aaron rétorque :

Jamais l’amour ne se lassera de se le représenter
en images. Heureux peuple qui aime son Dieu. […]
Peuple élu
pour aimer à jamais un dieu unique
avec mille fois plus d’amour que n’en ont toutes les autres nations
pour leurs multiples dieux
Invisible, irreprésentable !
Peuple élu pour l’Unique, es-tu capable
d’aimer ce qu’il est interdit de te représenter.

La force de cet opéra est de refuser une opposition frontale et caricaturale entre celui qui refuse radicalement les images, l’iconoclaste, et celui qui en abuse. La question est celle de la mise en relation avec ce Dieu invisible : si Moïse peut se passer d’imaginer Dieu, le peuple ne peut se passer d’images – par amour, par alliance – au risque de l’idolâtrie.

Quels sont donc le rôle et le statut de l’imagination ? Ne produirait-elle qu’une mauvaise représentation, à laquelle le concept et la raison font défaut ? N’est-elle que pour le peuple, qui n’est pas éclairé comme Moïse, et qui se remplit d’images ? Le livret de Schönberg, avec un troisième acte dont il a autorisé la publication mais pour lequel il n’a jamais terminé la musique, invite à ne pas se satisfaire d’une interprétation trop rigide du rôle de l’imagination.

Représenter autrement

Schönberg s’interroge sur son droit, en tant que créateur de textes et de sons, à évoquer Dieu. En ce sens, l’invention du dodécaphonisme ne correspond pas seulement à une expérimentation musicale, mais à la volonté de représenter autrement. La création ne se satisfait pas ici d’un recours à l’imagination comme mauvaise représentation.

Si l’angoisse de Schönberg, juif croyant, concerne bien l’interdit mosaïque, il souhaite créer une musique qui ne concède rien aux canaux classiques de la représentation, qui ne cède pas à la production populaire des images, au veau d’or, à ce que Serge Daney appelait le « visuel », le « tout à l’image », par opposition à l’image dont la particularité est de renvoyer à un « manque à représenter2 ».

Auteur et compositeur, Schönberg écrit un opéra qui associe texte et musique, un mélange qui correspond à un type d’imagination particulière3. Le refus de la représentation musicale classique, comme le rejet de la représentation picturale chez son ami Kandinsky, le conduit, par la pratique du dodécaphonisme, à ne plus communiquer avec le peuple. Pour éviter les pièges de l’idolâtrie, faut-il renoncer au sens de la relation entre le peuple et le créateur, le visible et l’invisible, l’image et le concept ?

Comme Moïse gravit le mont Sinaï, s’éloignant du peuple et d’Aaron, qui répondent à cette absence par la création du veau d’or, Schönberg ne peut échapper à cette tension entre l’irreprésentable et les mauvaises représentations.

Tension entre Moïse et Aaron

Dans les années 1920, il rédige une pièce, la Voie biblique, dont le héros Max Aruns réunit en un seul personnage Moïse et Aaron : « Max Aruns est déchiré entre le l’idéal et le réel et est à la recherche d’une terre où réaliser la cité de Dieu pour le peuple juif4. » Cette tension entre les deux personnages bibliques que le musicien tente de réunir renvoie au débat, à la fois théologique et philosophique, entre le non-représentable et la puissance de la représentation.

Le non-représentable et la profusion de l’imagination sont, selon Paul Ricœur, « confrontés et immédiatement intériorisés dans l’âme de Schönberg, puisque c’était pour lui non seulement un conflit d’homme religieux, de juif pieux, mais aussi d’artiste5 ». Comme Moïse, il était placé devant un problème de communication : il est difficile de « communiquer » le non-représentable. Le dodécaphonisme n’est pas représentable pour celui qui n’en maîtrise pas les codes. En ce sens, l’artiste Schönberg est aussi un législateur qui établit un code musical inédit. Par ailleurs, le musicien voyait bien ce qu’est le peuple :

Le peuple, c’est nous tous, un milieu de communication qui touche la sensibilité, c’est une imagerie qui éveille les émotions et les passions, et par conséquent, crée un espace de communication par le moyen de l’imaginaire. Cette guerre interne du non-représentable et de la représentation est donc à l’origine d’un drame, puisque le peuple se livre à une sorte d’orgie – tout l’acte II est un déchaînement d’offrandes et de sang. Quand Moïse revient, il ne peut pas être compris6.

La tension entre Moïse et Aaron est déjà intériorisée par Moïse : Moïse, un législateur et non un prophète inspiré par Dieu, entend la voix de Dieu lorsqu’il le voit en face, mais ce face-à-face nous est toujours donné à voir de dos. Si le peuple a remplacé le législateur par une idole, c’est qu’il avait besoin que Moïse soit présent : il n’y a pas que la Loi, mais aussi celui qui la promulgue. Alors que Moïse gravit le Sinaï pour voir Dieu, le peuple a besoin de voir Moïse :

Oui ou non Moïse a-t-il vu Dieu ? […] Il y a un parallèle impressionnant entre « avoir vu ou non la face de Dieu » (pour Moïse) et « avoir vu ou non la face de Moïse » (pour le peuple). De même que le peuple avait reçu de Dieu le décalogue, avec ou sans vision, mais « face à face », et avait supplié pour que Moïse s’interpose, pareillement, le peuple « voit Moïse » descendu de la montagne et il a peur de sa face rayonnante. Voir, puis demander à ne plus voir… Moïse alors voilera sa face. Ainsi le peuple a peur de la face de qui a vu la face de Dieu. Double voile, sur la face de Dieu, sur la face de l’envoyé de Dieu7.

Secret de l’envoyé, secret de Dieu… le peuple se voile doublement la face, ce qui ne signifie pas qu’il a renoncé à Dieu au profit des idoles. On retrouve le « tout à l’image » contemporain, qui n’a de cesse de vouloir lever tous les secrets. Mais c’est impossible, si l’on en croit un homme d’images, Orson Welles, et son Citizen Kane qui garde son secret comme une image.

De même que la voix et la vision se conjuguent de manière complexe, Moïse, qui n’aime pas les images, va cependant recourir à celle du « serpent d’airain ». Symbole de la médecine, le pharmakon est à la fois ce qui empoisonne et ce qui soigne8. Celui qui brise les tables de la loi pour s’insurger contre les idolâtres a compris que les images du peuple, les images qui multiplient les dieux, ne sont pas nécessairement des images contre Dieu. Le prophète Aaron l’avait d’emblée laissé entendre.

Au-delà de Moïse, une interrogation plus théologique suggérerait combien l’interdit des images en islam et dans le judaïsme mérite qu’on évite les caricatures. Dans un ouvrage qui a pour but de saisir les racines historiques et les excès de l’iconoclastie, Alain Besançon souligne l’ambiguïté des interdits théologiques de l’image sur le plan esthétique et artistique :

Dans le judaïsme, l’art est plafonné à un rang modeste parce qu’Israël est dans l’attente et que la vision « face à face » que procurerait l’art serait une illusion, autrement dit une idolâtrie. Dans l’islam, il n’en est pas ainsi. Il n’y a pas d’attente, mais un éternel présent, sous la lumière éblouissante de la Révélation9.

Pour le dire autrement, dans le cas du judaïsme, l’alliance entre Dieu et son peuple ne favorise pas une création artistique qui voudrait en montrer trop, qui transgresserait le face-à-face. Dans le cas de l’islam, la coupure entre la transcendance et le monde d’ici-bas (le prophète est une oreille qui entend le texte de Dieu), la production artistique n’est pas interdite, au contraire, à condition de ne pas être figurative ou représentative, mais abstraite, portée par des signes et des arabesques qui sont autant de miroirs, des « révélations10 ».

Pour une pensée de l’imagination

Si l’on ne veut pas en rester à une opposition entre les mauvaises images du peuple et une créativité de l’irreprésentable, il faut suivre Paul Ricœur, qui suggère de soustraire l’imagination à la représentation reproductive. Il affirme d’abord, à propos de l’opéra de Schönberg, « qu’il y a une grandeur de l’image, ou plus exactement une grandeur de l’imagination, puisque c’est de l’imagination que naissent non seulement les concepts, mais aussi les créations esthétiques et même intellectuelles ». Il suggère ensuite, dans Temps et récit comme dans la Métaphore vive11, de penser l’imagination non pas comme figuration ou comme représentation, mais comme « reconfiguration » mimétique.

Il invite ainsi à poursuivre la réflexion dans une direction esthétique qui dissocie la représentation esthétique de la fonction représentative :

Longtemps, dans l’art pictural, la fonction représentative aura empêché la fonction expressive de se déployer pleinement, et l’œuvre de se constituer en monde faisant concurrence au réel dans un ailleurs de tout réel. Et c’est seulement au xxe siècle, lorsqu’a été consommée la rupture avec la représentation, qu’a pu se constituer, selon le vœu de Malraux, un Musée imaginaire. Il fallait, pour que ce soit possible, que les signes soient rendus vacants par rapport à ce qu’ils désignent ; alors seulement ils peuvent contracter toutes sortes de relations imaginables avec d’autres signes ; il y a maintenant entre eux une sorte de disponibilité infinie à des associations incongrues12.

Et de dire, par-delà son admiration pour Mondrian ou Manessier, sa prédilection pour le xxe siècle musical, pour Schönberg, Webern et Berg, et de valoriser la musique qui ne comporte pas de restes figuratifs, comme c’est souvent le cas de la peinture.

Pour Ricœur, la reconfiguration non reproductrice n’en a pas moins une capacité mimétique : il ne s’agit pas de figurer le réel ou de le reproduire, mais de restructurer le monde de celui qui écoute ou regarde une œuvre. C’est en cela que consiste la créativité de l’art, et donc l’imagination : pénétrer le monde de l’expérience pour le retravailler de l’intérieur. Ni reproduction, ni absence de représentation, mais un travail de l’œuvre qui reconfigure le réel. Il n’est donc pas étonnant que, chez Ricœur, cette pensée de l’imagination se dirige vers la capacité d’agir, les liens de l’idéologie et de l’utopie, vers le rôle de l’imagination dans l’action elle-même13.

Ce détour par Moïse et Aaron n’a donc pas seulement été une occasion de saisir la tension entre l’irreprésentable et le déluge des représentations, mais aussi d’interroger le sens de la production d’images qui engagent, qu’on le veuille ou non, notre capacité d’agir.

  • 1.

    Les citations sont extraites de Arnold Schönberg, « Moïse et Aaron », dans Avant-Scène Opéra no 167, 1995.

  • 2.

    Voir les textes réunis dans Serge Daney, la Maison cinéma et le monde (Paris, P.O.L, 4 tomes, 2001-2015) et mon compte rendu dans Esprit, janvier 2016. Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ont réalisé, en 1975, un film qui met en images l’opéra de Schönberg. Pour ces cinéastes, la production des images n’est pas une captation et se distingue du simple déroulement pelliculaire de la représentation.

  • 3.

    Ce caractère mixte de la création nous rappelle qu’on va sans doute trop vite quand on décrit l’époque contemporaine comme une « civilisation de l’image ». Dans un texte de 1964, « Rhétorique de l’image », Roland Barthes s’interroge sur le flou historique et l’incertitude définitionnelle de cette expression. Il refuse une opposition historique entre écriture et image et valorise les liens entre une communication iconique et une communication mixte (image et langage), qui est celle d’aujourd’hui. Il suggère ainsi de « travailler sur un objet original qui n’est ni l’image, ni le langage mais cette image doublée de langage que l’on pourrait appeler la communication logo-iconique » (R. Barthes, Œuvres complètes, t. I, Paris, Seuil, p. 564).

  • 4.

    Voir Françoise Alvarez-Pereyre, « André Neher et Arnold Schoenberg, un philosophe rencontre un compositeur », dans David Banon (sous la dir. de), Héritages d’André Neher, Paris, Éditions de l’Éclat, 2011, p. 218.

  • 5.

    Voir l’extrait d’un entretien radiodiffusé (France Culture, 1985) où Paul Ricœur évoque l’opéra de Schönberg, dont je reprends des éléments dans mon Paul Ricœur (Paris, Seuil, 1994, p. 241-242) et qui a inspiré cet article.

  • 6.

    Paul Ricœur, entretien cité. Le drame de Moïse et d’Aaron, avec ses consonances personnelles, religieuses, artistiques, politiques et philosophiques, a également des résonances très contemporaines : les mêmes iconoclastes inconditionnels et destructeurs, ceux de Daech par exemple, ne cessent de recourir à l’orgie des images pour propager la peur.

  • 7.

    Paul Beauchamp, Cinquante portraits bibliques, Paris, Seuil, 2000, p. 61-62. Voir aussi l’ouvrage synthétique de Jean-Louis Schlegel, Moïse et le Dieu unique. Aux fondements du monothéisme, Paris, Hatier, 2013.

  • 8.

    Voir, dans P. Beauchamp, Cinquante portraits bibliques, op. cit., le chapitre xv, p. 79 et suiv.

  • 9.

    Alain Besançon, l’Image interdite, Une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, Gallimard, coll. « Folio essais », 1994, p. 155. Cet ouvrage aborde les traditions de l’image en monde chrétien : l’orthodoxie iconophile mais aussi l’iconoclastie de Calvin, de Pascal et de Kant.

  • 10.

    Encore ne faut-il pas trop « théologiser » l’art islamique : comme l’écrit l’historien de l’art Oleg Grabar, « la spécificité de l’art islamique à ses débuts ne fut pas le résultat d’une doctrine artistique ou esthétique inspirée par la nouvelle religion, voire des conséquences sociales immédiates du message prophétique » (la Formation de l’art islamique, Paris, Flammarion, coll. « Champs arts », 2008, p. 307).

  • 11.

    P. Ricœur, Temps et récit, 3 tomes, Paris, Seuil, 1983-1985 ; la Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975.

  • 12.

    P. Ricœur, la Critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2013, p. 260.

  • 13.

    Face à l’approche sartrienne de l’image qui en souligne la force d’irréalisation, Cornelius Castoriadis et Paul Ricœur ont échafaudé, chacun à sa manière, une pensée de l’action où l’imaginaire joue un rôle décisif. Voir le tout récent ouvrage qui reprend une émission de radio : C. Castoriadis et P. Ricœur, Dialogue sur l’histoire et l’imaginaire social, édité et préfacé par Johann Michel, Paris, Ina/Ehess, coll. « Audiographie », 2016. L’Anthologie de textes de Paul Ricœur (choisis et présentés par Michaël Fœssel et Fabien Lamouche, Paris, Seuil, coll « Points essais », 2007) insistait à juste titre sur la puissance de l’imaginaire dans l’œuvre de Paul Ricœur.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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