Le flux tendu du fret maritime. Le conteneur et ses ports
Le conteneur et ses ports
« Flux tendu, stock zéro » est la devise du transport par mer. La révolution des conteneurs et la construction de ports gigantesques facilitent des connexions rapides et déterritorialisées. Mais cette fluidité croissante, qui crée de nouvelles routes et de nouveaux nœuds commerciaux, se fait en rupture par rapport à la culture portuaire historique.
Si la connexion portuaire, celle qui joue de très loin le rôle décisif sur le plan des échanges commerciaux, est indissociable du mode de transport maritime, elle a également un lien avec la place prise aujourd’hui par le « littoral » maritime dans les pays qui ont le privilège de jouir de « bords » de mer ou d’océan. Dans le cas de la France, Fernand Braudel a insisté sur le décalage entre ce pays de l’intérieur des terres et son front de mer :
Rarement les études consacrées aux frontières parlent de la mer. Jusqu’où ne va pas le prestige, sinon la superstition de la terre solide. L’homme est terrien, toutefois la mer existe, les côtes existent, les marins existent, les flottes existent. Et les frontières maritimes existent qui, celles-là, sont sans conteste naturelles. Le problème est finalement de savoir, dans le cadre de l’histoire de France, ce que l’homme et l’histoire auront fait, à longueur de siècles, de nos interminables rivages1.
Mais oublions un moment la France : aujourd’hui, alors que le maritime et le liquide l’emportent dans la réalité comme dans les représentations sur le terrestre et le solide, l’univers du littoral jouit d’une force d’attraction telle que deux tiers de la population urbanisée de la planète vivent à moins de 100 kilomètres des seuils littoraux. Ce qui correspond à un style de vie, celui du « littoraliste » qui apprécie les flux et les reflux. Paul Virilio écrit par exemple :
Je me sens profondément littoraliste, je vis de la mer et dans la proximité avec la mer, sans pour autant être un marin. Je suis un homme du flux, je l’ai toujours été2.
Homme du flux, le littoraliste est un homme du « finisterre » et de l’infini marin, là où se rejoignent les trois éléments de la biosphère : l’atmosphère, la fin de la litosphère et le début de l’hydrosphère.
Quoi qu’il en soit de l’attrait du littoral, la vitesse est le critère pertinent pour saisir le rôle imparti aux connexions portuaires. Contrairement à ce que l’on croit spontanément, la vitesse qui accompagne la quasi-totalité des flux commerciaux privilégie le commerce maritime qui n’est pas, et de loin, le plus rapide (entre 15 et 20 nœuds en moyenne, un nœud correspondant à 3, 7 kilomètres). Si la vitesse du navire de transport commercial de haute mer (du cargo au surpertanker) n’est pas de facto aussi rapide que celle de l’avion, elle favorise pourtant une circulation maritime « à flux tendu », un mode de circulation qui s’accompagne d’une capacité de stockage/déstockage sans concurrence. Ce qui fait d’elle la vitesse la plus performante : d’où l’expression universelle de « flux tendu stock zéro ». L’exo-urbanisme qui se développe sur le littoral3 est celui de l’univers portuaire que caractérisent des mouvements de flux permanents et un stockage minimal et momentané rendu possible par la technologie des conteneurs.
Nous passons de la révolution des transports à celle de l’emport, avec la croissance sans fin des volumes de marchandises. Il y a une révolution des grands porteurs, cette révolution logistique des conteneurs fabrique une autre réalité du monde qui est le plus souvent hors de notre vue4.
« Hors de notre vue » car la mobilité se joue à l’endroit où il y a « rupture de charge » : sur une plate-forme multimodale qui conjugue au mieux le maritime, la voie terrestre par camion, le ferroviaire, l’aérien… Si lente soit-elle, la vitesse maritime concurrence les vitesses plus rapides en raison, tout d’abord, de la construction récente et rapide de ports adaptés et gigantesques (Singapour ou Tanger Med5) sans lesquels le « flux tendu stock zéro » n’aurait pas de débouchés. Territoires spécifiques étrangers à la culture portuaire de l’ère industrielle ou préindustrielle, ces ports s’appuient par ailleurs sur l’« universalisation d’un moyen de transport », le conteneur qui, s’accordant doublement à la vitesse6, est devenu le symbole de la mondialisation commerciale et fait l’objet en tant que « boîte » d’un culte esthétique en passe de devenir « architectural ». Ce qui n’est pas surprenant puisque la boîte est la machine célibataire parfaite.
Le slogan de l’époque, « flux tendu stock zéro », est celui de la connexion portuaire, la plus décontextualisée car la plus déterritorialisée, la plus multimodale et la plus conteneurisée. Ces transformations sont tangibles aussi bien dans les ports récents des pays émergents que dans le transfert des zones portuaires à distance des ports traditionnels (Le Havre, Saint-Nazaire, Tanger). Aborder les connexions portuaires exige de prêter attention à quatre facteurs : le phénomène du flux tendu, le développement de ports gigantesques à l’échelle mondiale, la reterritorialisation portuaire indissociable d’une décontextualisation/patrimonialisation, et le rôle décisif imparti au conteneur pour assurer un stockage zéro.
Vitesse à flux tendu
Développement portuaire et déconnexion
Parler de « flux tendu stock zéro » signifie que le trafic est quasiment ininterrompu, que le temps de chargement/déchargement doit être le plus bref possible pour alléger les frais d’amarrage, et qu’il peut s’effectuer à distance de la zone portuaire terrestre dans le cas des pétroliers géants qui déchargent dans des plates-formes offshore. Robotisé par des chariots informatisés indissociables du système de transport par conteneurs, le port géant fonctionne dans des zones dont l’accès est interdit au public (comme c’était déjà le cas des ports militaires, de Toulon à Alexandrie). Ce sont des zones sécurisées impénétrables jour et nuit alors que les aéroports et les gares ferment la nuit à quelques exceptions près. Si la vitesse de l’avion a un temps pénalisé la navigation de passagers alors que les croisières connaissent aujourd’hui un regain, la vitesse maritime est la vitesse majeure des échanges commerciaux et la fonction portuaire un moteur indispensable et prioritaire du développement7. Les chiffres du fret maritime parlent pour eux-mêmes : 95% du volume des échanges commerciaux mondiaux se traitent par mer, un volume multiplié par dix ou onze depuis les années 19508. Ce n’est pas un hasard : l’univers liquide exige de la fluidité et se méfie des obstacles dont regorge la surface terrestre solide (collines, montagnes, failles, fleuves à traverser). En mer, il est toujours possible de glisser vers l’avant en dépit des tempêtes, des risques ou des pirates. Si le commerce maritime a été quelque peu freiné par la crise financière de 2008, il est toujours à l’origine du développement de chantiers navals géants qui sont partie intégrante des ports, essentiellement en Extrême-Orient (Corée du Sud, Chine, Japon…), et de ports géants comme Singapour, le plus grand port porte-conteneurs du monde.
Avant l’ouverture du nouveau terminal en 1971, l’Autorité portuaire prévoyait 190 000 conteneurs au bout de 10 ans d’exploitation, or il vit passer plus d’un million de boîtes en 1982. Dès 1986, Singapour drainait un trafic plus dense que tous les ports français réunis. En 1996, un plus grand nombre de conteneurs transitait par Singapour que par le Japon. En 2005, elle devint le plus grand port au monde pour le fret divers, devançant Hong Kong, tandis que 5 000 compagnies internationales se servaient de cet État insulaire comme d’un centre de stockage et de distribution – preuve s’il en était du pouvoir de l’industrie des transports à remodeler les flux commerciaux9.
Aujourd’hui, huit porte-conteneurs de 14 000 boîtes avec 200 hommes à bord transportent autant, sur un axe Europe-Asie, que 140 cargos des années 1960 avec 6 500 marins.
Le port interconnecté d’aujourd’hui est aussi un territoire décontextualisé au terme d’un processus engagé depuis la période industrielle alors que la vie maritime perdait déjà du terrain. Ce que montrent la photographie, le cinéma et la peinture de l’époque, au profit par exemple du transbordeur de Marseille et des grues métalliques géantes10. Cette décontextualisation, jusqu’alors propre aux ports militaires (Alexandrie ou San Diego aujourd’hui), valorise donc les objets industriels aux dépens des agglomérations portuaires considérées comme des ensembles habités (Marseille, Bordeaux, Le Havre, Brest…). Ce qui contribue à reconfigurer les façades littorales en les démarquant des territoires continentaux et des villes de l’intérieur.
Hormis de solides contre-exemples comme Berlin, Mexico, Moscou ou Pékin, des villes globales qui ne sont pas au bord de la mer, ce sont les « villes globales » portuaires qui tirent un maximum de bénéfices de la mondialisation des échanges au Nord comme au Sud11.
C’est la raison pour laquelle les grandes métropoles non maritimes veulent disposer d’un accès à la mer, ce dont témoignent la multiplication de ports compétitifs et surtout la création de « duopoles » qui associent un port du littoral et une mégapole de l’intérieur12. Les cas de figure sont nombreux : Tanggu/Tianjin/Pékin, Hong Kong/Shenzhen en Chine, Santos/São Paulo au Brésil. Mais la réussite de la jonction dépend de la manière dont le duopole parvient à créer ou non une relation directe entre le terminal portuaire et la métropole de l’intérieur grâce à un réseau ferroviaire et routier performant. Arrêtons-nous sur quelques exemples. Dans le cas du duopole Santos/São Paulo, deux villes séparées de 60 kilomètres par la Serra do Mar, l’objectif est de faire transiter 230 millions de tonnes de marchandises et 9 millions d’Evp (équivalent vingt pieds) d’ici dix ans13. Mais São Paulo est pour l’instant dans une situation incertaine : ni tout à fait maritime, ni tout à fait enclavé. Dans le cas du duopole Tianjin14/Pékin, deux villes séparées de 200 kilomètres, l’objectif est de 10 millions d’Evp en 2015, le problème est le découplage du port et l’absence de tout souci écologique. Comparativement, Shanghai cherche à faire le lien entre la ville historique, la nouvelle ville de Pudong et le nouveau terminal portuaire (dont l’objectif est aussi d’atteindre 10 millions d’Evp en 2018) grâce à la construction de trois polders et d’un pont de 31 kilomètres de long pour assurer leur jonction15. Incheon, en Corée du Sud, est un autre exemple de port géant dans un pays émergent : destiné à entrer en concurrence avec les cités portuaires de la Chine côtière et du Japon, cette connexion portuaire (6 millions de personnes, ville dédiée aux hautes technologies, port à conteneurs prévoyant 8 millions d’Evp d’ici 2015 sur un territoire de 210 kilomètres carrés) a l’ambition d’assurer « écologiquement » un continuum urbain entre le nouveau port construit sur des polders et Séoul, la capitale située à l’intérieur des terres. Mais le pari écologique ne semble guère tenu ! Un contre-exemple non asiatique, celui du port de Salalah : situé au sud de la péninsule arabique et en plein désert dans l’État d’Oman, ce port est un relais maritime sur la route de Dubaï et n’est pas adossé à une grande ville, c’est un port offshore où vivent 200 000 habitants.
La conteneurisation
La box container, le conteneur, joue un rôle décisif puisqu’elle modifie l’ensemble du système de transport et est à sa manière une plate-forme multimodale : la « boîte » s’adapte en effet aux divers modes de transport, ce qui permet une continuité dans la gestion des flux et des économies d’échelle importantes. Sa mobilité est globale puisqu’elle est viable et performante à la fois dans le fret maritime, le fret ferroviaire et qu’elle peut être véhiculée par des camions. Cette capacité de transit permanent qui n’est pas le fait du seul commerce maritime est à l’origine d’erreurs d’appréciation des acteurs concernés : les gouvernements comme les marchés, les syndicats comme les entrepreneurs ou les responsables du port de New York dans les années 1960, n’ont pas anticipé le caractère multimodal du conteneur, qui institue une chaîne continue métallique et robotisée16, et l’ont considéré au départ uniquement comme un outil concurrentiel. Dans le cas des connexions portuaires, les conteneurs ne sont pas uniquement des symboles mais la réalité qui correspond à la lettre au slogan « flux tendu stock zéro » ; c’est pourquoi la coupure avec les anciennes villes portuaires va de pair avec l’omniprésence du conteneur. L’extension démesurée des emprises portuaires et des quais de stockage de boîtes conteneurs jusque dans les périphéries de la ville, au Havre par exemple, l’a emporté. La vitesse maritime à flux tendu passe en effet par l’usage globalisé du conteneur qui n’est rien d’autre qu’une boîte corvéable et cabossable à merci qui a constitué « un changement aussi important et spectaculaire que le passage de la voile à la vapeur17 ». Aujourd’hui, le marché des conteneurs concerne 3 000 navires qui peuvent transporter en moyenne 3 000 ou 4 000 conteneurs, voire 8 000 ou 10 000 pour une trentaine d’entre eux. Les « boîtes », en langage portuaire, sont partout : une quinzaine de millions de boîtes circulent dans le monde, qui transportent 80 % des huit milliards de tonnes de marchandises qui voguent chaque année. En dépit de la crise, tout va dans le sens ascendant puisqu’on découvre que des bateaux sont capables de porter près de 18 000 conteneurs dans les chantiers coréens où les plus gros navires font 12 000 Evp18. Les pétroliers ont des contenances de plus en plus incroyables, ce dont témoigne le Vlcc (very large carrier) et les porte-conteneurs. Le Vlcc, qui mesure 60 mètres de large et 333 mètres de long, a une contenance de 2 millions de barils de pétrole19. Le plus grand porte-conteneurs, le Classe Triple-E de Maersk, qui doit être mis en circulation en 2013, aura 400 mètres de long, pourra porter 18 000 boîtes correspondant à la hauteur d’un immeuble de 24 étages, et avoir une cargaison dont la valeur pourra représenter 1, 5 milliard de dollars (soit le Pib du Burundi).
La géographie mondialisée de la conteneurisation accompagne un autre phénomène, plus étrange et inattendu, celui d’une esthétisation du conteneur d’autant plus fascinante que celui-ci est en passe de devenir l’objet du design par excellence et notre nouvelle « maison d’Adam », une maison d’Adam qui n’en finit pas de bouger, une mobil box, une boîte en glissade permanente. À l’origine, la séduction exercée par cette boîte était inexistante car elle n’était ni une voile, ni un moteur, ni un navire, autant d’éléments indissociables de l’imaginaire de la marine. Mais un renversement esthétique a fait du conteneur un objet de design très apprécié par les artistes et les architectes, en même temps qu’un objet instrumentalisé qu’il est devenu possible d’habiter dans des conditions minimales et économiques. Une fois rendue fixe, cette boîte, qui a la forme d’une cabane, est à l’origine d’emboîtements et de montages pouvant aussi bien faire office de logements pour les étudiants que de caches pour les clandestins. C’est pourquoi Paul Virilio assimile le conteneur à un terminal :
La chambre, c’est le box et la box, le terminal haut débit est également le conteneur. Parce que le conteneur est une figure architecturale de la boîte. Il devient le locus solus interconnecté.
Dans ces conditions, le conteneur, dont la fonction principale demeure celle de la mobilité pour le fret commercial, est pris entre deux tendances extrêmes : il oscille entre le luxe feint et la cache pour s’abriter, il peut aussi bien tenir lieu de boîte habitable (luxueuse ou non) que de refuge où se cacher dans le cas des clandestins et des Sdf20. In This World, le film de M. Winterbottom (2002), raconte l’odyssée de clandestins enfermés dans un conteneur qui va glisser d’un camion à une soute de bateau et d’une frontière à l’autre. Quand ils ne servent plus aux transports de marchandises, ces symboles de la mondialisation échouent parfois dans des pays en guerre, où ils deviennent des épiceries, des boutiques de mode, voire des garages. Les exemples de recyclage de conteneurs sont nombreux puisqu’on peut construire un showroom ou une boutique dans une colonne de conteneurs. Si les quartiers informels les utilisent à profusion aux quatre coins de la planète, cela vaut dans d’autres cadres : vingt conteneurs se déploient sur quatre étages sur les docks de Londres pour accueillir quinze ateliers ou logements21. Amsterdam et Le Havre, entre autres villes universitaires, ont misé sur les conteneurs pour concevoir des résidences (le campus de Keetwonen à Amsterdam) ou des logements d’étudiants (les boîtes empilées sur quatre étages au Havre). Omniprésent et devenu un objet de culte esthétique pour certains, le conteneur demeure biface : il matérialise à la fois l’extrême mobilité et l’espace de la clandestinité ou de l’intimité (centre de relégation/cellules de prison/chambres d’étudiants). Comme si l’un accompagnait l’autre inéluctablement : l’illimitation du « flux tendu stock zéro » se retourne en son contraire, en une chambre d’habitation immobile.
Les nouvelles routes maritimes
La géographie de la conteneurisation
Ces nouveaux ports, indissociables de techniques et de robots où tout est surdimensionné22, accompagnent l’apparition de nouvelles routes maritimes. S’il y a une technique de la conteneurisation, une géographie de la conteneurisation rend visible le caractère mouvant des grandes routes maritimes dont les plus récentes « marginalisent » les plus anciennes :
Les principales routes maritimes qui relient les trois grands pôles économiques à l’échelle mondiale (Asie orientale, États-Unis, Europe) concernent en effet 80 % des flux. L’artère principale est toujours celle qui relie l’Atlantique nord à l’Asie orientale, avec des flux déséquilibrés qui traduisent le déséquilibre commercial considérable des États-Unis. Mais la route maritime entre l’Asie orientale et l’Europe est devenue importante (Le Havre : 2, 3 millions de conteneurs par an). Elle part du cœur asiatique, des ports japonais à Singapour, passe par Pusan, Shanghai ou Hong Kong et s’apparente de plus en plus à une autoroute sans fin entre l’Est et l’Ouest23.
Ces routes maritimes rappellent que les connexions portuaires organisent un réseau liquide « strié » qui n’est pas ouvert anarchiquement à tous les vents maritimes. Par ailleurs, l’émergence des ports du Golfe dans l’espace méditerranéen – en particulier Dubaï, mais aussi Khor Fakkan (Charjah, Émirats arabes unis) et Salalah (situé au sud du sultanat d’Oman entre les golfes d’Oman et d’Aden) – bouleverse déjà ce paysage de l’économie maritime mondiale. Tanger Med, à l’ouest de la ville de Tanger et face à Gibraltar, qui relie le pôle Rabat/Casablanca/Algésiras/Barcelone au Proche-Orient et à l’Asie, fragilise les ports européens et français. Quant au port du Havre, qui supporte mal une concurrence qui lui est défavorable avec la Randstad (rangée Nord-Europe24), il va être également confronté à l’ouverture d’un nouveau détroit : le fameux passage du nord-ouest. Si la distance maritime entre Rotterdam et l’Asie représente 24 000 kilomètres par le canal de Panama et 21 000 par le canal de Suez, elle sera de 15 500 kilomètres quand les bateaux passeront par le sud du Groenland, la terre d’Aalsmeer et le détroit de Béring, une route qui pourrait être ouverte sans tarder en raison de la fonte des glaces. Voilà donc le port français du Havre doublement contourné, par le nord et par le sud.
Mais les routes maritimes représentent aussi des défis techniques pour les porte-conteneurs géants : le Malaccamax désigne la taille possible des navires susceptibles d’y naviguer : comment rester un géant dans ce passage maritime étroit et cher à Joseph Conrad sans prendre des risques ? La réponse est dans la taille du Malaccamax :
Si un porte-conteneurs atteint un jour la limite Malaccamax, celle qui permet de franchir le détroit de Malacca, un couloir maritime fréquenté qui longe la Malaisie, l’Indonésie et Singapour, c’est-à-dire la taille maximale d’un bâtiment pouvant franchir le détroit, il mesurera plus de 402 mètres de long sur presque 58 mètres de large, avec une coque immergée 20 mètres au-dessous du niveau de la ligne de flottaison25.
Par ailleurs, si l’on évoque un projet de port offshore, celui de Scapa Flow dans les îles Orcades au large de la côte nord de l’Écosse26, les émergences portuaires exigent des situations favorables du point de vue géographique et politique. Si le port colombien de Buenaventura, à l’ouest de la ville de Cali sur le Pacifique, n’est guère adapté à cette nouvelle culture portuaire, la concurrence entre Anvers/Rotterdam et Le Havre, devenue l’exemple français du Grand port à reconstruire pour assurer l’avenir du Grand Paris, est manifeste27. À ces nouvelles routes mondialisées correspond la volonté de réouvrir et d’activer au sein des terres d’anciennes voies navigables susceptibles de réduire le poids des camions28 : c’est le cas des Voies navigables de France (Vnf), qui ont pour ambition de doubler la part du fret fluvial (56, 1 millions de tonnes de marchandises transportées par le fret fluvial en 200929). Par ailleurs, le développement mondial des ports n’est pas séparable d’une prise de risque due aux possibilités de catastrophes en bord de mer (inondations, tsunamis) et d’une réorganisation des outils portuaires qui les déporte et déplace leur localisation. Ces déports et déplacements, indissociables de la révolution de l’emport, sont fort visibles : d’une part, la règle du « flux tendu stock zéro » exige des arrêts de plus en plus courts ; d’autre part, les ports sont de plus en plus étendus en raison même de l’apparition de montagnes de conteneurs (eux-mêmes circulant grâce à des tracteurs robotisés) dans des espaces étrangers à la ville portuaire traditionnelle (celle que symbolise le port de pêche) ; enfin le port industriel classique devient un espace de revalorisation urbaine et de patrimonialisation.
La réduction patrimoniale
Alors que le port performant et actif est en voie de délocalisation à Saint-Nazaire ou au Havre, le port classique, celui des pêcheurs plus que celui des marins de haute mer, est revalorisé esthétiquement, comme c’est le cas de Saint-Nazaire avec ses lumières30. On assiste donc à une coupure entre la connexion portuaire à flux tendu et la ville-port d’hier en voie de patrimonialisation31. Alors que
le port était un interrègne entre la terre et l’eau sur laquelle il mord avec prudence […] la tendance générale des ports est de se dépeupler sans cesse, d’où l’étrangeté de leurs espaces où le vide est souvent sidérant32.
Cette délocalisation de l’espace portuaire qui s’opère au détriment des espaces urbains associés (entrepôts et usines, logements, espaces publics…), et qui n’est pas sans conséquences sur le plan de l’emploi, des conditions de travail et de la culture portuaire, est indissociable de la « décontextualisation » de la connexion portuaire :
En voulant s’exclure de tout contexte pour mieux construire, dans l’espace, l’épure des flux et des échanges, le modèle littéral de la distribution, ils ont entraîné la déchéance d’une grande partie des villes avec lesquelles ils étaient historiquement liés, ils ont perdu leur propre substance33.
De fait, les marins locaux ont quasiment disparu et sont patrimonialisés, ce qui vaut également pour la marine militaire, au profit de nouveaux travailleurs de la mer qui n’ont plus le temps de descendre dans les ports. Ainsi, le déplacement des ports à distance de la ville portuaire – une délocalisation qui les décontextualise – est devenu la règle indissociable de la « vitesse à flux tendu » qui rompt avec la culture maritime d’hier. Mais celle-ci renaît dans des villes/ports qui misent sur la rente immobilière et l’attractivité, comme c’est le cas de Lorient avec la voile par exemple, ou bien quand elles cèdent à la pente de la patrimonialisation. C’est le cas de ports aussi différents que Le Havre ou Valparaíso.
Au Havre, ville détruite durant la Seconde Guerre mondiale et reconstruite par Auguste Perret après la guerre, a été attribué le label « patrimoine mondial de l’Unesco ». Le port d’Antifer, composé de terminaux, a été déplacé parallèlement vers le sud tandis que la ville centre a misé sur un urbanisme reliant le port historique, les docks et une nouvelle ville en gestation qui se rapproche du port de demain. Entre un développement industriel et portuaire à la marge et une patrimonialisation qui ne laisse pas indifférent, selon les édiles, si l’on en juge par le succès touristique, il y a une complémentarité : décontextualisation et patrimonialisation ont des affinités électives.
Si l’avenir urbain du Havre n’est pas encore joué et passe par la construction de nouveaux quartiers et d’une vaste zone de loisirs faisant le lien entre le port et le centre-ville, les espaces patrimonialisés se multiplient dans la plupart des villes portuaires. Les deux ports modernes de Dubaï, qui assurent le lien entre la péninsule arabique et le sous-continent indien, celui de Port Rashid en ville et le port Jebel Ali situé à 40 kilomètres et assorti d’une zone franche attractive, forment un tout avec le vieux port, qui est d’abord un centre d’intérêt touristique. Les villes du littoral brésilien participent fréquemment de cette « réduction » patrimoniale, à savoir la valorisation d’un patrimoine qui compense un urbanisme pour lequel le site ne fait pas partie du programme urbain : Olinda est un espace touristique et mémoriel (c’est là que se trouve l’église de Dom Helder Camara) coupé de la ville de Recife et de son port. La ville historique de São João do Maranhão, située entre Belem et Fortaleza dans le Nordeste, qui bénéficie du label du patrimoine mondial, est décalée de la ville qui se développe en s’étendant vers l’intérieur des terres. La zone patrimonialisée de Salvador de Bahia, en aplomb de l’océan Atlantique, est minuscule en regard de la longue rue favela qu’est l’agglomération de Salvador.
Si le divorce entre les zones patrimonialisées et les évolutions urbaines sur le littoral brésilien saute aux yeux, le cas de la ville-port de Valparaíso au Chili, le long du Pacifique, est un exemple particulièrement irritant. Composée de quarante-quatre cerros, de petites collines (des mornes comme dans les Antilles ou à Rio) où habitent les populations défavorisées, et d’une ville coloniale qui jouxte le port aujourd’hui en déshérence en raison de la concurrence du port de San Antonio plus au nord, la ville mythique de Valparaíso vient d’entrer « partiellement » au patrimoine mondial de l’humanité. Dans un premier temps, seules quatre collines ont été retenues, les rares collines disposant encore de funiculaires, comme par hasard. Comme si l’on voulait que les flux touristiques viennent regarder la ville des cartes postales depuis les hauteurs, ne voir de la ville qu’une vitrine. Un projet commercial et portuaire devrait permettre aux voyageurs et touristes de passage à Valparaíso de passer directement du bateau au funiculaire et au promontoire/belvédère. Histoire de voir le bateau de croisière depuis les hauteurs de Valparaíso mais certainement pas la ville et ses habitants34.
Ainsi le découplage entre la ville et les ports à l’ancienne peut-il faire l’économie de la ville portuaire historique : à Valparaíso on vient voir l’image que l’on a de cette ville, celle de collines avec des funiculaires, celle des anciens corsaires, pas celle d’une ville encore habitée. Tel est le lot de la vitesse maritime : elle est indissociable de la connexion portuaire et de la conteneurisation dont le rôle est d’accélérer des échanges en continu et sans interruption. Cette connexion, certes la plus liquide, pousse à l’extrême la décontextualisation au point de rêver de faire de la mémoire maritime un théâtre patrimonial mondial.
- *.
Ce texte est extrait d’un livre à paraître en septembre 2013 sur le devenir des villes, prises dans les flux de circulation à l’échelle mondiale, sous le titre la Ville des flux. L’envers et l’endroit de la mondialisation urbaine, Paris, Fayard.
- 1.
Voir Fernand Braudel, « La mer atteinte sans hâte, jamais maîtrisée », l’Identité de la France, Paris, Flammarion, 2009, p. 326 (1re éd. 1986).
- 2.
« Le littoral, la dernière frontière », entretien avec Paul Virilio, Esprit, décembre 2010, p. 17-25.
- 3.
Le littoral est cette frontière où se rencontrent le solide et le liquide : « Il s’agit, pour Paul Virilio, d’une opposition “bord à bord”, sur le littoral même, de la dynamique et de la mécanique : la dynamique des fluides s’apprête à prendre le pas sur la mécanique des sols. Les questions liées à l’hydrologie et à la météorologie sont d’une autre nature que celles liées à la statique et à la résistance des matériaux. Nous quittons les solides pour entrer dans l’état liquide et gazeux », dans Esprit, op. cit. Sur l’imaginaire maritime, voir Jacques Darras, la Mer hors d’elle-même. L’émotion de l’eau dans la littérature, Paris, Hatier, 1991.
- 4.
P. Virilio, « Le littoral, la dernière frontière », art. cité.
- 5.
Voir l’article de Zakya Daoud dans ce numéro, p. 98.
- 6.
En termes de circulation et d’information, le conteneur circule rapidement, facilite les opérations de stockage et de déstockage, et il se prête aisément à l’action des robots informatisés qui remplacent les dockers.
- 7.
Par rapport à la Chine, un État qui maîtrise l’ensemble du territoire, développe avion, train et trafic maritime, l’Inde (qui regarde vers l’intérieur depuis Delhi et Mumbai) ne parvient pas à développer suffisamment son réseau portuaire, ce qui est un lourd handicap, voir Manuelle Franck, Charles Goldblum, Christian Taillard (sous la dir. de), Territoires de l’urbain en Asie du Sud-Est. Métropolisations en mode mineur, Paris, Éditions du Cnrs, 2013, p. 355.
- 8.
Le transport maritime assure entre 80 % et 90 % des échanges entre les États et son évolution est très rapide en dépit de la crise : 4 milliards de tonnes échangées en 1990, 8 en 2008.
- 9.
Marc Levinson, The Box. Comment le conteneur a changé le monde, Paris, Max Milo, 2011, p. 342.
- 10.
Comme le montrent aussi bien l’épure que dessinait le peintre Léon Spillaert du port belge d’Ostende dès 1910, les nombreuses photos du pont transbordeur de Marseille durant l’entre-deux-guerres ou le film expérimental de Moholy-Nagy tourné à Marseille en 1929, le destin des ports industriels était déjà de s’éloigner du territoire urbain habité et de la ville portuaire. Voir l’exposition « Sur les quais, ports, docks et dockers de Boudin à Marquet », Le Havre, musée Malraux, 2008-2009.
- 11.
Pierre Gras, le Temps des ports, Paris, Tallandier, 2010.
- 12.
Voir Jean-Joseph Boillot et Stanislas Dembinski, Chindiafrique, Paris, Odile Jacob, 2013.
- 13.
Comparativement, Le Havre atteint 2, 3 millions d’Evp.
- 14.
Tianjin est un nœud ferroviaire entre Pékin et Shanghai et avec le Nord.
- 15.
L’île de Chongming, située au nord de Shanghai et à l’embouchure du fleuve, est une vitrine écologique, dont le projet est régulièrement remis en cause.
- 16.
M. Levinson, The Box…, op. cit., p. 436-437.
- 17.
Michaël Grey, cité dans P. Gras, le Temps des ports, op. cit.
- 18.
P. Gras, le Temps des ports, op. cit., p. 89.
- 19.
Ce qui correspond à un million de pleins d’essence et 2, 6 millions de pleins de gasoil (pour un réservoir de 60 litres).
- 20.
Voir Jean Rolin, Terminal Frigo, Paris, POL, 2005 (rééd. Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2007). Décrivant les principaux ports français de la façade atlantique et de la mer du Nord en fonction de l’évolution de leurs conteneurs, J. Rolin observe que les conteneurs à l’abandon peuvent devenir des abris pour les Sdf ou les clandestins.
- 21.
Container City I, un concept développé en 2001 par Urban Space Management Ltd, a été suivi en 2002 par Container City II qui correspond à vingt-deux logements (promoteur : Éric Reynolds). Simon’s Town a été inaugurée en Afrique du Sud au Cap en 1988 et comprend quarante modules pour la Simon’s Town High School. Voir aussi le livre de Jure Kotnik, Container Architecture : This Book Contains 6441 Containers, Links Books, 2009, Leadind International Key Service.
- 22.
Tout est aujourd’hui surdimensionné, ce qui ne va pas sans risques : les capacités de remorquage, les chenaux, les zones de mouillage, les amarrages… Par ailleurs, on observe une perte de lien entre le commandant et l’armateur : de plus en plus de compagnies louent des équipages à des sociétés d’intérim dont beaucoup sont installées dans des pays de l’Est qui proposent des équipages mixtes, russes, ukrainiens et chinois… Les conditions de vie des équipages donnent lieu à des films qui relèvent plus du policier maritime que de la balade en mer. Voir le film norvégien d’Óskar Jónasson, Illegal Traffic, et les deux films récemment tournés au Havre, 38 témoins de Lucas Belvaux et Le Havre du Finlandais Aki Kaurismäki, qui mettent en avant le thème de la robotisation indissociable du conteneur et du réfugié/clandestin qui se cache (se terre) dans les ports, souvent à l’abri des conteneurs.
- 23.
P. Gras, le Temps des ports, op. cit.
- 24.
Parmi les 34 millions d’Evp traités par les ports de la rangée Nord-Europe, du Havre à Hambourg, Rotterdam et Anvers, 2, 3 millions seulement sont traités par le port du Havre. Voir l’article d’Antoine Frémont dans ce numéro, p. 69.
- 25.
M. Levinson, The Box…, op. cit., p. 430. Voir aussi les commentaires de Michel Lussault sur cet ouvrage, dans l’Avènement du monde, Paris, Le Seuil, 2013.
- 26.
M. Levinson, The Box…, op. cit., p. 440.
- 27.
L’axe Seine ne devrait pas être conçu entre Paris/Rouen et Le Havre mais entre la Seine, Anvers et Rotterdam. Anvers, le deuxième cluster mondial pétrochimique derrière Houston, augmente déjà considérablement son trafic avec Tianjin.
- 28.
Si 120 poids lourds sont nécessaires pour remplacer un bateau de 3 000 tonnes, une péniche Freycinet de 350 tonnes équivaut à quatorze d’entre eux. Sur les 6 100 kilomètres de fleuves et canaux gérés par les Voies navigables de France, 1 868 kilomètres de voies peuvent accueillir les bateaux de grand gabarit de plus de 1 500 tonnes. Ce domaine fluvial est le plus grand domaine après ceux de l’armée et du Réseau ferré de France. Élément crucial du Grenelle de l’environnement et du développement du fret fluvial, le projet de canal à grand gabarit Seine-Nord Europe (Sne) est cependant fort mal engagé (évalué par Vnf à 4, 3 milliards d’euros dans un premier temps il est aujourd’hui estimé à 7 milliards d’euros).
- 29.
Voir Rémi Barroux, « Risque de naufrage pour le canal Seine-Nord Europe », Le Monde, 26 mars 2013.
- 30.
Ariella Masboungi, Estuaire Nantes/Saint-Nazaire, Paris, Le Moniteur, coll. « Architecture », 2012.
- 31.
Dans de nombreux cas, le port ancien a disparu : un exemple frappant est celui du vieux port de Kowloon à Hong Kong (ou ceux de Macao) dont l’absence modifie le rapport visuel à cette ville-archipel. On voit très bien Kowloon dans un film français de G. Lautner, le Monocle rit jaune, 1964.
- 32.
M. Corajoud, « Les ports », dans Le paysage, c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent, Arles, Actes Sud, 2010, p. 184-187. Dans ce texte, une préface écrite pour le livre Portuaires du photographe Hugues Fontaine (Le Havre, Éditions Aivp, 1993), Michel Corajoud souligne l’attirance pour la vacuité des grands ports qui contraste avec la sauvagerie avec laquelle le territoire non portuaire est occupé : comblement du centre des villes, gaspillage des sites, extension des friches industrielles, emprunts sur les terres agricoles alentour. Pour lui, les vides portuaires étaient des lieux de respiration où divaguer, des espaces nomades « enchanteurs ».
- 33.
Ibid., p. 187-188.
- 34.
Dans son film À Valparaíso, Joris Ivens souligne que les habitants nouent depuis les hauteurs collinaires un rapport privilégié à la mer.