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Dans le même numéro

L'islam politique, toujours en échec

mai 2015

#Divers

Dans sa postface à la réédition de l’Échec de l’islam politique (publié pour la première fois en 1992), Olivier Roy revient sur la thèse qu’il défendait à l’époque, et la maintient, en la replaçant dans le contexte de l’après-printemps arabes et de la montée en puissance de Daech.

L’Échec de l’islam politique a été écrit il y a désormais vingt-cinq ans. Le titre, plus que le contenu (qui n’a manifestement pas toujours été lu par ses commentateurs), a fait l’objet de nombreuses critiques, que l’on peut ranger sous deux grandes catégories. La première, venue surtout de milieux non universitaires, porte sur la prédiction à laquelle aboutissait l’analyse : comment peut-on parler d’échec alors que les islamistes remportent régulièrement des victoires électorales (Turquie, Tunisie, Égypte) et, surtout, que le djihadisme semble sur une pente ascendante depuis le 11 septembre 2001 ? La seconde critique, plus souvent issue des rangs de mes collègues universitaires, porte sur la pertinence du concept d’islamisme : ne s’agirait-il pas d’une construction artificielle, voire teintée d’orientalisme et de postcolonialisme, qui découperait arbitrairement un objet politique, construit selon les catégories de la science politique occidentale (idéologie, centralité de l’État), alors que dans le monde musulman la référence à l’islam, fluide et omniprésente, se situerait dans un continuum où la religion est intrinsèquement liée à la question identitaire, à la légitimité politique et surtout à la protestation contre toutes les formes de néo-impérialisme et de domination culturelle ? Bref, tantôt je serais trop complaisant envers la menace islamique, tantôt je ne serais qu’un rouage dans l’entreprise de réduction au silence de la voix des opprimés.

Dans les deux cas, je maintiens mes positions : je considère que le livre a été prémonitoire et que le concept d’islam politique, ou d’islamisme, fait sens, à condition bien sûr d’en donner une définition opératoire par rapport à un contexte donné, et non d’en faire une catégorie intemporelle (« la politique dans le Coran ») ou une notion fourre-tout pour désigner toute violence se réclamant de l’islam. Malheureusement, tel est devenu aujourd’hui l’usage du terme, qui finit donc par ne plus rien signifier et surtout par ne plus rien expliquer.

Ce livre n’a jamais été un traité sur « islam et politique », même si ses conclusions éclairent le débat qu’on résume généralement par cette formule. Il décrit une trajectoire précise : celle des mouvements islamistes, qui ont une histoire et s’inscrivent donc dans une temporalité et un contexte déterminés – la seconde moitié du xxe siècle. Il ne dit jamais que ces mouvements ne peuvent pas prendre le pouvoir (ils l’ont pris en Iran, en Turquie et en Tunisie), mais que, le cas échéant, le concept d’État islamique s’autodétruit alors du fait des contradictions internes du projet islamiste. L’Iran est le seul État islamique qui ait tenu, mais le « régime des mollahs » a produit la société la plus sécularisée du Moyen-Orient ; sa vraie légitimité repose sur un nationalisme virulent qui a dressé l’Iran contre les islamistes sunnites (qu’il combat désormais sur tous les fronts), sapant de ce fait toute universalité de la révolution islamique. L’arrivée au pouvoir d’Ennahdha en Tunisie et de l’Akp en Turquie a vidé leur programme idéologique pour en faire des partis certes conservateurs mais légalistes.

Qu’est-ce que l’islamisme ?

De qui parle donc ce livre ? Des islamistes définis dans un sens strict, c’est-à-dire d’une mouvance qui se met en place à partir des années 1930 en Égypte (l’association des Frères musulmans fondée par Hassan al Banna), en Inde (la matrice du Jama’at-i Islami créée par Abul Ala Maududi), plus tardivement dans le monde chi’ite duodécimain (autour de Mohammed Baqer al Sadr en Irak et de Ruhollah Khomeiny en Iran) et enfin en Turquie avec Necmettin Erbakan. À l’exception des chi’ites, ses fondateurs ne viennent pas des milieux fondamentalistes traditionnels (les oulémas) ; ils sont sociologiquement modernes (instituteurs, ingénieurs, journalistes) et voient dans l’islam une idéologie politique apte à comprendre une société étatique moderne ; ils ont entériné la complexité sociale (ils s’adressent à des catégories spécifiques : jeunes, étudiants, femmes, intellectuels). Ils traduisent leur modernité en utilisant un certain nombre de néologismes (ideolozhi en persan, mafkura ou « conception du monde », hakimiyya ou « souveraineté », voire « révolution », en arabe). Ils considèrent la charia comme un élément parmi d’autres de l’État islamique et, enfin, tout en rêvant d’un califat, ils inscrivent leur action dans le cadre de l’État-nation moderne.

Il est donc absurde de dire qu’on leur attribue des catégories de la science politique occidentale qui ne correspondent pas à leur imaginaire. Ils inventent ou empruntent des formes d’organisation ou de mobilisation sociale également modernes (parti politique, centralisme, militantisme). Ils ont parfaitement conscience de leur modernité : tous affirment qu’avant leur projet il n’y a jamais eu de vrai État islamique, si ce n’est au temps du Prophète. Mais, bien sûr, ils s’inscrivent aussi dans une tradition de prédication et de retour récurrent du religieux : les Frères musulmans développent une ascèse personnelle dans le cadre d’une piété confrérique. Si on ne peut isoler ces mouvements du contexte de revivalisme religieux propre à la seconde moitié du xxe siècle, il n’empêche qu’ils ont un mode d’intervention dans le politique qui leur est propre et constitue leur originalité. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’une invention de chercheurs occidentaux : la preuve en est qu’après avoir été très réticents à l’usage du terme d’islamisme dans les années 1980, nombre de militants le revendiquent aujourd’hui (c’est le cas d’Ennahdha par exemple). Si le concept peut faire débat en science politique, il ne fait plus débat dans la politique.

Le fait que ces mouvements se réclament de l’islam n’est pas purement circonstanciel. Ils associent tous la pratique politique (syassa) et la prédication religieuse (da’wa), exigeant de leurs membres une piété et une ascèse personnelles, au moins au début. Leur référence au Coran et à la charia les pousse à chercher à transcrire ces deux éléments dans une grammaire moderne de la vie politique (« Le Coran est notre constitution », « une seule loi : la charia », « État islamique », « la démocratie, c’est la shura » [le « conseil »] sont des slogans récurrents), ce qui entraîne toute une série de tensions qui font justement l’objet de ce livre. On ne peut pas dire que la référence à l’islam est simplement identitaire, qu’elle n’est qu’une manière de parler ou de formuler des revendications tout à fait séculières (anticolonialisme, justice sociale, dignité) : l’articulation entre « politique » et « prédication » est bien centrale dans les mouvements islamistes, et c’est cette contradiction qui fait exploser l’islamisme.

Et, comme je l’avais prévu dans le livre, la crise de l’islamisme entraîne le développement de mouvements que j’ai appelés « néo-fondamentalistes », que l’on appelle aujourd’hui « salafistes », terme qui fait sens, mais aussi souvent, de manière peu rigoureuse, « islamistes » parce que le terme dénote désormais dans la presse tout ce qui est islam radical. Mais plutôt que de déplorer le mauvais usage des termes, il faut accepter l’idée que ce glissement montre justement que l’objet islamiste que je décrivais a bien disparu et que le mot est libre pour de nouvelles aventures sémantiques.

Islamisme et djihadisme

Les vingt-cinq années qui ont suivi la publication du livre montrent comment les événements ont confirmé sa thèse centrale. Je la résume. Les mouvements islamistes, en s’inscrivant dans le jeu politique, se sécularisent (c’est le cas d’Ennahdha et de l’Akp) et se nationalisent (c’est ce que j’ai appelé l’islamo-nationalisme, dont le Hamas est le meilleur exemple), avec deux variantes possibles : le passage par la démocratie (à l’instar de la Tunisie ou de la Turquie) ou bien la dictature (comme en Iran) ; ils laissent alors libre un nouvel espace de radicalisation religieuse qui se détache du jeu politique national, en prônant soit le repli sur un mode de vie et non un régime politique (ce sont les salafistes que j’appelle dans ce livre les néo-fondamentalistes), soit le Djihad global, au-dessus des sociétés réelles et des États-nations. Cette dernière voie, qui n’est que mentionnée dans le livre, est devenue aujourd’hui la forme la plus spectaculaire de la violence politique au nom de l’islam. Mais il ne s’agit en rien d’un avatar de l’islamisme, même si la presse continue à utiliser le même mot. Al-Qaïda et Daech ne sont en rien les descendants des Frères musulmans (la seule exception étant le petit groupe d’Égyptiens qui a rejoint Ben Laden en Afghanistan à la fin des années 1980, après avoir rompu avec la confrérie). Que ce soit en Algérie (le Front islamique du salut – Fis), au Maroc (le Parti de la justice et du développement – Pjd), en France (l’Union des organisations islamiques de France – Uoif), en Égypte, en Syrie, en Jordanie, en Tunisie (Ennahdha), au Pakistan (Jama’at-i Islami), jamais les mouvements islamistes n’ont été la matrice de la radicalisation djihadiste, et si, en Afghanistan, l’ancien Frère musulman Abdullah Azzam, initiateur du mouvement djihadiste contre les Soviétiques, a été assassiné en 1989, c’est bien parce qu’il s’opposait à la dérive terroriste et anti-occidentale prônée par celui qui allait prendre sa place, Oussama Ben Laden, qui n’a jamais été Frère musulman. Comme je le montre dans l’Islam mondialisé, le djihadisme est aujourd’hui une conséquence de la globalisation et de la déculturation de l’islam et non de la dérive des partis islamistes.

Si l’on prend les quatre aires abordées (je laisse ici de côté la Malaisie et l’Indonésie), on voit comment des évolutions politiques propres à chacune ont confirmé la thèse que j’ai défendue.

En Iran, le régime est tenu par le corps des pasdaran (« gardiens de la révolution »), sous couvert du « Guide » ; le clergé en tant que tel ne joue plus guère de rôle car il a été « étatisé » ; la société est devenue la plus laïque du Moyen-Orient : athéisme et éclectisme religieux fleurissent, avec une vague de conversions au protestantisme évangélique qui inquiète sérieusement le régime.

Au Pakistan et dans le sous-continent indien, les partis qui ont repris le nom « Jama’at-i Islami » sont en perte de vitesse : le Pakistan s’effondre comme État-nation et devient un champ de lutte entre l’armée et une nébuleuse néo-fondamentaliste devenue extrêmement violente qui prospère justement sur les ruines de l’État et se recentre sur des « émirats islamiques » à géométrie variable, sans structure d’État, où les militants se contentent d’imposer la charia par la force. Ces émirats islamiques, comme l’« État islamique » de Daech en Syrie et en Irak, ne correspondent en rien à l’État islamique dont rêvaient les islamistes, car il n’y a justement pas de structures d’État. Curieusement, ils s’implantent presque toujours dans des zones fortement tribalisées, et l’on peut s’interroger sur le lien entre la décomposition/recomposition des systèmes tribaux et la mise en place d’émirats islamiques (Pakistan, Afghanistan, Yémen, Afrique subsaharienne). Ces émirats islamiques sont en fait un avatar de la mondialisation de l’islam, car ils permettent à des zones écartées de l’État de se brancher directement sur le global (aussi bien en économie, avec la contrebande et la drogue, que par le recrutement de volontaires internationaux). Bref, leurs fondements sociologiques et anthropologiques, ainsi que leur inscription dans l’espace géostratégique, sont fondamentalement différents des islamo-nationalismes.

En Turquie, l’Akp a renoncé à toute référence islamique et se repense comme un parti conservateur, libéral en économie, défenseur de la famille et des traditions sur le plan culturel. D’aucuns attribuent à la dérive autoritaire de Recep Tayyip Erdogan à partir de 2011 un objectif d’islamisation en douceur. En fait, cette dérive repose au contraire sur un retour à une tradition turco-ottomane, qui n’a rien à voir avec l’islamisme des Frères musulmans (qui considèrent justement le modèle ottoman comme syncrétique et pas vraiment islamique). Surtout, les conceptions d’Erdogan en termes de valeurs n’ont pas grand-chose à voir avec l’islamisme ou le salafisme ; il reprend de fait tous les éléments de la droite religieuse américaine : condamnation de l’avortement (un non-sujet pour les islamistes) et défense de valeurs familiales qui n’ont rien d’islamiques. En 2004, quand il a tenté en vain de faire passer une loi pénalisant l’adultère, ce dernier était défini sur le modèle de la famille chrétienne occidentale (un couple monogame où chacun se jure fidélité), ce qui pénalisait d’abord la pratique coutumière de la polygamie (l’homme étant alors coupable d’adultère s’il entretient une seconde épouse) et créait une égalité homme/femme absente de la charia. Une telle loi existe en l’occurrence dans dix États américains, mais n’a rien à voir avec la zina (« fornication ») telle qu’elle est définie selon la charia en Arabie saoudite. Erdogan s’inscrit ici plutôt dans le sillage de Vladimir Poutine ou de Viktor Orbán, ainsi que du Tea Party américain. Remarquons d’ailleurs que, dans la foulée de la répression du Printemps arabe, ce sont les régimes dits « pro-occidentaux » qui lancent une campagne contre l’homosexualité, l’athéisme et le blasphème (l’Égypte du maréchal Sissi et le Maroc). L’ordre moral n’est pas toujours là où on l’attend.

Le déclin de l’islamisme

Le dernier point bien sûr concerne le Printemps arabe. Celui-ci a montré que l’islamisme n’est plus la forme spécifique de la protestation politique. Ce n’est plus le langage par excellence de la révolte des « masses arabes ». C’est bien la demande de démocratie qui est la nouvelle langue de la contestation. Les islamistes ont été surpris par le Printemps arabe. Ils ont perdu le monopole de l’opposition structurelle qu’on leur attribuait jusqu’ici (et qui légitimait le soutien occidental à des dictatures présentées comme le meilleur rempart contre la « menace islamique », de Ben Ali à Moubarak). Mais les islamistes, du fait de leur organisation, ont gagné, en Égypte et en Tunisie, les élections qui ont suivi le Printemps arabe. Ils ont cru leur heure de gloire arrivée car eux aussi pensaient qu’ils étaient la voix authentique du peuple. Et leur pouvoir a implosé en un an. Car non seulement ils n’ont pas fait la preuve de leur aptitude à gouverner (sans pour autant se lancer dans des tentatives de coup d’État, comme l’auraient presque souhaité leurs opposants laïques afin de justifier leur demande d’ostracisme permanent des islamistes), mais ils ont aussi perdu le monopole de l’opposition politique, et surtout celui de l’islam en politique ; les salafistes sont en effet entrés en politique avant tout contre les Frères musulmans, en les attaquant des deux côtés : en leur reprochant leur modération (Tunisie) ou au contraire leur dogmatisme (Égypte).

Et c’est ici qu’intervient ma dernière thèse : la démocratisation est rendue possible non pas par la sécularisation préalable des sociétés musulmanes, mais par la diversification du champ religieux et l’apparition de nouvelles formes de religiosité (individualisation, recompositions, bricolage, déculturation – que j’étudie dans l’Islam mondialisé et dans la Sainte Ignorance1), qui font justement perdre aux islamistes l’argument de l’authenticité et de l’identité. Si le champ religieux est diversifié, alors il est compatible avec la démocratie, même si les croyants ne sont pas des libéraux pour autant (la révolution américaine est un exemple historique d’un tel mécanisme).

C’est aussi parce que la pratique religieuse est complexe et mouvante que les islamistes échouent. En ce sens, je ne minore en rien l’anthropologie religieuse au profit de la sociologie politique, au contraire : c’est parce qu’il y a une autonomie et une diversité croissantes du champ religieux que les islamistes échouent à construire un État islamique. L’échec de l’islam politique n’est pas un phénomène purement politique, il est aussi une conséquence des changements dans le champ religieux. L’islamisme ne peut prospérer que dans un contexte historique précis : le retour de la religion comme socle identitaire dans un contexte de crise du nationalisme arabe. Il s’efface quand le panarabisme, dans sa version panislamiste, se heurte à un regain de conscience nationale, et quand la référence religieuse n’exprime plus une revendication identitaire collective mais une quête individuelle de salut, qui peut se traduire par le meilleur (un islam plus spirituel) ou par le pire (le djihadisme).

C’est cette diversification du champ religieux que j’ai appelée, bien avant le Printemps arabe, le « post-islamisme ». Le post-islamisme permet la sécularisation politique d’une société qui peut rester profondément religieuse. À cet égard, je considère que ceux qui voient dans l’islam une identité plus qu’une religion ont très logiquement une conception culturaliste du Moyen-Orient, conception que l’on retrouve dans leur appel à plus de « multiculturalisme » en Occident pour gérer les populations musulmanes, comme si celles-ci n’étaient toujours qu’une extension du Moyen-Orient.

Cette vision a été propagée par bien des gens de bords opposés après le 11 septembre 2001. Le terrorisme et le djihadisme s’inscriraient dans une confrontation de long terme entre monde musulman et Occident, les uns faisant des musulmans les victimes de l’impérialisme, les autres voyant dans l’islam une religion conquérante mais incapable de s’adapter au monde moderne. Ces deux « grands récits » ignorent en fait que la crise majeure vient de la globalisation de l’islam et donc de sa déculturation et de son déracinement.

Le conflit israélo-palestinien, dont on a fait depuis 1967 au moins le point de fixation des humiliations arabes, n’est plus le principal étendard des jeunes musulmans (born-again ou convertis) venus de l’Occident. Lorsque les jeunes djihadistes mentionnent les souffrances de l’oumma, ils citent pêle-mêle l’Afghanistan, la Bosnie, La Tchétchénie, l’Irak ou la Palestine, mais celle-ci n’est jamais mise en avant ; le keffieh palestinien a disparu des manifestations au profit des tenues salafistes (avec treillis militaire). L’intervention militaire israélienne contre Gaza en juillet 2014 n’a plus mobilisé la rue arabe comme ce fut le cas en 2006 lors de l’intervention au Sud-Liban. Le soutien accordé par le Hezbollah libanais au régime de Bachar al Assad a certainement aussi contribué à brouiller les cartes. La géostratégie concrète du Moyen-Orient est devenue illisible, transformant les vecteurs de mobilisation en soutien à une oumma virtuelle que l’on trouve partout et nulle part.

Daech qui a surgi des sables au printemps 2014 ne porte pas de projet d’État-nation islamique mais reprend le fantasme d’un califat global qui démarre dans le désert mais ne tient que par son expansion permanente, expansion rapidement mise en cause par la sociologie des populations concernées : les Arabes sunnites dépossédés du pouvoir politique dans cinq des six entités nées de la chute de l’Empire ottoman (Liban, dès sa fondation, Palestine en 1948, Syrie en 1962, Kurdistan dès 1991, Irak en 2003) qui ont vu dans Daech, pour un temps, l’instrument de leur retour. Mais, sur le plan militaire et idéologique, la vraie assise de Daech est constituée par la brigade internationale des volontaires djihadistes venus de tous les confins du monde musulman. Et, tôt ou tard, les tensions entre ces brigades et les populations arabes sunnites locales provoqueront la mort de Daech.

Et l’avenir ?

Je ne sais pas ce qui peut arriver, mais je sais ce qui ne peut pas advenir : un État islamique, pas plus que n’importe quel « État religieux ». Car il y a une contradiction profonde dans le concept d’État religieux : Dieu ne dit rien, ce sont les hommes qui disent ce qu’ils entendent de Dieu. Ce sont les hommes qui définissent ce qu’est une religion. Un État religieux n’applique pas une religion qui existe en dehors de lui, il la définit d’abord. Un État islamique ne laisse pas les religieux appliquer la charia : il définit d’abord ce qu’est la charia et ensuite les modalités de nomination des juges. Même en Arabie saoudite, le pouvoir définit la place du religieux ; il est donc toujours au-dessus du religieux : il en fait toujours un de ses instruments, même s’il prétend se mettre au service de la religion. Tout État est séculier et, en instrumentalisant la religion, tout État sécularise la religion.

L’échec de l’islam politique n’est qu’une conséquence de l’impossibilité d’une théocratie. Le politique, c’est d’abord le pouvoir, et le pouvoir suit ses propres lois.

Florence, février 2015

  • *.

    Professeur à l’Institut universitaire européen de Florence. Ce texte est la postface à la réédition de l’Échec de l’islam politique (Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 2015). Nous remercions les Éditions du Seuil de nous avoir autorisés à le reproduire.

  • 1.

    Olivier Roy, l’Islam mondialisé, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 2004, et la Sainte Ignorance. Le temps de la religion sans culture, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 2012.