
Petite histoire des dissidences en Algérie
À l’indépendance, le parti-État incarne le peuple et ne peut supporter aucune dissidence. Cette dernière subsiste toutefois dans le parti ou chez les intellectuels. Le printemps kabyle de 1980 voit l’essor des droits de l’homme. Dans les années 2000, la presse, insolente, dénonce la corruption des dirigeants. Cette année, le peuple réclame une seconde indépendance.
Dans le livre que nous avons récemment publié avec Khadija Mohsen-Finan, consacré aux « dissidents du Maghreb », nous avons appliqué à cette région un concept de l’histoire politique habituellement réservé aux anciens ou actuels régimes communistes, la dissidence politique[1]. Loin de nous l’idée de confondre le totalitarisme des régimes communistes avec les régimes politiques du Maghreb, qui sont un mixte d’autoritarisme – parfois très brutal – et de laisser-aller parfois débonnaire. En revanche, depuis les indépendances de ces pays, en 1956 et en 1962, il y existe des figures de la dissidence politique, culturelle, intellectuelle et religieuse. Il n’était guère aisé pour les pays occidentaux de qualifier ces « dissidents » en tant que tels, car cela aurait ramené ces États au rang des pays communistes ennemis, alors qu’il s’agissait précisément de conserver leur amitié et leur alliance. En outre, les gauches tiers-mondistes et communistes ne voulaient pas que des Républiques socialistes en faveur desquelles elles avaient milité, comme l’Algérie ou la Tunisie, endossent cette comparaison. Quant aux équipes gouvernementales successives, elles se sont promis, après le fiasco de la guerre d’Algérie, de ne plus s’immiscer dans les affaires intérieures des pays du Maghreb.
La dissidence au Maghreb est aussi ancienne que les indépendances
De sorte que toutes les figures et tous les combattants de la liberté, encartés ou non, qui se sont levés et battus au Maghreb depuis les années 1960, souvent de manière très solitaire et au péril de leur vie (plusieurs en sont morts, comme Ali André Mécili), n’ont jamais bénéficié de bienveillance en Europe de l’Ouest. Il nous a semblé, en relisant l’histoire politique de ces États, qu’il fallait écrire une contre-histoire politique de ces figures – ou, du moins, de certaines d’entre elles –, afin de rendre hommage à ces dissidents et aux visages que la dissidence a adoptés au fil des décennies. Bien sûr, le Parti socialiste marocain, les mouvements militants gauchistes du Maghreb, les berbéristes algériens puis, plus tard, les islamistes d’Afrique du Nord ont parfois bénéficié de l’attention, voire de la sollicitude d’intellectuels ou de militants français. Mais rien de commun avec le soutien apporté en son temps aux nationalistes du Maghreb, ou aux dissidents soviétiques ou polonais émanant de l’appareil d’État, de soutiens dans les maisons d’éditions ou par de grandes institutions. Le soutien aux « dissidents » (non appelés comme tels) du Maghreb a toujours été honteux, contesté, au rabais et très minoritaire.
La dissidence n’en fut pas moins une donnée très prégnante, partout présente et constante dans le temps. À chaque génération et dans chaque mouvement idéologique, lesquels se sont immanquablement heurtés au mur de l’autoritarisme et de la répression, ont surgi des figures de la dissidence qui ont perpétué la flamme de l’espoir, de l’intégrité et de l’idéal des libertés publiques et privées. Souvent critiqués et mécompris, parfois admirés en secret ou adulés, renvoyés par les États dans des catégories telles que le nihilisme ou celle des menées antinationales, les dissidents ont affronté seuls, souvent en prison ou en exil, des régimes autoritaires dont rien ne pouvait vraiment limiter la toute-puissance.
Il existe pourtant une différence importante entre l’Algérie et ses deux voisins. Au Maroc et en Tunisie, nous sommes avant tout dans des régimes personnels, dirigés par une figure charismatique, qu’il s’agisse du roi du Maroc ou de Bourguiba. Même Ben Ali place ses pas dans ceux de ce dernier, bien que son charisme soit très inférieur. Il s’instaure de la sorte un rapport personnel entre le chef de l’État et ses dissidents. Pour être libéré des poursuites subies, et pardonné de ses errements, il suffit ainsi au dissident de demander pardon dans une lettre au chef de l’État. Il y a donc une mise en scène, une sorte de jeu théâtral entre le chef et les rebelles à son autorité. La confrontation politique de fond est transformée en rébellion et en querelle de personnes. Rien de tel en Algérie, où le « seul héros, c’est le peuple ». Le régime révolutionnaire du parti unique est dirigé par des héritiers interchangeables de la guerre révolutionnaire. Certes, Houari Boumédiène est un cas à part, parce que son régime, quoique très personnel, n’en est pas moins collégial au niveau du Conseil de la révolution. Mais le dissident ne se situe pas dans une relation interpersonnelle avec le chef de l’État : il se met au ban de la nation, c’est-à-dire du peuple, et ne mérite donc aucune considération. C’est pourquoi la dissidence en Algérie ne peut être que frontale et armée. Elle débouche sur la mort, la soumission ou l’exil. L’autre option est souterraine et intellectuelle, une voie que choisit brillamment l’écrivain Mouloud Mammeri pour sortir du carcan arabiste imposé par l’État aux Berbères.
Être dissidents sous le parti unique
L’Algérie est le pays dans lequel le parti unique a été le plus puissant et le plus hégémonique de 1962 à octobre 1988. L’héritage de la guerre révolutionnaire a assis sa légitimité sur la mémoire combattante et sacrificielle qui ne tolère aucune contestation et intime à tout opposant de se soumettre. Le Front de libération nationale (Fln) est un parti qui a incorporé en son sein, pendant la guerre de libération, toutes les composantes politiques, religieuses et syndicales, et qui dénie toute existence autonome à ceux qui sont en dehors. Le Parti communiste, qui a tenté de renaître après la guerre, a rapidement été interdit. Le Front des forces socialistes (Ffs), qui est né dans la dissidence en 1963, a été interdit en 1965. Puisque le Parti incarne le peuple, « seul héros », il ne peut supporter aucune dissidence. Le Parti abrite et organise en son sein les oppositions : le Parti communiste renaît sous la forme du Parti de l’avant-garde socialiste (Pags), mais il est officieux et situe son action à l’intérieur des organisations nationales. Même les trotskystes sont intégrés à l’appareil politique et syndical. En revanche, toute dissidence culturelle berbériste est purement et simplement interdite.
Qui, dès lors, peut avoir la légitimité et le courage d’affronter le parti-État ? Dans un premier temps, les véritables opposants se situent à l’intérieur du parti-État, à l’initiative des combattants de l’intérieur et des chefs historiques de l’insurrection, qui estiment n’avoir aucune leçon à recevoir de « l’armée des frontières », qui s’est emparée du pouvoir à l’indépendance sans avoir physiquement combattu l’armée française. On passera sur les épisodes de la marche sur Alger de l’été 1962, puis sur l’insurrection kabyle de 1963 à 1965, qui font 1 500 morts sur le terrain. En revanche, insistons sur les résistances des hommes de la Toussaint 1954, qui ne veulent pas plier devant Ahmed Ben Bella (qui fait partie de ce groupe) et son mentor Boumédiène, patron de l’armée et chef occulte du pays, avant de s’emparer de la tête de l’État en 1965. Successivement, Hocine Aït Ahmed (créateur et chef du Ffs), Krim Belkacem et Mohamed Khider entrent en dissidence contre le pouvoir fraîchement établi, et le payent de leur exil ou de leur vie. Ajoutons le premier président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (Gpra), Ferhat Abbas, l’homme qui proclame la naissance de la République algérienne démocratique et populaire en septembre 1962, en tant que premier président de l’Assemblée nationale, mais qui comprend très vite qu’il n’a aucun poids sur l’échiquier politique algérien. Démissionnaire, emprisonné et finalement exilé, il publie en France, peu avant de mourir, un libre testament[2].
L’autre manière de s’opposer est intellectuelle. Dans une période où l’État jacobin impose son idéologie arabo-islamo-nationaliste à toute la société algérienne, seule une poignée d’intellectuels et d’écrivains, souvent kabyles, puisent dans leur identité dénigrée et dans leur volonté la force de résister. Les autres sont partis en France ou à l’étranger, de gré ou de force : militants berbéristes, militants du Mouvement national algérien (Mna), puis du Ffs, harkis, notables de l’Algérie coloniale, militants du Fln en butte à la fureur de la Sécurité militaire, cadres de la wilaya d’Alger effrayés par le « système Boussouf », commerçants mozabites effrayés par l’économie socialiste, etc. Songeons aussi à un proscrit de Boumédiène, proche conseiller politique de Ben Bella, Mohamed Harbi, appelé à écrire depuis la France la « vraie » histoire du nationalisme algérien et du Fln, en opposition au catéchisme nationaliste algérien[3].
Mais de grands écrivains, comme Kateb Yacine et Mouloud Mammeri, même s’ils circulent entre l’étranger et l’Algérie, entrent en dissidence intellectuelle. Très respectés et unanimement reconnus comme de grands écrivains comblés d’honneur en France, ils combattent par leurs livres et par leurs écrits sur un terrain, la littérature, qui permet la dissidence. La censure détecte-t-elle la flamme de la liberté et de l’impertinence qui transpire de leurs écrits pourtant nimbés de nationalisme ? Dans L’Opium et le Bâton (1965), Mammeri présente une autre version de la guerre d’indépendance : des héros déchirés entre leur amitié pour Paris et leur dignité bafouée, entre leurs amours et des conflits de loyauté…
Mammeri persiste, dans les marges de l’université, à enseigner la poésie et la langue berbères, quand on le laisse agir. Il forge une conscience et un sentiment d’appartenance qui défient l’autoritarisme politique, préparant l’explosion d’avril 1980. Ces hommes sont d’autant plus respectés qu’ils sont restés au milieu du peuple, auquel ils s’adressent dans ses langues. Kateb Yacine, qui est aussi un grand auteur de théâtre, s’adresse au peuple algérien en arabe dialectal et en langue berbère, une véritable hérésie au temps de la sanctification de l’arabe littéraire et sacré.
La rupture du printemps berbère de Kabylie
Cette chape de plomb que Mammeri qualifie de « traversée du désert » subit son premier accroc lors du printemps kabyle d’avril 1980. Cette manifestation populaire de masse surgit après que les autorités ont interdit une conférence de Mouloud Mammeri sur la poésie kabyle à l’université de Tizi Ouzou. Pour la première fois depuis les années 1960, une partie du pays se soulève contre l’impérialisme de la langue arabe et revendique son amazighité. Les autorités ne peuvent pas écraser ce mouvement pacifique qui revendique son identité culturelle et réclame la reconnaissance de l’amazighe comme culture nationale aux côtés de l’arabe. Les autorités ploient et temporisent, mais ne lâchent rien au fond. Ce mouvement de révolte, qui finit par être endigué, crée une brèche dans l’autoritarisme du parti-État. Toute une génération de jeunes militants éclot, et revendique désormais fièrement son identité. C’est dans le petit milieu des militants qui ont été emprisonnés et malmenés en 1980 que naît en 1985 la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (Laddh).
Cette Ligue des droits de l’homme vient après celles du Maroc et de Tunisie, et place les autorités algériennes, qui essayent de la noyauter, dans une situation difficile. Ces militants se battent sur le terrain du droit, derrière la figure charismatique de l’avocat kabyle Ali-Yahia Abdennour, dont le frère a été une figure d’avril 1980[4]. À la même époque, les premiers maquis islamistes de Moustafa Bouyali (1982-1987) démontrent, s’il en est besoin, que des périls autrement plus forts existent en Algérie. Pour le président Chadli Bendjedid, la Ligue n’est pas une menace existentielle pour l’État, mais elle enfonce un coin dans le système du parti unique qui n’aime pas les résistances. En pleine période de perestroïka soviétique, il est difficile d’entraver son action de manière explicite, et plus encore de l’interdire. Les pays occidentaux se sont convertis aux droits de l’homme, et la Ligue est en contact avec les organisations internationales de droits de l’homme, sous la surveillance de l’Onu et des États-Unis. C’est donc un outil de résistance politique et de diffusion des droits des Algériens qui s’intéresse aux abus massifs de droits, tandis que la Sécurité militaire, le principal service de renseignement intérieur algérien, fait encore la pluie et le beau temps dans le pays. Mais ces opposants d’un nouveau genre ne veulent pas le pouvoir et ne contestent même pas l’existant : ils exigent seulement le respect des droits fondamentaux de l’homme que le gouvernement ne peut pas assumer d’écraser.
Lorsque l’armée tire sur la jeunesse algéroise en octobre 1988, faisant peut-être 500 morts, le régime du parti unique semble se désintégrer. En quelques mois, c’est la fin du parti-État : le pluralisme politique et d’opinion s’impose et donne lieu à une véritable transition politique pleine d’espérances (1989-1991). Mais, pour le malheur de l’Algérie, les islamistes du Front islamique du salut (Fis), un parti révolutionnaire qui œuvre à la création d’une République islamique sunnite, s’engouffrent dans la brèche. Cette situation inédite offre à l’armée le prétexte de leur barrer l’accès au pouvoir, plongeant la société algérienne dans dix ans de chaos et de guerre civile. Pendant toutes ces années noires (1992-2002), la Laddh ne faiblit pas, dénonçant toutes les violences, qu’elles soient islamistes ou institutionnelles. Le pouvoir n’interdit ni le pluralisme, ni les journaux, ni la Ligue, ni les nouvelles associations. Il gère une situation épouvantable et s’attache avant tout à la défense de l’État, dont la sauvegarde n’est pas garantie jusqu’en 1995-1996. La population algérienne est terrée chez elle, prise en otage entre un pouvoir sécuritaire qui n’a plus de limite pour écraser un ennemi insaisissable et cruel, et les islamistes.
Cette guerre civile qui se joue à huis clos laisse derrière elle un bilan dramatique qui approche les 200 000 morts, non comptés les disparus, les blessés et mutilés, les exilés et les déplacés. Tout un peuple est durablement traumatisé.
De la dissidence aux mouvements
de contestation de masse
Il faut attendre la fin de la guerre civile, en 2001, pour qu’un mouvement de contestation populaire éclate une nouvelle fois en Kabylie. Ce « printemps noir de Kabylie » (qui cause 126 morts et 5 000 blessés), sévèrement réprimé par les autorités, porte plusieurs expressions politiques. Il dit d’abord la frustration d’une population algérienne assignée à résidence pendant dix ans, qui vit dans la terreur des exactions et des violences les plus arbitraires. Il dit ensuite les aspirations démocratiques d’une population qui a cru à la libéralisation engagée en 1989, brutalement interrompue, et qui tente de créer des coordinations villageoises pour reprendre en main son destin. Il dit ensuite la maturation de la société kabyle, dont les aspirations au pluralisme culturel et politique sont intactes. Les autorités réagissent brutalement, mais finissent par entériner la reconnaissance a minima de la culture et de la langue amazighes. La concession est formelle, mais l’heure n’est plus aux certitudes idéologiques des débuts. En revanche, au plan politique, la sortie du chaos et la reconstruction économique du pays ne laissent guère d’espoirs aux aspirations démocratiques. Le pouvoir reste sous la tutelle de l’ancien parti unique scindé en deux.
Dans les années 2000, le président Abdelaziz Bouteflika, qui prône la réconciliation (1999) puis la concorde (2005) nationales, afin d’enterrer les contentieux de la guerre civile et d’écarter toutes mesures de justice pénale ou de réparation, bénéficie d’un choc pétrolier. L’enrichissement rapide de l’État rejaillit sur la société algérienne qui connaît un processus de rattrapage après une quinzaine d’années perdues. La société algérienne reste socialement très fragile, mais le pays reçoit des investissements et des fortunes se construisent, ce qui est tout à fait nouveau dans un pays qui fut socialiste et égalitariste. Dans ce nouveau contexte, la population reste prudente, et les figures de la dissidence s’expriment dans une presse devenue très insolente. La caricature de presse, dans laquelle excellent au quotidien Slim ou Ali Dilem, parmi d’autres, traduit l’ironie mordante, le recul et l’autodérision des Algériens sur leur société. Aucun pouvoir n’est épargné, ni les généraux, ni la présidence, ni les barbus, ni les hommes politiques… Si l’heure n’est plus à l’austérité sévère des années Boumédiène, l’impuissance politique du peuple reste entière.
Le printemps algérien a été noyé sous les pétrodollars.
Les Algériens dénoncent le « pouvoir » ou le « système ». Ils voient partout la main de la Sécurité militaire, rebaptisée Département du renseignement et de la sécurité (Drs). Ils sont convaincus de la corruption de leurs dirigeants. La dissidence a fait tache d’huile. Notons que des dizaines de milliers d’intellectuels et de cadres ont quitté le pays pour la France pendant la « décennie noire », une élite qui fait défaut. Mais il est désormais possible de dire presque tout, même si la liberté de la presse et d’expression est un leurre. D’une part, elle n’a aucune influence sur la marche des affaires publiques et économiques, car le système de gouvernement est très opaque et le Parlement ou la justice obéissent à la présidence. D’autre part, certaines figures d’opposition sont pourchassées si elles s’en prennent directement au chef de l’État ou si elles s’intéressent de trop près aux circuits de corruption ou à l’armée. Le journaliste Mohamed Benchicou en sait quelque chose. Pour avoir violemment brocardé le président Bouteflika lors de son premier mandat et publié un pamphlet très insolent et documenté[5], il a connu les geôles algériennes et a été entravé dans son métier de directeur de journal. L’homme a continué à publier, mais le traitement qu’il a reçu, avec d’autres, incite à une grande prudence journalistes et directeurs de presse.
Difficile dans ces conditions d’exprimer une opinion dissidente par voie de presse sans protection à l’intérieur de l’appareil d’État. La plupart des journaux appartiendraient à des patrons politiques ou militaires. Difficile aussi pour les fonctionnaires d’exprimer la moindre opinion dissidente, car leur salaire et leur liberté de circulation sont conditionnés au silence ou à l’obéissance. Difficile enfin pour les partis politiques de prendre des initiatives ou de contester les affaires publiques quand les élections sont organisées et arrangées par l’administration.
Dans ce contexte, le printemps arabe né dans la Tunisie voisine a représenté un grand espoir de desserrer l’étau. Durant l’hiver et le printemps 2011, l’État, pris de court par la contestation politique qui a démarré en force, a engagé des mesures à la hauteur de ses craintes. Le printemps algérien a été noyé sous les pétrodollars. Fonctionnaires de sécurité et hauts fonctionnaires ont vu leurs salaires s’envoler et des milliards de dollars ont été distribués sous forme de logements, de crédits immobiliers et à la consommation, souvent gratuits, pour calmer les ardeurs contestataires. Les manifestations d’Alger ont été noyées dans des forces de sécurité en surnombre, tandis que les accès à Alger étaient interdits. Le pouvoir a, en outre, préparé une nouvelle réforme de la Constitution pour y inscrire le tamazight comme langue nationale. Redoutant des violences, et bientôt obnubilés par la guerre en Libye, puis par la guerre civile en Syrie, les Algériens ont replongé dans l’attentisme, et se sont adonnés à une consommation qui a, un temps, fait d’eux la société africaine la plus aisée.
Quand tout un peuple se soulève
Dans la décennie 2010, la situation politique redevient pourtant vite pesante, voire absurde. Affecté par un double accident vasculaire cérébral en 2013, le vieux président Abdelaziz Bouteflika est devenu impotent et a cessé de s’exprimer. Loin de disparaître du paysage, il est maintenu en fonction et est même réélu en 2014, dans une pantomime invraisemblable. Son frère Saïd, non élu et notoirement corrompu, a en réalité pris la direction de l’État en s’abritant derrière la statue du commandeur. En Algérie, l’autodérision et l’humour noir ont cédé devant un sentiment de honte et de totale impuissance. Pendant ces années, un petit nombre de grandes plumes littéraires ont exprimé ce malaise, qu’elles s’appellent Kamel Daoud ou Boualem Sansal, et décrit ce trouble collectif, doublé de la peur que la société succombe, quinze ans après la guerre civile, dans les bras du salafisme. En effet, si le conservatisme religieux sature la société algérienne et favorise le repli, c’est que les autorités n’ont pas fait grand-chose pour empêcher sa victoire idéologique d’après la guerre civile, en dépit de sa défaite militaire.
Après cette longue séquence des années 2010, l’ultime tentative de passage en force de la présidence, en vue d’un cinquième mandat du président fantôme, a renversé la table. Humiliée dans ses fondements, la société algérienne est descendue dans la rue chaque vendredi à partir du 22 février 2019, par millions de personnes et dans toutes les villes et régions du pays, pour dire sa colère, exiger la démission du président en place, le départ de tous les responsables qu’il avait nommés en vingt ans (le « système »), puis le changement du régime et des élections libres. Comme en Tunisie en 2011, les acteurs évoquent une véritable « deuxième indépendance », ce qui est très fort en Algérie.
L’autodérision et l’humour noir ont cédé devant un sentiment
de honte et de totale impuissance.
Évidemment, dans ce pays, rien ne se passe sans l’aval de l’armée, précisément dirigée par l’homme lige du président, le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah. Mais la politique de concentration des pouvoirs à la présidence pendant des années et sa gestion autoritaire et méfiante de l’armée et des services de renseignement (le fameux Drs) lui ont aliéné la jeune génération des officiers supérieurs, qui ont décidé de laisser le peuple agir. Pas un coup de feu ne fut tiré pendant douze semaines de manifestations de masse, jusqu’à la mi-mai, sur ce qui est devenu au fil des semaines une véritable révolution algérienne pacifique, protestataire et pleine d’espérances.
Rien n’a encore changé dans la sociologie algérienne et le pays se retrouve face à lui-même, aux prises avec ses immenses contradictions idéologiques et ses déficiences sociales. Mais une incroyable fierté s’est levée sur l’Algérie. Il est difficile, à la mi-mai, de savoir le devenir de cette transition politique inachevée, même s’il y a lieu de penser que la solution institutionnelle encore en cours (en vue des élections de juillet), à laquelle s’accroche envers et contre tout l’état-major, a toutes les chances d’être impraticable.
Constatons que les Algériens ont récupéré de nombreux droits dont les avaient privés le régime autoritaire puis la guerre civile. L’action des dissidents, continue, poursuivie avec courage dans la société algérienne ou depuis l’étranger, a imposé sur le long terme des droits et établi des principes qui avaient été bafoués à l’indépendance, alors même que l’indépendance nationale apparaissait comme porteuse des libertés publiques et privées.
Les Algériens ont reconquis une partie de leurs droits culturels, même si, dans les faits, seule une assemblée démocratique aura les coudées franches pour passer des principes aux actes : on songe ici à la concrétisation du terme « tamazight langue nationale », voire de l’adoption de la darijat – l’arabe populaire maghrébin. Mais, au moins, l’amazighité est reconnue comme une réalité culturelle et non plus comme une création coloniale. De même, les droits de l’homme, s’ils sont souvent bafoués, n’en ont pas moins pignon sur rue, et la Laddh a acquis une autorité morale et une reconnaissance internationale incontestables. La presse et les médias publics ont posé, dès le début de la contestation, la question de leur liberté de travailler et de leur autonomie face au pouvoir politique. Des Algériens se battent pour la reconnaissance de la liberté religieuse, qui est régulièrement bafouée. Dans l’actuelle révolution, ils combattent pour des élections libres et une constitution démocratique.
L’émancipation juridique
des femmes algériennes
est l’incontournable débat à venir de l’Algérie.
Les observateurs ont souligné que les femmes étaient très présentes dans les manifestations de masse d’Alger, souvent non voilées, ce qui est devenu rare en Algérie ces dernières années. Il ne fait aucun doute qu’en dépit de leur courage et de l’ancienneté de leur combat, les militantes féministes algériennes doivent abattre un mur : le Code de la famille de 1984 établi sur la charia. Dans le contexte de conservatisme religieux, cette réforme peut paraître utopique. Mais elle sera une pierre angulaire de la démocratisation de la société et du nouveau régime algériens. L’émancipation juridique des femmes algériennes, a minima équivalente à l’état du droit en vigueur au Maroc et en Tunisie – il n’est pas question de mœurs –, est l’incontournable débat à venir de l’Algérie. Ce n’est plus affaire de dissidents, mais de démocratie. Les transformations en cours sont si cruciales qu’elles engagent en effet toute la société.
La deuxième république à venir, dont la constitution sera débattue dans une chambre à élire, posera cette question centrale sur la table, tout comme celle de la participation des Algériens de la diaspora, qu’une disposition du régime de Bouteflika a écartés de l’accès aux fonctions élues. Les précédents de Sant’Edigio en 1995 et de Tunisie en 2014 prouvent que les deux points qui ont débloqué le compromis constitutionnel sont la liberté de conscience et l’égalité des femmes et des hommes. La démocratisation de l’Algérie sera à ce prix. Mais seule la société peut l’imposer.
[1] - Khadija Mohsen-Finan et Pierre Vermeren, Dissidents du Maghreb depuis les indépendances, Paris, Belin, coll. « Histoire », 2018.
[2] - Ferhat Abbas, L’Indépendance confisquée, Paris, Flammarion, 1984.
[3] - Mohammed Harbi, Le Fln. Mirage et réalité des origines à la prise du pouvoir (1945-1962), Paris, Jeune Afrique, 1980.
[4] - Ali-Yahia Abdennour, La Dignité humaine, Alger, Inas, 2007.
[5] - Mohamed Benchicou, Bouteflika : une imposture algérienne, Paris, Picollec, 2004.