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Photo : Rafaela Biazi
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En Amérique latine, la politique à l’état brut

novembre 2019

Ces dirigeants d’un genre nouveau s’appuient sur la haine qu’une partie de la population ressent vis-à-vis du système. Et que leur attitude et leur communication directe avivent.

«  L’existence est dans l’apparence  », a dit l’écrivain mexicain José Agustín. Par là, il entendait dire la force de l’image et de la représentation dans notre univers. Comment la projection d’un être prenait le pas sur sa substance. Il ne savait pas, lorsqu’il écrivait cette petite phrase destinée aux jeunes dans les années 1970, que cette mécanique serait celle du monde politique latino-américain bien plus tard. La communication n’y est plus l’illustration de la politique, elle en est le cœur et l’ultime horizon. Elle donne le rythme et le sens des problèmes à régler. Toutes les démocraties et tous les systèmes de partis, sur tous les continents, souffrent de cette invasion du discours et de l’image comme horizon de l’espace politique, mais aujourd’hui, en Amérique latine, terre qui a tant lutté pour vivre enfin en démocratie, le constat est terrifiant.

La communication en direct

Au cœur de cet état des choses se trouvent plusieurs causes : l’apparent écroulement des idéologies, qui supprime les repères et la substance des formes de gouvernement ; la corruption, qui rappelle combien le cynisme a envahi cette sphère d’activité ; et enfin l’accès à de nouvelles technologies, comme les réseaux sociaux, qui offrent la possibilité d’être en contact direct avec la population, sans filtre ni intermédiaire. Bien sûr les réflexions ici partagées ne signifient pas que tous ces dirigeants se valent, ni qu’il n’y aurait plus qu’un grand magma informe au pouvoir. Tous ne sont pas semblables, mais leurs points communs sont troublants. On peut aussi faire le lien avec la méthode Trump, car là encore les ressemblances sont fortes : l’impression d’assister à une campagne électorale permanente, voire à un grand show télévisé, est perceptible dans tous les pays du continent. Les insultes de Bolsonaro ne ressemblent pas aux attaques de López Obrador au Mexique, les postures du salvadorien Nayib Bukele n’ont pas le même aspect que celles de son voisin guatémaltèque Jimmy Morales. Mais ils partagent tous une façon d’envisager la communication en direct comme une méthode de domination et de contrôle, et donc un apport puissant à leur forme de gouvernement.

L’élément le plus troublant se trouve dans la volonté de saturer l’espace médiatique. Ces pays, longtemps privés d’information réelle, ont connu en leur temps des tribuns exceptionnels comme Fidel Castro, marathonien du discours, ou encore Hugo Chávez. Ce dernier usait savamment de la télévision pour se produire en direct dans de vrais shows, donnant à son personnage de chef d’état une facette de présentateur d’émission ; il occupait l’espace des débats sans partage.

Trump, lui, vient directement de la téléréalité. De même Jimmy Morales, comique du petit écran, qui a remporté les élections présidentielles au Guatemala en 2015 : après avoir exercé son mandat avec des résultats catastrophiques, ce dernier s’apprête à quitter le pouvoir avec une image désastreuse. Les électeurs ont été sensibles à son discours anti-partis politiques et à son ton ultradémagogique. Mais une fois élu, son manque évident de préparation et l’absence d’un réel programme de gouvernement ont précipité le pays dans un sinistre chaos. Autre utilisation de la télévision : le nouveau président mexicain Andrés Manuel López Obrador (AMLO) donne une conférence de presse tous les jours de la semaine au lever du jour. Cela peut durer plus de deux heures. Il choisit la thématique et les journalistes : c’est lui qui donne le tempo, propose les questions, annonce des projets. Il impose ainsi son agenda médiatique et la presse semble courir derrière lui : les commentateurs ont à peine traité un sujet imposé un beau matin par le président que, dès le lendemain, un nouveau thème est à l’étude. L’opposition, déjà fantomatique après son échec à l’élection présidentielle de 2018, n’arrive pas à suivre ni à formuler des propositions audibles. Cette mécanique s’est mise en place sur un fond de détestation de la presse traditionnelle que cette course frénétique à l’information laisse comme étourdie, sans capacité de réaction.

La brutalisation du discours

Il faut ici se méfier du terme «  populiste  » trop vite attribué à ce genre de comportement, car il ne définit plus rien tant il englobe de personnalités et de politiques distinctes. Ces dirigeants ont plusieurs traits en commun, sans que l’on puisse les réunir sous une étiquette unique et trop commode. Ils usent, d’abord, d’un vocabulaire violent, et n’hésitent pas à désigner comme ennemis ceux qui ne pensent pas comme eux. Là aussi Trump a amorcé ce mouvement, en montrant clairement que ces chefs d’état ne gouvernent pas pour tous les citoyens. AMLO s’en prend sans ménagement à certaines catégories sociales : les jeunes bourgeois qu’il qualifie avec dédain de fifí, les bureaucrates enfermés dans leurs bureaux qui ne voient jamais le soleil, les universitaires et les journalistes… Bolsonaro dans son discours de clôture de campagne est allé plus loin encore en annonçant que ses adversaires devront vite choisir entre l’exil et la prison : ils ne sont plus considérés comme opposants mais comme ennemis. Un saut dans le discours qui rappelle de sinistres souvenirs.

Les adversaires ne sont plus considérés comme des opposants mais comme des ennemis.

Le cas de Nayib Bukele est particulièrement parlant. Il a été élu président du Salvador à 37 ans, après avoir été maire de la capitale sous les couleurs du parti de gauche, le Front Farabundo Martí de libération nationale (Flmn). Il a fait campagne contre les partis traditionnels et s’est rallié à une formation de droite, un mouvement et non un parti (le rejet des partis est largement partagé). Il s’est appuyé sur sa connaissance du marketing pour séduire les électeurs via Twitter. Bukele y a attaqué ses adversaires avec une violence surprenante, et a compté sur les mécontents pour écraser la concurrence avec 53 % des voix. Il ne cesse d’intervenir sur les réseaux sociaux où il attaque encore et toujours avec cette même violence ceux qui ne sont pas d’accord avec ses décisions, usant de l’insulte et de l’opposition entre «  nous  » et «  eux  ». Il est aussi en guerre contre la corruption (comme AMLO qui en a fait le centre de son discours) et déclare : «  L’argent suffit quand personne ne vole.  » Autrement dit, ce sont les corrompus qui ont amené la misère. Et ses électeurs sont ravis d’entendre une telle déclaration. Directeur d’une agence de publicité, il a réussi à vendre son image : blouson de cuir et lunettes de soleil, loin de l’aspect des politiciens chevronnés. Bukele lance des messages clairs, courts et violents, en prise directe avec la rancœur que les habitants du petit pays centraméricain ont accumulée depuis si longtemps.

Ces dirigeants d’un genre nouveau s’appuient sur la haine qu’une partie de la population ressent vis-à-vis du système. Et que leur attitude et leur communication directe avivent. Derrière ce mot «  système  » se retrouvent pêle-mêle les partis politiques, la presse, le patronat, les universités. AMLO, sous forme de boutade, a prévenu les journalistes présents à l’une de ses conférences de presse quotidiennes qu’ils devaient «  bien se comporter  » sous peine, à l’avenir, d’être interdits d’accès. Bolsonaro a déclaré dans ce même discours de fin de campagne qu’il promettait un pays sans Folha de São Paulo, l’organe de presse opposé à sa politique et aux valeurs qu’il véhicule. Les intellectuels, souvent tournés en dérision, font partie de l’ancien monde avec lequel on marque la rupture. La critique n’a pas de valeur car elle émane de l’ennemi : le débat démocratique n’a pas lieu d’être quand on est en guerre.

La volonté d’exclure une partie de la population fait partie de cette communication frénétique, aussi dense par la quantité des messages envoyés que par la violence qu’ils véhiculent. Le contrôle du message, surtout, est capital : il faut toucher l’interlocuteur directement, ne pas laisser la possibilité qu’un intermédiaire s’en fasse le relais. Ni un journal, ni un parti politique. La parole du chef d’État s’affirme plus que jamais comme le centre de l’exercice du pouvoir. Comme si elle avait une valeur sacrée.

Pol Olarian

Résident français au Mexique depuis plus de 20 ans et observateur de cette société en mouvement.

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