Enquête
Max Weber définissait l’avènement de la modernité par l’apparition du « polythéisme des valeurs », assignant au pluralisme et au conflit une place de première importance. Aujourd’hui, les valeurs continuent à être évoquées au pluriel, mais tout se passe comme si elles faisaient bloc, désignant un ensemble unifié capable d’ordonner le monde autour de principes intangibles. Sur le plan rhétorique, cet étrange monothéisme des valeurs se présente comme un « rappel ». On ne sait jamais très bien de quelles valeurs il s’agit, mais on comprend que leur « oubli » expliquerait le déclin moral et civique contemporain. Comme si la mémoire (obligée) des valeurs constituait le seul viatique au désespoir social. Pour donner un peu de chair à leurs exhortations, les autorités politiques et intellectuelles parlent des « valeurs de la République », supposant que la République est née de croyances partagées et consensuelles opposées au désordre, alors que (du moins en France) elle est née d’une révolution qui a commencé par mettre à bas les ordres d’Ancien Régime.
Laïcité, vivre ensemble, tolérance, sécurité, droits de l’homme : chacune de ces notions (la liste n’est pas close) a son histoire et sa logique propres. Transformées en « valeurs », elles deviennent des concepts hors sol auxquels il faudrait se référer comme à des évidences. La valeur indique ce qui devrait être en même temps qu’elle est censée garantir la cohésion de la société. Elle accomplit cette prouesse de traverser la distance entre les choses et les normes, ce qui explique pourquoi le comportement de celui qui « ne respecte pas les valeurs » est perçu non seulement comme immoral, mais même comme pathologique.
Philosophe ayant étudié les formes et les limites des phénomènes de sécularisation, Jean-Claude Monod insiste sur la portée volontariste du nihilisme politique. Sa mise en perspective historique rappelle que le relativisme contemporain a été précédé d’un nihilisme délibérément destructeur des « idoles ». Qu’elle soit révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, la passion du rien porte en elle une véhémence apocalyptique qui tranche avec l’ambiance séculière du réformisme.
Jean-Claude Monod – Le nihilisme me paraît difficile à classer suivant la partition droite/gauche : dans sa version russe, dépeinte par Dostoïevski dans les Démons, les nihilistes radicalisent une critique de la religion et de l’autorité politique qui puise certainement ses racines « à gauche », mais la portent à un degré d’incandescence où elle débouche sur un activisme destructeur qui ruine la perspective du Progrès, jugée naïve et bourgeoise. L’un de ceux qui ont contribué à la diffusion du terme, Herzen, est pourtant assurément un esprit « progressiste », mais il notait en 1869 dans la revue Kolokol (« La Cloche ») :
Ce sont d’abord les ennemis du mouvement radical et réaliste qui ont mis [ce mot] en avant. […] Ne cherchez donc pas une définition du nihilisme dans l’étymologie. La destruction, prêchée par nos réalistes, tend par toutes ses aspirations à l’affirmation1.
De même, chez Tourgueniev, le nihiliste est une sorte d’esprit libre radical :
Un nihiliste est un homme qui ne s’incline devant aucune autorité, qui n’accepte aucun principe sans examen, quel que soit le crédit dont jouisse ce principe.
Dans sa version stirnerienne, une certaine trouée d’émancipation reste présente qui peut faire considérer cette variante du nihilisme comme un programme de libération de l’individu de toutes les tutelles – programme qu’on peut à bon droit dire « anarchiste », mais cet anarchisme est-il de droite (par son anti-étatisme individualiste, l’État comme dernière idole) ou de gauche (par son hostilité aux « spectres » de la tradition, Dieu, Esprit, etc.) ?
Sans doute, pour reprendre une formule de Karl Löwith, le transfert d’un horizon de sens d’« après le monde » (jugement dernier, etc.) au « monde d’après » (règne de la liberté à venir, du communisme, etc.) est-il refusé dans toutes les variantes du nihilisme, qui voient dans l’Histoire-Progrès la dernière illusion à abattre, sans pour autant adhérer à une compréhension de l’histoire comme déclin, qui supposerait un état antérieur préférable. En ce sens, la critique de la technique chez Heidegger, qui a oscillé entre espoir de sa transfiguration (national-socialiste) et réveil d’un sens de l’habitation du monde qu’elle achèverait de rendre impossible, ne s’empare du thème du « nihilisme achevé » que pour l’intégrer à une trame non nihiliste : celle du dépassement héroïque de la modernité « sans sol », puis celle d’un retournement miraculeux et incertain du « danger » en salut. Il y a là des attentes eschatologiques qui maintiennent le moment nihiliste à une place provisoire. Le nihilisme « authentique » ne me semble pas lié de façon intrinsèque à la question de la technicisation mais plutôt à l’expérience, diagnostiquée par Nietzsche et Dostoïevski, de la dévaluation de toutes les valeurs et de l’absence d’un fondement ontologique des valeurs dans le sillage de la « mort de Dieu ».
Évaluation et oubli du qualitatif
Avant de se demander si le rappel aux valeurs est de nature à répondre au relativisme et au nihilisme (ou si, au contraire, il y participe résolument), il faut préciser que le devenir des valeurs du monde ne concerne pas seulement la morale. Il n’y a pas de valeur sans évaluation, et cette dernière est une activité qui associe vie et économie dans une même activité. Vivre, c’est évaluer, disait Nietzsche, une équation qui ne sera pas sans échos sur les règles de gouvernance adoptées dans les politiques publiques comme dans le management privé, et que la vogue actuelle de l’évaluation vient sans cesse confirmer (même s’il faudrait distinguer entre la nécessité légitime de rendre compte et l’obsession du chiffrage et de la mesure, qui se traduit par la multiplication des grilles dites d’évaluation qui font dégénérer celle-ci en contrôle).
Mais comment ce modèle de l’évaluation se constitue-t-il ? Le philosophe Jean-Joseph Goux, engagé depuis plusieurs années dans une réflexion sur l’argent et le symbolisme monétaire, rappelle que l’évaluation généralisée apparaît au cours du xixe siècle, exactement à la période où s’impose le thème du nihilisme.
Jean-Joseph Goux – Dans une nouvelle parue il y a presque deux siècles, en 1835, Balzac fait une description magistrale de la Bourse des valeurs, peut-être la première de ce genre dans la littérature :
Il est un endroit où l’on cote ce que valent les rois, où l’on soupèse les peuples, où l’on juge les systèmes, où les gouvernements sont rapportés à la mesure de l’écu de cent sous, où les idées, les croyances sont chiffrées, où tout s’escompte, où Dieu même emprunte et donne en garanties ses revenus d’âmes, car le pape y a son compte-courant. Si je puis trouver une âme à négocier n’est-ce pas là2 ?
Description ou analyse étonnante, dont on mesure aujourd’hui la perspicacité et la portée, mieux encore qu’à l’époque où elle a été écrite. L’opération qui est en jeu dans la Bourse, l’évaluation totale, universelle, de toutes les activités humaines, en termes économiques et donc quantitatifs, y est résumée d’une façon étonnante et radicale. À la Bourse, pour reprendre les termes de Balzac, on cote, on soupèse, on juge, on mesure, on chiffre, et aucune activité humaine, aucune condition, aucun principe supérieur, fût-il le plus élevé dans la hiérarchie sociale ou spirituelle, le plus vaste ou le plus puissant dans l’ordre du pouvoir, le plus abstrait ou le plus profond dans l’ordre des idées, ne sont épargnés par cette évaluation permanente qui ramène tout à une mesure unique, la valeur monétaire. Les rois, les peuples, les gouvernements, les systèmes, les idées, les croyances, Dieu même et ses représentants, tous subissent cette évaluation réductrice, qui résout et dissout toutes les différences des activités et des valeurs dans une seule valeur. On pourrait dire que le principe de l’équivalent général, qui règne dans les échanges ordinaires, est porté ici à son comble, dans ce marché des marchés où se concentre et se résume, à tout moment, le tout d’une société.
Ce que donne à voir, d’une façon grinçante, cette présentation de la Bourse (« les gouvernements sont rapportés à la mesure de l’écu de cent sous » ; « les idées, les croyances sont chiffrées »), c’est une tendance lourde, un vaste mouvement, qui deux siècles après Balzac ont pris une ampleur, une visibilité, une radicalité que l’on ne peut plus ignorer, et qui concernent non seulement les opérations de la Bourse, en un lieu naguère bien circonscrit, mais l’ensemble de la vie économique, sociale, institutionnelle, et même artistique et spirituelle. La tendance à « soupeser les peuples » n’a-t-elle pas pris, par exemple, avec les agences de notation, une évidence troublante ? Et ne mesure-t-on pas le pessimisme et l’optimisme (d’un pays, d’une profession, d’une classe d’âge, etc.), ne dresse-t-on pas le tableau de la cote des peintres les plus connus, en fonction des ventes aux enchères, etc. et ne trace-t-on pas des courbes de ces cotes en fonction des mois ou des années ? Et l’on pourrait multiplier presque sans limites ces opérations de mesure, d’évaluations, où ce qui est le plus qualitatif et le moins exprimable (les états d’âme ou la valeur esthétique) est converti en stricte évaluation numérique, de nature le plus souvent économique ou ayant des conséquences supposées sur l’économie. Ce qui dispense de s’interroger sur la valeur esthétique en elle-même ou la signification de tel ou tel sentiment ou état d’âme.
Origine et destin de la valeur
Contrairement aux apparences, il existe un lien entre le recours moral aux valeurs et l’évaluation économique du monde. Dès lors que le réel est confondu avec sa quantification, il n’existe plus d’obstacle à la constitution d’une physique morale qui évalue les comportements sociaux à l’aune d’un ensemble de valeurs disponibles. Mais il n’y a pas de marché (y compris celui des valeurs) sans « équivalent général ». Les sociétés configurées par le capitalisme financier érigent la monnaie en instrument universel de traduction du réel : chaque individu se voit désormais doté d’un capital, non seulement dans le domaine économique, mais encore dans celui du psychisme, des relations sociales, de l’intelligence … Au détour de sa critique de l’économie politique, Marx a perçu le lien entre cette symbolisation monétaire généralisée et le nihilisme3.
Dans un monde fait de valeurs, il semble rester bien peu de place pour la matérialité de la production4. De fait, la notion de valeur trouve son origine dans la science économique qui en fait son objet de prédilection. Au monde de la Bourse décrit par Balzac et évoqué plus haut par Jean-Joseph Goux a fait place celui d’une finance dématérialisée qui évalue la richesse en même temps qu’elle la produit. La distinction propre à l’économie politique (de Smith à Marx) entre valeur d’usage et valeur d’échange a été abandonnée par l’économie néoclassique. Traditionnellement, en effet, la valeur d’un bien renvoyait soit à la satisfaction qu’un individu retire de son utilisation (valeur d’usage), soit à la propriété objective de ce bien telle qu’elle se trouve déterminée socialement par le marché (valeur d’échange). L’économie néoclassique abolit cette distinction en réduisant la valeur d’un bien à sa forme phénoménale, c’est-à-dire à son prix. Depuis la Théorie de la valeur de Gérard Debreu (1959), la plupart des économistes rapprochent la formation des prix de l’utilité que les consommateurs retirent de la consommation d’un bien. Le prix devient alors l’expression objective des goûts et des préférences de chacun : voilà enfin la valeur exprimée par un chiffre reconnaissable par tous …
La crise dans laquelle s’enferre l’Europe depuis 2008 n’a pas fondamentalement remis en cause la domination de cette théorie économique qui fait de la maximisation d’utilité le principe de l’action humaine. Qu’aucun démenti de l’expérience n’altère les certitudes relatives à la mathématisation des conduites n’est pas pour surprendre, puisque l’application des mathématiques à l’action humaine a justement pour objectif de mettre les raisonnements à l’abri de l’expérience.
Engagé dans une réflexion au long cours sur l’origine de la valeur économique, l’économiste André Orléan défend des thèses hétérodoxes sur l’importance de la monnaie dans les échanges5. Si le capitalisme désigne l’autovalorisation de la valeur, encore faut-il se demander comment la finance a pu s’imposer comme le principal instrument d’évaluation du réel. Or l’économiste montre que les promoteurs de la financiarisation du capitalisme sont incapables de penser la valeur.
André Orléan – La primauté accordée aux valeurs financières est assurément un des traits les plus caractéristiques du capitalisme contemporain. Qu’on se tourne vers les taux d’intérêt, les taux de change ou les taux de profit, il n’est pas de grandeurs économiques qui échappent à leur influence. Cette réalité est en profonde rupture avec la période des Trente Glorieuses, marquée tout au contraire par ce que les économistes libéraux ont nommé la « répression financière ». Le changement débute au milieu des années 1970. La montée en puissance de la finance s’opère alors au travers de son internationalisation. Les deux processus sont intrinsèquement liés. Ils culminent au moment de la crise des subprime. Il n’est pas exagéré de dire qu’aujourd’hui, du fait de la levée quasi universelle des obstacles au mouvement des capitaux, s’est constitué un marché mondial unifié du capital. Les valeurs qui s’y forment tirent leur puissance du fait qu’elles peuvent se prévaloir d’une circulation planétaire et, ce faisant, d’une légitimité sans frontière. Elles s’imposent comme l’expression ultime de la richesse. Autrement dit, de même qu’on a vu, par le passé, la richesse mobilière supplanter la richesse foncière, de même la richesse financière tend à devenir la forme supérieure de la richesse à l’époque néolibérale.
Mais, aujourd’hui, ce qu’il s’agit de supplanter, c’est la monnaie. Ce conflit de valeurs entre monnaie et finance est au cœur du néo-libéralisme. Il s’agit d’en comprendre la logique. Pour ce faire, il faut garder à l’esprit que la circulation monétaire a toujours constitué un scandale pour la pensée libérale6 dans la mesure où la monnaie est par nature un corps étranger à la logique contractualiste. En effet, la monnaie relève toujours de l’ordre de la souveraineté en ce qu’elle puise ses racines dans l’accord généralisé du corps social et trouve dans l’État son agent privilégié. Quand la monnaie parle, ce n’est jamais le langage de l’économie qu’elle tient, mais toujours celui de l’intérêt collectif. Elle donne à voir la société en tant qu’autorité discrétionnaire et, en conséquence, potentiellement perturbatrice au regard des réquisits de l’ordre concurrentiel, raison pour laquelle Friedrich von Hayek, le plus cohérent de tous les libéraux, ne voyait d’autres solutions que de la supprimer pour la remplacer par un système de libre concurrence entre moyens de paiement privés. Pour un libéral, la prétention de l’État à intervenir dans la production des valeurs est un non-sens absolu dans la mesure où seules les entreprises privées sont aptes à ce rôle par le biais de la production de marchandises utiles. À ses yeux, mettre l’effigie de la reine d’Angleterre sur un morceau de papier dans le but de lui donner un prix relève au mieux de la pensée magique. Ce faisant, c’est la souveraineté monétaire que le néolibéralisme cherche à dominer en la soumettant à une souveraineté supérieure : le marché des droits de propriété.
Revenant sur la description balzacienne de la Bourse, Jean-Joseph Goux aborde le même problème.
Jean-Joseph Goux – Dans la description sans concession et presque brutale que fait Balzac, nous voyons que de très hautes idées, voire de suprêmes valeurs (la royauté, la papauté, la voix des peuples, le pouvoir des gouvernements, etc.), sont abaissées, destituées, par les évaluations permanentes d’un marché qui non seulement les réduit à de simples valeurs d’échange, mais encore plus, à des « valeurs » au sens boursier. Ces idéaux, ces valeurs supérieures, deviennent des valeurs quantitatives qui sont mises en concurrence permanente sur le grand marché des intérêts humains. Et ces idéaux dépréciés, destitués, ne sont même plus des valeurs. Substantiellement, intrinsèquement, ils n’appartiennent plus à un plan supérieur, ils sont devenus des « valeurs » au sens d’éléments d’une sorte de portefeuille financier dont les prix varient rapidement au gré des choix, des engouements, des conjonctures les plus transitoires.
Balzac, anticipant sur Nietzsche, mais aussi, déjà, sur ceux qui viendront après lui et qui radicaliseront son propos, met à jour magistralement, en quelques phrases, le saut que le monde moderne accomplit. Cette concise description va plus loin que Nietzsche, implicitement sinon conceptuellement, en constatant comment les idéaux suprêmes (renvoyant à des valeurs de divinité, de sacralité, de prestige, de noblesse, etc.) sont compris maintenant comme simple valeur d’échange, et sous la forme la plus efficiente et la plus mobile du marché, où ils deviennent des « valeurs » au sens boursier. Ce faisant, en un raccourci extrême, Balzac esquisse et annonce, au-delà de Nietzsche, l’interprétation que certains, comme Valéry, avanceront, une interprétation qui précipite le sens nietzschéen du nihilisme, et qui a le grand avantage d’entrer en résonance très audible avec l’univers du capitalisme financier et spéculatif le plus contemporain.
Pour Valéry, qui le déplore, les « valeurs essentielles » semblent à présent subir le sort des « valeurs matérielles » ; l’économie spirituelle et l’économie matérielle se résument à un conflit d’évaluation et le langage de la Bourse convient à l’une comme à l’autre. Il y a une valeur esprit comme il y a une valeur pétrole, blé, ou or.
Il semble que l’on pourrait ainsi dessiner plusieurs phases (au moins conceptuelles) dans le mouvement de dépréciation des Idées où l’on peut voir, selon Heidegger relisant Nietzsche, le destin nihiliste de la métaphysique occidentale. Certes, les Idées perdent leur transcendance en devenant des valeurs. C’est la subjectivité humaine qui les instaure ; elles ne sont pas d’origine céleste et supra sensible. Mais au-delà de ce mouvement indiqué par Nietzsche, ces valeurs sont pensables maintenant comme des « valeurs d’échange », et ce faisant elles perdent non seulement leur transcendance mais aussi leur substance ; puis ces valeurs d’échange, par la logique même de l’extension et de l’accélération du marché, deviennent des « valeurs » au sens boursier, et l’on atteint par là à la subjectivité, à la volatilité, à l’insignifiance, la plus extrême. Le mouvement de dégradation s’accomplit et s’achève.
Y a-t-il une limite au processus néolibéral de valorisation financière du monde ? Cette question rappelle celle, d’origine marxiste, sur les limites de l’accumulation. Mais il s’agit aussi, comme y revient André Orléan, d’une difficulté à représenter le réel des échanges.
André Orléan – La conception néolibérale bute sur ce que nous proposons de nommer le « paradoxe autoréférentiel », à savoir le fait que la confrontation des opinions privées telle que l’organise le marché financier, sans autorité extérieure qui l’informe, ne conduit pas à la production d’un jugement pertinent apte à permettre un développement durable du capitalisme. Autrement dit, la mise en commun par le marché des rationalités individuelles ne produit pas une rationalité collective bien formée.
Sur ce point, l’observation des faits ne laisse guère de doute : la rationalité financière dégénère en rationalité mimétique, chaque protagoniste cherchant à découvrir comment évoluera l’opinion collective du marché au lieu de s’attacher à prévoir comment évoluera l’économie. Il s’ensuit une succession d’emballements spéculatifs déconnectés des données réelles de l’économie. Cette propension des investisseurs au mimétisme est l’une des clefs de l’instabilité du néolibéralisme. Ce faisant, le néolibéralisme paye pour son individualisme radical qui le conduit à tout miser sur les passions intéressées des investisseurs. Pour pouvoir fonctionner de manière rationnelle, le marché financier devrait poser hors de lui-même une instance autonome capable de juger rationnellement des évolutions futures. Envisageons cette possibilité. La question se pose alors de la manière dont les membres de cette entité évaluatrice seraient eux-mêmes récompensés. Autrement dit, qu’est-ce qui les inciterait à faire les meilleures prévisions possibles ? On peut imaginer deux configurations. Dans la première, ce sont les profits financiers des investisseurs qui les rémunèrent. Cette situation est celle que l’on connaît avec les agences de notation. Ce que montre l’expérience de celles-ci est que les agences de notation vont chercher à suivre le marché et qu’elles vont perdre leur autonomie de jugement. En conséquence, elles deviennent incapables de prévenir les emballements du marché. Une seconde configuration est celle dans laquelle l’instance évaluatrice possède ses propres valeurs d’où elle tire sa « rémunération », par exemple le goût de la vérité ou bien la volonté d’aider au bien public en faisant les meilleures anticipations. Dans ce cas, son jugement sera véritablement indépendant et fiable. Mais alors, a été introduite une nouvelle souveraineté qui viendra nécessairement fortement limiter, voire contredire, celle de la finance, à la manière d’un commissariat général au plan qui dicterait aux entreprises où il faut investir.
Cette réflexion illustre l’irréductibilité du conflit de valeurs au sein du capitalisme néolibéral. Il en est ainsi parce que les valeurs financières sont incomplètes, au sens où elles ne sauraient fonder un ordre social stable. On l’a vu encore en 2008 : sans l’action financière de l’État, le prix des titres serait tombé à zéro, conduisant à une banqueroute généralisée. Autrement dit, contrairement aux idées souvent diffusées, la finance ne sait pas s’autoréguler. Or, si pour perdurer, elle a impérativement besoin de s’adosser à un système de valeurs qu’elle ne produit pas, dans le même temps son action en sape l’autorité. C’est là assurément une configuration à hauts risques.
L’œuvre d’art au risque de l’évaluation
Même si elle lui emprunte la plupart de ses procédures, l’évaluation ne se réduit pas à la dimension économique. Avec la modernité apparaissent concurremment le thème de l’évaluation morale et celui du goût. Sentiment moral et sens commun esthétique sont censés répondre à l’effondrement des ordres hiérarchiques traditionnels en plaçant au cœur du sujet, dans sa sensibilité, le principe du jugement. Dès lors, la valeur d’une action ou celle d’une œuvre deviennent l’objet d’un sentiment : le bien et le beau renvoient à des critères subjectifs, mais universels.
Dans le domaine de l’art, en particulier, cette prétention du sentiment esthétique à juger n’a cessé d’être battue en brèche, aussi bien par les partisans d’une objectivité du beau que par ceux d’un relativisme esthétique radical. Mais c’est toujours la question « quand y a-t-il art ? » qui se trouve posée et, avec elle, celle de ce qui constitue une valeur esthétique. Observateur attentif des ruptures modernes, Jean-Philippe Domecq a développé une critique sans concession de l’« art contemporain ». Par là, il faut moins entendre les œuvres elles-mêmes qu’un ensemble de discours qui légitiment la valeur d’une pratique à partir de sa contemporanéité. Ici aussi, l’évaluation marchande pourrait s’imposer comme un palliatif à un goût devenu de plus en plus incertain.
Jean-Philippe Domecq – Une chose frappante dans la réception des œuvres plastiques dites contemporaines depuis trente ans, c’est à quel point leur évaluation esthétique aura été barrée, refoulée, aussi pauvre et enrobée au total que les œuvres qu’elle a mises en avant. Comme s’il ne fallait surtout pas juger, de l’intérieur du langage qu’il a choisi, ce que propose l’artiste. Dès qu’on s’y essaie, revient immanquablement le revers de main : « ce n’est pas le sujet », ou « c’est à l’appréciation de chacun ». Pareil blocage tient du symptôme, vu les lignes de défense qu’il a mobilisées durant ce qu’on nomma la « Querelle de l’art contemporain », qu’il sera plus précis, et historique, de nommer « de l’art du contemporain ». Cela donne les cercles concentriques suivants, en allant du plus extérieur au plus près de ce qui pourrait commencer à approcher de l’œuvre.
Premier moyen de dissuader la discussion esthétique avant qu’elle commence : le clivage réactionnaire/informé. Ce fut la culpabilisation historicisante, qui consista à réciter l’histoire des refus auxquels l’art moderne fut en butte depuis le Salon des Refusés, avec citation des critiques conservateurs contre toutes les avant-gardes l’une après l’autre, jusqu’à l’« art dégénéré » des nazis, ce qui, évidemment, frappe d’interdit par l’anathème moderne, qui n’est plus religieux mais politique.
Deuxième tranchée, découlant logiquement de la précédente : le placage du modèle « Querelle des Anciens et des Modernes » sur le débat contemporain. Qui n’est pas convaincu par l’œuvre en question la jugerait en fonction de critères inadéquats car périmés. Là encore, on refait vite fait le présent avec du passé, lors même qu’on se veut défenseur de l’« art contemporain » et d’avenir.
De là, troisième ligne de défense : toute hiérarchie ayant été heureusement abolie, et les langages visuels s’étant multipliés par les nouvelles technologies multimédias et le croisement multi-arts, nous serions entrés dans une période absolument inédite, qui a remplacé le « il faut être absolument moderne » de Rimbaud. C’est la « Pensée-désormais », qui voudrait que, pour comprendre le contemporain, il faudrait s’arracher à tout ce qui le précéda. En conséquence, le goût étant un dépôt de savoir, il ne faut pas s’étonner que l’élite de la critique d’art ne trouve rien à redire aux artistes que le marché contemporain cote d’autant plus qu’ils sont cotés. Leurs œuvres ont en commun l’exubérance signalétique, c’est-à-dire l’apparence propre à frapper publicitairement l’attention (échantillons : Jeff Koons, Damien Hirst, Takashi Murakami, Paul McCarthy, etc.). À partir de là, les mêmes critiques se réfugient dans une dénonciation de la marchandisation exponentielle de l’art, alors même que celle-ci était programmée par les œuvres qu’ils ont cautionnées, et, pour qu’ils les aient cautionnées, il fallait une certaine évacuation du jugement affiné au profit d’un discours argumentaire. Cela va jusqu’aux discours les plus chevillés et cohérents philosophiquement, d’Arthur Danto à Georges Didi-Huberman.
Plus intéressante en effet, car moins hors sujet : l’évaluation de l’œuvre ou de la démarche artistique entièrement absorbée par l’explicitation de l’intention de l’artiste. L’artiste a voulu ceci, son projet était cela, son œuvre le confirme, donc c ‘est bon, ou plutôt : c’est ainsi. Mais qu’a-t-il fait de son intention, qui en soi n’est pas discutable a priori, la question est très rarement posée. Deux exemples que tout le monde repérera dans sa mémoire : Andy Warhol ironisa sur la mondanité de consommation, donc son œuvre est ironique. Oui, peut-être, mais à quel taux ? L’évaluation commencerait pourtant là. Autre exemple : Joseph Beuys a inventé un chamanisme contestataire contemporain. Telle fut bien l’une de ses intentions majeures, mais que produisent au juste, en effets d’ondes mentales et sociales, ses rituels et pièces ? Une communication centrée sur lui seul, en gourou d’art donc ; et une révolte très enracinée dans les révoltes ultraconservatrices allemandes, pour le coup.
Il est net, au total, que le jugement critique, fort ouvragé théoriquement, aboutit à se contenter en fait de peu d’effets transformateurs des œuvres sur notre vision des choses extérieures et intérieures. Il suffit qu’une installation de Thomas Hirschhorn, prix Marcel Duchamp en 2000, ait, par ses slogans antihelvétiques sur cartons d’emballage, suscité un débat de censure politique, pour que tous les critiques ne parlent plus que de censure, sans jamais s’interroger sur l’insigne faiblesse d’initiative mentale proposée pour l’occasion, à provocation lourde en vérité et courue d’avance par l’artiste malin, qui par ailleurs n’atteint pas, loin s’en faut, la force de provocation qu’avait Schwitters soixante ans avant lui dans le même registre de langage. Autre exemple reconnu : Marina Abramovic, artiste performeur serbe qui, dans les années 1970, faisait de son corps une œuvre d’art et resta sur une chaise pendant cent jours au MoMA face à qui voulait bien s’asseoir (sans que personne ait demandé : So What? …), est présentée aujourd’hui dans ses activités de clips-mode, « spa culturel » et affichages people, toujours aussi sérieusement par les commentateurs qui, tout de même, esquissent un brin d’étonnement. Comme si ce n’était pas au même taux, ce qu’a toujours proposé cette artiste.
Ainsi les révolutions artistiques, qui nous libérèrent des hiérarchies de genres, de langages et de critères, ont débouché, pour l’heure, sur ce que, au temps de Kant, on appelait l’« indifférentisme ». Mais dire cela, c’est s’exposer au soupçon d’on ne sait quel retour à on ne sait quoi. Comme si, en entrant dans le langage de chaque artiste, on ne pouvait apprécier, en termes réflexifs, qualitatifs. Illusion négative, et provisoire, dans l’histoire de l’évaluation de l’art.
La valeur des valeurs
Cette emprise des valeurs sur les discours contemporains, mais aussi sur les vies, incite à revenir à la question de Nietzsche sur la « valeur des valeurs ». Par là, le philosophe entendait appliquer une évaluation nouvelle à nos évaluations quotidiennes qui, à ses yeux, émanent encore du type réactif de volonté de puissance à l’œuvre dans le christianisme et la métaphysique. Il n’est pas sûr que l’on puisse retenir le projet nietzschéen d’une « transvaluation des valeurs » qui confère au surhomme le pouvoir de créer librement de nouvelles évaluations, enfin fidèles à la vie et à sa puissance. Heidegger a insisté sur ce que cette thématique des valeurs devait à la métaphysique et, en particulier, à une forme de subjectivisme qui emprisonne le monde dans les cadres de la représentation7. Plutôt que d’inventer de nouvelles valeurs (credo d’un discours managérial qui a récupéré l’exigence d’innovation au profit de la perpétuation du même), il faut revenir sur notre désir d’évaluation.
Rémi Brague rappelle ici les présupposés anthropologiques du discours des valeurs. Ce dernier apparaît dans un contexte de crise, lorsque l’évidence des principes transcendants est remise en cause. Il existe un prométhéisme des valeurs qui consiste à vouloir refonder à partir de rien (ou à partir de soi seul) tout l’ordre du monde. N’y a-t-il pas une forme de démesure dans la prétention de l’homme à incarner et à dire les valeurs ?
Rémi Brague – La question de la métaphysique, telle que Leibniz en a donné la formulation classique, reprise par Schelling et Heidegger, était : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Celle du nihilisme est : « Pourquoi faudrait-il vraiment qu’il y ait quelque chose plutôt que rien ? » Or, à cette question, nous n’avons plus de réponse.
La question paraît oiseuse puisqu’il est clair que nous ne pouvons pas décider de l’existence ou non de l’univers, dont nous ne sommes qu’une infime partie. Mais nous pouvons décider de l’existence de l’univers pour nous, car « comme notre naissance nous apporte la naissance de toutes choses, aussi fera la mort de toutes choses, notre mort8 ».
La question du suicide se pose désormais bien moins à l’échelle de l’individu qu’à celle des groupes auxquels il appartient : famille, nation, etc., et, à l’horizon ultime, à celle du genre humain.
Nous sommes incapables de fournir une réponse convaincante à la question de la légitimité de ce qui est, et de l’homme qui croit culminer parmi l’ensemble de ce qui est. Cette incapacité tient au déploiement même du projet humaniste. L’homme prémoderne se croyait posé dans l’être par une instance extérieure, qui pouvait être soit la nature en style « grec », aristotélicien ou stoïcien, soit un Dieu créateur en style biblique. La nature cherchait par lui à s’affirmer elle-même dans le foisonnement de sa capacité formatrice, que l’homme venait couronner et récapituler en en devenant le spectateur conscient et reconnaissant. Le Dieu biblique créait pour communiquer la richesse d’une vie intérieure déjà dialogique, et faisait donc l’homme à son image. L’homme moderne rêve d’une création de soi par soi, à partir de rien, éventuellement en faisant table rase du passé, en rééduquant l’homme ou, comme le projet s’en fait jour depuis quelque temps, en le retaillant à nouveaux frais grâce aux moyens que lui offre la science biologique. Mais l’idéal d’autonomie une fois poussé jusqu’au refus de toute extériorité, nous n’avons plus rien qui garantisse notre légitimité9.
L’idéal d’autonomie absolue se heurtant à la finitude de toute vie humaine, la détermination de soi par soi ne peut pas se réaliser au niveau de l’individu, mais à celui du groupe. La référence à soi, l’autos de auto-nomie, ne relève plus alors du réfléchi, mais du réciproque. C’est le groupe humain qui se replie sur soi, largue les amarres par rapport à toute instance extérieure et décide seul du cap à prendre, sans savoir s’il appareille vers un quelconque rivage.
La communauté humaine refuse alors de se devoir à quoi que ce soit d’autre qu’à soi. Et de se régler sur des normes qu’elle n’aurait pas librement posées. Tout cela, au moment même où la science pourrait le convaincre du contraire : l’astrophysique, la paléontologie, la théorie de l’évolution lui apprennent qu’il est lié, au plus profond de ce qui le constitue, à une préhistoire qui remonte jusqu’aux origines du vivant, voire aux origines tout court ; les sciences de la terre et l’écologie qui en est issue lui apprennent que ses pratiques interagissent avec les équilibres climatiques et végétaux.
Devant ces données, le nihilisme prend la figure d’une dénégation de la réalité. Pour lui, il ne s’agit plus nécessairement de poser des bombes, même si certains le font, mais de faire sauter tout ce qui nous définit comme ce que nous sommes, et qui sera ressenti comme constituant d’insupportables entraves.
Tout cela ne serait pas bien grave si l’espèce humaine pouvait survivre autrement que par la décision active de se reproduire, et donc, tout simplement, d’avoir des enfants. Acte profondément non démocratique, puisque nous ne pouvons leur demander leur avis. Il se peut que l’existence des enfants soit un bien pour nous, parce qu’ils nous apportent de la joie … et paieront nos retraites. Souci fort compréhensible, mais moralement douteux. Nous n’avons le droit de les appeler à l’être ou, pour filer la métaphore, de les faire monter sur le bateau, que si nous sommes convaincus que leur existence sera un bien pour eux, qu’elle leur ouvrira le chemin d’un bien, et d’un bien tel qu’il puisse contrebalancer, voire surclasser au point de le faire oublier, tout malheur possible10.
Quelles croyances ?
Il se pourrait que l’appel aux valeurs se fasse d’autant plus impérieux que nos sociétés se trouvent en panne de croyances partagées. Certes, les demandes religieuses de sens se portent bien : de l’islam radical aux renouveaux évangéliques, l’actualité est rythmée par des crispations dogmatiques et identitaires. De ce point de vue, rien n’est plus faux que le diagnostic qui associe le monde contemporain à l’absence de croyances. Mais au-delà des assurances offertes par la foi, quelles sont les modalités actuelles de l’adhésion au vrai ?
La formule « retour du religieux » cache mal les évolutions profondes qui marquent les effervescences religieuses propres à une époque de globalisation11. En tout état de cause, les religions ne peuvent plus prétendre à configurer seules le monde, d’où l’apparition d’alliances inattendues entre la croyance religieuse et l’optimisme technique. Plutôt que l’opposition traditionnelle entre la foi et la science, il faut s’interroger sur les articulations entre religion et raison instrumentale. Dans ce cadre, il se pourrait que l’appel aux valeurs, bien loin de s’opposer au désenchantement technique du monde, fasse système avec lui. Comme si l’attente de certitudes enjambait la frontière qui sépare la foi de l’objectivisme scientifique.
C’est en tout cas l’hypothèse de Camille Riquier, qui revient sur le rapport entre nihilisme et valeurs.
Camille Riquier – Je pense avec Rémi Brague que le discours (nostalgique) sur les « valeurs » n’est qu’un symptôme de plus de notre époque nihiliste, qu’il faut interroger comme tel. Car il suppose lui aussi la mort de Dieu. Il tourne seulement son regard vers les derniers rayons d’un soleil depuis longtemps éteint. Au sens strict, il n’y a pas de « valeurs actuelles ». Quand elles l’étaient, elles devaient nécessairement être perçues comme des « biens », pour lesquels les hommes étaient prêts à mourir. Il a fallu les perdre pour qu’elles apparaissent comme « valeurs », se découvrant rétrospectivement comme le fruit de notre évaluation et d’une certaine perspective prise sur l’Être. Ainsi compris, celui qui dit croire en Dieu et qui se repose sur des valeurs se réfugie dans ce qui n’est plus, ce qui est bien croire « à » et « au » rien.
Tant que nous continuons à parler ce langage, ce qui « vaudra » sera toujours l’instance qui évalue et qui donne seule de la valeur à la valeur, c’est-à-dire pour Nietzsche la « volonté de puissance », laquelle finit inévitablement par se vouloir elle-même, divinement. En cela Nietzsche, lui aussi, est idolâtre. Aussi je ne suis pas sûr non plus que le monde moderne ne croit « en » rien. Même l’agnostique croit toujours à quelque chose. Il croit en lui-même, bien qu’il l’ignore, voilà tout. « Ce siècle qui se dit athée ne l’est point. Il est autothée », écrit Péguy. Il a cru s’être débarrassé des dieux alors qu’il n’en a jamais été aussi « embarrassé », « de Dieu » comme « de tous les anciens dieux12 » – des bons comme des mauvais, du vrai comme des faux. L’homme les a tous tués, mais non sans avoir pris le temps de les détrousser un à un, en s’augmentant chaque fois de leur puissance. Il fallait bien sûr que le crime lui profitât : qu’est-ce que Vulcain désormais auprès d’une centrale nucléaire, « Jupiter auprès du paratonnerre, et Hermès à côté13 » du réseau internet ? L’homme est littéralement un « mangeur de dieux ». Mais la croyance satisfaite de soi est la seule croyance qui soit stérile, qui vit des anciennes croyances comme un parasite. Aussi, peu importe qu’un tel se dise croyant ou qu’il se dise athée, si le nom de « Dieu » l’embarrasse, pourvu qu’il croie, mais pas en lui. Que savons-nous si l’athée sincère n’est pas parfois l’inspiré véritable ? Ainsi Bernard Lazare, « cet athée ruisselant de la parole de Dieu14 ».
Pierre Zaoui renchérit sur ce diagnostic en montrant que le lexique des valeurs passe à côté du phénomène authentique de la croyance comme invention de sens et création vitale.
Pierre Zaoui – Il faut se méfier comme de la peste de toutes ces apologies des valeurs (les « valeurs traditionnelles », les « valeurs libérales », les « valeurs de gauche » …) comme de ces déplorations de l’ère du vide. La plupart du temps, il s’agit là bien moins d’un diagnostic que d’un symptôme même du nihilisme montant. Pour paraphraser Lacan, on pourrait dire que ne fait appel aux anciennes valeurs et ne vitupère l’ère du vide que celui dont la foi, en Dieu, en la raison ou en la vie, s’éteint. En particulier parce que chercher à appuyer ses croyances sur des valeurs, c’est chercher au fond à s’en débarrasser en tant que croyances, c’est-à-dire en tant que sentiments compliqués pétris d’élans, d’amours, d’attentes, de questions et de doutes, pour se contenter de minuscules certitudes subjectives. Les seules valeurs intéressantes sont les valeurs de l’avenir, celles que l’on n’a pas encore créées, dont on n’est jamais sûr de l’advenue et qui émergent de l’expérience de la croyance au lieu de prétendre la fonder.
De ce point de vue, on devrait renvoyer dos à dos agnosticisme cynique et fanatisme des valeurs. Ils se nourrissent l’un l’autre et, davantage que l’agnosticisme seul, c’est leur dialectique stérile qui triomphe aujourd’hui – Wall Street ou la Bible Belt, Tel Aviv ou les Yeshiva fondamentalistes de Jérusalem, les intégristes de Dubaï ou de La Mecque, Moscovici ou Boutin …
À cet égard, et au moins du point de vue du nihilisme, il me semble que si l’athéisme constitue une position théorique et existentielle plus radicale que l’agnosticisme, elle n’en est pas moins politiquement beaucoup plus modérée et peut-être même commune autant aux mécréants qu’aux croyants intelligents. Envisager la possibilité d’une vie sans Dieu, c’est non seulement admettre la possibilité inverse, l’existence d’une vie avec Dieu, mais c’est surtout affirmer l’obligation de partir de cette absence (et de tout ce qui va avec : une table immuable des valeurs, un ordre du monde, un système commun des fins, etc.) pour inventer de nouvelles valeurs, de nouvelles fins, un nouveau monde. L’athée authentique, par exemple le dernier Nietzsche, celui prônant un nihilisme extatique, est sans conteste plus proche des premiers chrétiens sans Église ou des premiers soufis de Bagdad que des agnostiques. Il s’agit évidemment d’une proximité polémique : rechercher, au lieu même de l’absence d’un Dieu manifeste, les traces d’un Dieu transcendant ou caché, ou rechercher les traces d’une nouvelle humanité à venir, plus juste, plus aimante ou plus créatrice, n’est évidemment pas la même chose. Mais de telles polémiques ont toujours constitué le meilleur rempart contre le nihilisme – le pire n’est peut-être pas tant de croire ou de ne pas croire, mais de croire que rien d’important ne se joue dans l’expérience de la croyance, c’est-à-dire, à maints égards, de la vie.
La démocratie, régime du vide ?
Il existe un usage politique du nihilisme et du discours des valeurs que l’on retrouve dès la fin du xixe siècle. Il dépasse l’alternative gauche/droite puisqu’on le retrouve aussi bien dans la tradition anarchiste (dans la lignée de Max Stirner : « Rien n’est, pour moi, au-dessus de moi15 ! ») que dans les critiques de la décadence issues de la pensée conservatrice. C’est plutôt le progressisme en général, qu’il soit capitaliste ou socialiste, qui est visé par l’accusation de nihilisme. Sous les apparences du progrès, de la croissance et de la marche nécessaire de l’homme vers l’émancipation ou la prospérité, s’exprimerait en réalité un renoncement à la singularité au profit d’entités collectives. Depuis le xixe siècle, le nihilisme est comme l’ombre des grandes philosophies optimistes de l’histoire. Il défait la croyance dans les « grands récits » qui ont légitimé les aventures humaines tout au long du siècle dernier.
L’usage politique du concept de nihilisme est plein de dangers puisqu’il confond dans un même registre la critique de la technicisation du monde et toutes les velléités de transformation sociale. Dans l’idée selon laquelle les hommes font (à partir de rien …) l’histoire, on a souvent vu le masque du néant, au point de délégitimer tous les projets d’émancipation, qu’ils soient libéraux ou socialistes. Les ambiguïtés de la référence au nihilisme permettent néanmoins d’éclairer celles de la politique moderne. Philosophe du politique et grand lecteur de Nietzsche, Philippe Raynaud revient sur ces paradoxes en montrant qu’ils reflètent certains traits de la modernité.
Philippe Raynaud – La notion de « nihilisme » est d’un usage politique très divers, mais il me semble que cela tient surtout à son caractère, sinon confus, du moins polysémique. Le « nihilisme selon le modèle de Saint-Pétersbourg » apparaît dans le Gai Savoir (1882), au § 347, où il est présenté comme une expression paradoxale du « désir de croyance » qui consiste à pousser l’incroyance jusqu’au martyre, et donc comme une formation réactive où s’exprime la permanence du besoin de croyance et de soumission dans un monde où le « positivisme » a ruiné la religion traditionnelle. Le nihilisme est alors un phénomène essentiellement réactif, qui est le symptôme d’un manque de volonté et qui exprime la permanence du besoin religieux dans le monde positiviste, et c’est pour cela que Nietzsche le rapproche du bouddhisme et du christianisme, ces deux grandes religions qui sont nées d’une « maladie de la volonté ».
Il y a donc quelque chose d’assez profondément paradoxal dans le destin de la notion de nihilisme. Nietzsche l’introduit pour désigner des courants qui reproduisent dans les conditions modernes, c’est-à-dire postreligieuses, des passions et des forces semblables à celles qui ont donné naissance au christianisme et à la civilisation traditionnelle ; elle va désigner peu à peu des mouvements très divers mais qui ont en commun d’opérer une destruction des « valeurs » traditionnelles au nom de l’émancipation de la volonté ou de l’émancipation du sujet. La problématique du « nihilisme » a donc bien quelque affinité avec la pensée conservatrice mais elle ne se confond pas pour autant avec la « critique du progrès ». En fait, il me semble que ce qui a fait le succès du thème du nihilisme, c’est son application par des auteurs critiques de la modernité au fascisme et, plus encore, au nazisme dont ils entendaient montrer que, sous les dehors d’une pseudo « révolution conservatrice », ces mouvements portaient à l’incandescence les tendances les plus profondes de la modernité16. Ce modèle théorique sous-tend beaucoup de critiques ultérieures du nihilisme, qui le retournent contre divers aspects du monde démocratique pour dire que, si celui-ci prétend congédier toute référence transcendante, il est menacé de retomber dans les mêmes errements qui ont conduit naguère à la barbarie nazie. On en trouve une version philosophique dans l’œuvre d’Eric Voegelin, et il est omniprésent dans une certaine pensée catholique, qui veut bien accepter la démocratie, mais qui pense que celle-ci aurait tout à gagner à se donner ou à se reconnaître des fondations chrétiennes si elle veut surmonter la tentation « relativiste ».
Nous sommes arrivés à ce moment où la révolte, rejetant toute servitude, vise à annexer la création entière. À chacun de ces échecs, déjà, nous avions vu s’annoncer la solution politique et conquérante. Désormais, de ses acquisitions, elle ne retiendra, avec le nihilisme moral, que la volonté de puissance. Le révolté ne voulait, en principe, que conquérir son être propre et le maintenir à la face de Dieu. Mais il perd la mémoire de ses origines et, par la loi d’un impérialisme spirituel, le voici en marche pour l’empire du monde à travers des meurtres multipliés à l’infini. Il a chassé Dieu de son ciel, mais l’esprit de révolte métaphysique rejoignant alors franchement le mouvement révolutionnaire, la revendication irrationnelle de la liberté va prendre paradoxalement pour arme la raison, seul pouvoir de conquête qui lui semble purement humain. Dieu mort, restent les hommes, c’est-à-dire l’histoire qu’il faut comprendre et bâtir. Le nihilisme qui, au sein de la révolte, submerge alors la force de création, ajoute seulement qu’on peut la bâtir par tous les moyens. Aux crimes de l’irrationnel, l’homme, sur une terre qu’il sait désormais solitaire, va joindre les crimes de la raison en marche vers l’empire des hommes. Au « je me révolte, donc nous sommes », il ajoute, méditant de prodigieux desseins et la mort même de la révolte : « Et nous sommes seuls. »
Ainsi, le devenir démocratique est souvent assimilé au nihilisme, à l’« ère du vide » ou encore à la dépréciation des valeurs traditionnelles. Parallèlement, les critiques radicales de la technique moderne ont donné lieu à des remises en cause généralisantes de la démocratie contemporaine, comme si le « lieu vide du pouvoir » dont parlait Claude Lefort équivalait au néant des valeurs. La question est de savoir s’il est possible de penser la démocratie comme absence de fondement sans pour autant conclure au triomphe de la vacuité. On a peine à imaginer une démocratie qui ne pratiquerait pas l’abstention à l’égard des valeurs suprêmes (le Bien, le Juste, le Vrai). Mais faut-il en conclure pour autant à l’équation entre démocratie moderne et relativisme ? Philippe Raynaud montre que le lien entre la démocratie et le droit se trouve ici en jeu.
Philippe Raynaud – L’assimilation de la démocratie moderne au « nihilisme » est à la fois philosophiquement vraie et politiquement stérile. Elle est vraie en ce sens que la démocratie accomplit quelque chose qui est déjà au cœur de l’État moderne lui-même, tel que l’avait compris son plus grand penseur – Thomas Hobbes. L’État moderne s’est constitué parce qu’il permettait de dépasser le conflit religieux, ce qu’il ne pouvait faire qu’en dissociant la production du droit de la découverte de la « vérité » (Auctoritas non veritas facit legem) et en refusant du même coup de fonder l’ordre politique sur une inégalité naturelle entre les individus, qui ne pourrait reposer que sur une hiérarchie indiscutée entre les fins que se donnent les hommes ; ce dispositif conceptuel qui, chez Hobbes, permettait de fonder l’État monarchique, se retrouve au cœur d’une des grandes théories de la démocratie, celle de Kelsen, qui fait du scepticisme le vrai fondement de l’égalité entre les citoyens17. Elle est néanmoins politiquement vaine si on veut lui donner une portée radicale : si on dénonce le monde moderne au nom de la « vérité », on revient à une position réactive et finalement impuissante du type de celle qu’exprimait Pie IX dans l’encyclique Quanta cura et dans le Syllabus. Mais si l’on déplore simplement la disparition de toute référence à la transcendance dans les régimes démocratiques, on ne sort pas vraiment du scepticisme, faute de pouvoir dire sur quelle « vérité » se fonde cette transcendance.
Faut-il dire pour autant que, pour « penser la démocratie comme absence de fondement », il faut « conclure à l’absence de sens » ?
Il me paraît impossible de répondre ici à cette question, car cela supposerait un examen global des problèmes de la démocratie contemporaine qui dépasse évidemment les limites de cette enquête. Je noterai simplement que l’« indétermination » démocratique, chère à Claude Lefort, ne peut survivre que si elle est elle-même doublement limitée. D’un côté, elle s’appuie sur des « principes » (l’« État de droit », les « droits de l’homme », etc.) qui n’auraient pas d’autorité s’ils ne s’imposaient pas comme des vérités transcendantes, au risque de ruiner le principe « sceptique » sur lequel l’État s’est construit. D’un autre côté, les hommes ne peuvent guère s’intéresser à la politique si celle-ci ne poursuit pas des « biens » ou des « fins » qui ne se réduisent pas à la combinaison des intérêts, ce qui ne va pas sans une certaine idée de la « bonne vie », dont la définition va sans doute au-delà de la simple affirmation des droits de l’individu.
L’idée démocratico-libérale du droit naît du scepticisme moderne, mais elle se donne elle-même comme le fondement indiscutable de notre liberté. La démocratie interdit qu’une conception particulière du bien s’impose sans discussion mais elle se nourrit de la diversité des croyances et des idéaux qui permettent aux hommes d’être des « citoyens » et non pas seulement des « bourgeois ».
Je laisserai la conclusion au plus grand critique du « nihilisme », qui, à défaut d’être démocrate, était du moins conscient des difficultés de la condition moderne :
Qu’il faut qu’il y ait une certaine quantité de croyances, à partir desquelles l’on soit en droit de juger, que le doute eu égard à toutes les valeurs essentielles fasse défaut : voilà la condition préalable à tout vivant et à sa vie. Donc il est nécessaire que quelque chose soit tenu pour vrai ; non pas que quelque chose soit vrai18.
Mais les critiques récurrentes du relativisme sont-elles au-dessus de tout soupçon ? Jean-Claude Monod montre qu’à trop insister sur l’équation entre scepticisme et démocratie, on cède au fantasme d’une théologie politique de la vérité.
Jean-Claude Monod – Un certain relativisme ne signifie pas nécessairement l’abandon au néant ! Rappelons que Hans Kelsen liait positivement la démocratie à une forme de relativisme : il faut admettre qu’il y a des bribes de vérité dans des points de vue différents et même contradictoires pour être démocrate. On peut aussi considérer que la croyance personnelle dans des valeurs suprêmes ne s’accompagne pas nécessairement de l’idée qu’elles doivent être les mêmes pour tous : un fondement oublié du pluralisme démocratique est sans doute l’expérience européenne des guerres de religion, où il a fallu trouver un terrain neutre – et une instance tierce, l’État – pour faire coexister des croyances « absolues » et imposer la « paix de religion ». Cela impliqua bien une certaine « neutralisation » de la prétention d’un groupe, d’une Église, à détenir le monopole (armé) de la vérité – la référence à l’absolu peut conduire au meurtre et à la guerre civile fratricide. Mais là encore, que l’État ait perdu ses fondements théologiques ou métaphysiques ne signifie pas qu’il ait perdu tout fondement moral et philosophique. Nous n’avons pas fini, à cet égard, de penser et d’interpréter le démantèlement des anciennes figures du théologico-politique et les effets de longue durée du processus de sécularisation. Lefort nous y aide assurément, mais il me semble contestable d’associer sa thématique du « lieu vide du pouvoir » au diagnostic sociologique ou médiatique (ou « sociologico-médiatique » ?) de l’« ère du vide ». Le « lieu vide du pouvoir » renvoie d’abord chez Lefort au fait qu’il n’y a pas de détenteur « naturel » ou « divin » de cette place, comme c’était le cas dans le cadre du pouvoir « incarné », de la loi salique, etc. Le pouvoir devient un lieu que n’importe quel corps peut occuper provisoirement. Mais cela n’implique pas que la société démocratique n’ait aucun contenu : on peut dire au contraire que l’« invention démocratique » ne cesse de nourrir le tissu social de revendications, d’expressions, de manières de vivre qui cherchent à s’y déployer librement.
Enfin, on peut dissocier ces thèmes lefortiens de l’idée, que Lefort a pu soutenir, d’une « absence de fondement » de la démocratie. Il s’agissait surtout, je crois, pour lui, de creuser le contraste entre la démocratie comme forme politique où le savoir, la loi et le pouvoir se séparent, contre la vision totalitaire d’un pouvoir fondé sur une « science » (de l’histoire, de la race …) dont les gouvernants seraient les seuls interprètes autorisés. La démocratie n’a pas de fondement scientifique ou dogmatique, mais elle a bien des fondements éthiques et philosophiques. La pensée grecque de la politeia gouvernée en fonction du bien commun et sur fond d’égalité, les thèmes républicains romains réactivés par les philosophes de la Renaissance et des Lumières, l’horizon cosmopolitique, les droits de l’homme, la tolérance, l’idée d’une dynamique de l’égalité constituent un fonds de valeurs et de pensées qui définissent un cadre pour l’expérience démocratique. Celle-ci n’est donc ni si vide ni si indéterminée qu’on le dit souvent. Reste que ces fondements éthiques et intellectuels paraissent aujourd’hui en passe d’être oubliés, d’un côté, au profit de la valorisation néolibérale de la seule réussite individuelle (dont le récent Loup de Wall Street de Scorsese pourrait être la peinture sardonique et … nihiliste, en un sens bien pauvre et coupé de toutes les aspirations spirituelles et éthiques des nihilistes russes) ; de l’autre, à la faveur du nivellement de toutes les opinions, informées ou non, argumentées ou non, compétentes ou non, savantes ou ignares, qui fait florès sur l’internet.
On atteindrait ici le point où le relativisme cesse d’être favorable à une démocratie régie par l’échange des opinions éclairé par la recherche commune de la vérité, au profit d’une caricature de la démocratie : tout « dit » se vaut, anything goes, et que le plus tonitruant gagne.
Ce triomphe d’un « nihilisme soft » qu’analyse plus loin Yves Michaud19 est-il le dernier mot de notre enquête ? À coup sûr, le règne de la dérision, le relativisme généralisé de notre époque tendraient souvent à le laisser croire, quand ils n’ouvrent pas, néanmoins, la porte à des réactions violentes d’individus ou de foules fanatisés qui ne peuvent se satisfaire de ce scepticisme. À quelles conditions pouvons-nous échapper à cette alternative pour construire un espace où des convictions réfléchies puissent se confronter de manière à la fois résolue et pacifiée ? C’est ce que demande ici Joël Roman.
Joël Roman – Afin de nous prémunir contre le relativisme qui nous guette et, pour certains, nous menace, nous élisons telle ou telle de ces valeurs, ou parfois même un syncrétisme entre plusieurs d’entre elles, un tronc commun en quelque sorte, au rang de valeurs fondatrices ou valeurs partagées. Une telle solution, si elle a le mérite de nous permettre d’échapper au retour d’un ordre transcendant et surplombant, ne nous prémunit en aucune manière contre le nihilisme tapi dans ce recours aux valeurs. Jamais elles ne sont autant invoquées que quand elles n’ont plus cours et n’irriguent pas en profondeur et au quotidien la vie des individus. En outre, le recours aux valeurs risque souvent de manquer son but : il est clair que la plupart de ceux qu’on convoque au tribunal des valeurs ne sont en fait pas défaillants sur ce point. Ils adhèrent complètement, totalement, sans retenue, aux valeurs que nous leur opposons. Simplement, ils ne voient pas en quoi leurs comportements pourraient offusquer ces valeurs. Les spectateurs de Dieudonné qui se délectent de ses attaques contre les juifs sont antiracistes et droits-de-l’hommiste convaincus : ils ne sont pas, pour la plupart, antisémites. Mais ils ne comprennent pas pourquoi ce juif singulier, leur voisin qu’ils estiment, pourrait se sentir agressé par un tel spectacle. Pour eux, le « comique » n’attaque pas des personnes, mais un système, des entités abstraites. Ils sont totalement dépourvus de cette imagination dont parlait Hannah Arendt, qui permet de se mettre à la place de l’autre. De ce point de vue, ils ne sont pas si différents de ces antiracistes qui sont convaincus d’œuvrer pour la bonne cause en interdisant à tour de bras toute manifestation visible de l’islam. Ils sont sincèrement universalistes et ne pensent qu’à l’émancipation du genre humain. Et cette bonne conscience les rend totalement aveugles aux humiliations qu’ils infligent à leurs concitoyens en leur récusant la qualité de sujets libres. Le recours aux valeurs est ainsi, à part pour une petite minorité de cyniques résolus (dans ces affaires, Alain Soral, sans doute Dieudonné lui-même et quelques autres), le fait d’individus partageant au fond les mêmes valeurs. On voit bien que cela ne suffit pas et que la seule invocation des valeurs, censée rassembler, n’aboutit pratiquement qu’à exclure.
Au recours à des valeurs, qu’on appellera substantielles, car elles cherchent à donner à nos sociétés et aux règles qu’elles mettent en œuvre un fondement indiscuté plutôt qu’indiscutable, il est tentant d’opposer des solutions formalistes ou procédurales, plus conformes, semble-t-il, à l’esprit de notre modernité. Un tel point de vue déroule de manière souvent convaincante les conséquences de principes de base et non plus de valeurs. Il n’est aucunement nécessaire, selon cette conception résolument libérale, de communier en quoi que ce soit dans du « commun » : il suffit de se mettre d’accord sur des principes, au premier chef celui de la liberté individuelle de chacun de mener sa vie comme il l’entend et de souscrire à la conception de la vie bonne qu’il s’est choisie. Des approches comme celles de Habermas, Rawls ou encore Kelsen, malgré leurs différences, convergent dans une vision analogue. On serait ainsi débarrassés des questions identitaires et communautaires qui parasitent nos débats20.
Plus élégantes formellement, ces démonstrations se heurtent cependant à des objections majeures. La première est que l’on peut toujours remonter d’une règle formelle à une autre, plus fondamentale ; or il faut bien qu’à un moment la régression s’arrête et que quelque chose d’autre soit mis en jeu, et d’abord la confiance dans les règles, ou encore la réciprocité, ce qui implique des choix éthiques qui n’ont rien de purement formel. La seconde est que les questions d’identité ou d’appartenance peuvent être secondarisées à l’égard des règles formelles et d’un privilège accordé à la liberté : elles n’en sont que temporairement ou partiellement suspendues, mais pas supprimées et resurgissent nécessairement à un moment où à un autre. Car le pluralisme des appartenances fait partie de l’humaine condition et est fondateur de la diversité des déterminations et des choix individuels.
On ne peut donc entièrement s’en remettre à la sagesse de principes pour échapper au conflit des valeurs. Pour le dire d’une autre manière, personne n’habite l’univers aseptisé du formalisme. C’est d’ailleurs l’objection centrale que fait à Rawls Michael Walzer, qui revient à pointer le solipsisme latent de toute construction purement formelle, puisque les différences individuelles, constitutives de la difficulté, mais aussi de la singularité des situations et de la pluralité humaine, sont suspendues21. Et en même temps, nous ne voulons pas nous résoudre à la domination d’un référentiel sur les autres, fût-il largement majoritaire, fût-il humaniste, républicain etc., bref, accueillant et ouvert. Le formalisme a raison sur ce point : si je suis minoritaire, je n’ai que faire des bonnes dispositions des majoritaires à mon égard, qui courent toujours le risque d’être temporaires et révocables.
On voudrait ici tenter de proposer une troisième voie, ni celle des valeurs, ni celle des principes, mais celle des consensus partiels et des conflits maîtrisés entre des convictions (et pas simplement des opinions, qui peuvent être changeantes, éphémères et volatiles). Le point de départ est le caractère irréductible des différences de points de vue, lesquels sont pour une part maintenus à distance réflexive, mais pour une autre part, indissociables d’appartenances héritées ou traversées (c’est-à-dire forgées par l’expérience), des appartenances culturelles, ethniques ou religieuses pour l’essentiel. On peut bien les appeler valeurs si l’on veut, mais au sens des valeurs auxquelles je tiens, qui donnent sens à ma vie, et non au sens de valeurs qui auraient on ne sait quelle extériorité et seraient par conséquent susceptibles de régenter la société tout entière. Je me caractérise donc par un noyau de convictions, que je partage certes avec d’autres mais certainement pas avec tous.
Que faire face à ceux qui affichent d’autres convictions, et qui néanmoins partagent le même espace que moi ? La seule solution est d’instituer nos différends, c’est-à-dire s’accorder sur un espace et des procédures susceptibles de permettre à chacun de persévérer dans ses convictions, tout en rendant possible leur coexistence. Historiquement, cela a pris la forme de la tolérance (Bayle, Locke ; la laïcité française de ce point de vue, n’en déplaise à ceux qui y voient une création absolument originale et supérieure, est une forme de tolérance, codifiée institutionnellement). Cette tolérance requiert une reconnaissance, de la pluralité des convictions d’une part, et de la légitimité de chacune d’entre elles d’autre part. Cette voie n’est sans doute pas la voie royale d’une solution dogmatique, qui décide du cadre de référence en en faisant une donnée transcendante, universelle : elle conduit à des compromis provisoires, à des consensus partiels et évolutifs, mais il n’y a sans doute pas d’autre issue en démocratie.
- 1.
J’emprunte cette citation, ainsi que la suivante, au précieux article de Marc de Launay, « Le “nihilisme est un état normal” », dans Marc Crépon et Marc de Launay (sous la dir. de), les Configurations du nihilisme, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 2012, p. 29-42, ici p. 32.
- 2.
Honoré de Balzac, « Melmoth réconcilié », dans la Maison Nucingen. Melmoth réconcilié, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1989.
- 3.
Voir l’article de Jean Vioulac, supra, p. 132 sqq.
- 4.
Voir l’article de Gaël Giraud, infra, p. 164 sqq.
- 5.
Voir l’entretien avec André Orléan, « Pour une approche alternative de l’économie », Esprit, février 2012.
- 6.
Faute de place, nous renvoyons à la section « La pensée libérale face au fait monétaire », aux pages 213 à 221 du livre d’André Orléan, l’Empire de la valeur, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2011 (rééd. coll. « Points économie », 2013).
- 7.
Voir Martin Heidegger, Nietzsche, tome 2, Paris, Gallimard, 1972.
- 8.
Montaigne, Essais, I, 20, éd. M. Villey, Paris, Alcan, 1930, t. 1, p. 166.
- 9.
Rémi Brague, le Propre de l’homme. Sur une légitimité menacée, Paris, Flammarion, 2013.
- 10.
R. Brague, les Ancres dans le ciel. L’infrastructure métaphysique de la vie humaine, Paris, Le Seuil, 2011 (rééd. Flammarion, 2013).
- 11.
En plus de la deuxième partie de ce dossier, voir Esprit, « Effervescences religieuses dans le monde », mars-avril 2007.
- 12.
Charles Péguy, Zangwill. Œuvres en prose complètes, éd. R. Burac, vol. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 1401.
- 13.
Nous paraphrasons Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique (1857), Économie, I, éd. M. Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p. 265.
- 14.
Ch. Péguy, Notre jeunesse. Œuvres en prose complètes, op. cit., vol. III, p. 78.
- 15.
Max Stirner, l’Unique et sa propriété, Paris, Jean-Jacques Pauvert et Stock, 1960, p. 9.
- 16.
L’ouvrage fondateur est sans doute celui de Hermann Rauschning, la Révolution du nihilisme, Paris, Gallimard, 1939, dont on trouve un écho déformé dans le Nietzsche de Heidegger, et qui est discuté par Leo Strauss dans sa conférence « Sur le nihilisme allemand », prononcée le 26 février 1941 (avant Pearl Harbour) dans le cadre d’un séminaire de la New School for Social Resarch (trad. dans Leo Strauss, Nihilisme et politique, Paris, Payot, 2004).
- 17.
Voir sur ce point Philippe Raynaud, le Juge et le philosophe, Paris, Armand Colin, 2008, p. 255-271.
- 18.
Friedrich Nietzsche, la Volonté de puissance, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1995, p. 29.
- 19.
Voir infra, p. 173 sqq.
- 20.
Sophie Heine a développé ce point de vue de manière très claire dans un article de la revue de la Ligue des droits de l’homme, Hommes et libertés, juin 2012, n°158, « Laïcité et visibilité de l’islam : de l’identité à la liberté ». Voir aussi son livre, Pour un individualisme de gauche, Paris, Lattès, 2013.
- 21.
Dans Critique et sens commun (Paris, La Découverte, 1989), Michael Walzer explique que la société de Rawls ressemble à un hôtel où tous seraient logés : les clients de luxe et le personnel de service. Mais il remarque que l’on peut aussi préférer vivre « chez soi » plutôt qu’à l’hôtel, même si le confort est moindre. J’ai commenté ce point dans ma préface à M. Walzer, Pluralisme et démocratie, Paris, Éditions Esprit, 1997.