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Les bonnes de Beyrouth

novembre 2017

Durant l’été 2015, à l’occasion de la « crise des déchets » dans la capitale libanaise, le mouvement « Vous puez » (Tal’at Rihaktum) organise des manifestations, qui deviennent massives après la diffusion de vidéos montrant la brutalité des forces de police, pour réclamer une amélioration des services publics (notamment sur les questions de logement, de santé et de distribution d’électricité) et dénoncer la corruption des gouvernants et des partis politiques confessionnels1. Ce mouvement s’inscrit dans une histoire de mobilisations et un réseau d’associations de la société civile2, mais la jeunesse et l’inexpérience des manifestants autorisent leur récupération par les partis politiques et leur infiltration par les forces de police qui cherchent à les décrédibiliser, ce qui conduit à l’épuisement du mouvement.

Selon un universitaire qui nous accueille dans son bureau, les élections municipales de 2016 voient pourtant l’apparition d’une liste citoyenne issue de ce mouvement : Beyrouth, ma ville (Beirut Madinati), qui reçoit 30 % des voix, malgré une faible participation. Pour lui, il s’agit désormais de construire une alternative positive pour les législatives de 2018 : Amal et le Hezbollah, les deux partis chiites, vont sans doute rester alliés, mais il existe de fortes divisions chez les chrétiens et les sunnites ; il y a donc une opportunité pour une liste de la société civile, d’autant qu’une dose de proportionnelle est introduite pour le prochain scrutin.

Pour une coordinatrice de la liste citoyenne présente lors de l’entretien, le programme insiste sur le caractère civil de l’État (ni religieux, ni militaire), le monopole de l’armée et les droits sociaux (retraite, assurance maladie…). Interrogée sur ce que le programme prévoit en faveur des travailleuses domestiques étrangères et le système de « garant » (kafala) qui les régit3, elle est interrompue par l’universitaire qui s’engage alors dans une longue digression sur sa propre expérience d’employeur avec une jeune Éthiopienne qu’il décrit comme une créature inférieure, voleuse, ignorante et colérique. Dans son récit, émaillé de termes méprisants, nous mesurons combien les hiérarchies de genre, de statut social et de race vont de soi dans la société libanaise. Nous nous tournons vers la coordinatrice de la liste citoyenne, qui hoche la tête en approbation : il faut bien que les employeurs obtiennent un retour sur investissement !

Sur le marché des travailleuses domestiques, les prix varient selon l’origine de l’employée. Par un jeu de préjugés sur la force de travail et l’obéissance, les domestiques philippines sont les plus coûteuses, considérées comme plus éduquées. Viennent ensuite les Sri-Lankaises, puis les Éthiopiennes, meilleur marché selon la « représentation ethno-professionnelle4 ».

Les bonnes à tout faire (maids) du Liban, employées sous la tutelle d’un garant, sont dans une situation proche de l’esclavage : « corvéables à merci pour un salaire de misère, parfois battues, voire violées et poussées au suicide5 ». Victimes de la traite des personnes, les Éthiopiennes envoyées au Liban rapportent quelque huit cents dollars aux trafiquants, qui les font passer par des pays voisins depuis que l’Éthiopie – un pays de 80 millions d’habitants, l’un des plus pauvres du monde – a interdit à ses ressortissants de travailler à l’étranger6. À leur arrivée à l’aéroport, elles sont interpellées par la Sûreté générale qui prend leur passeport pour le remettre directement aux mains de l’employeur. Il y a près de 800 000 travailleurs migrants au Liban, soit les deux tiers de la main-d’œuvre totale, dont 250 000 travailleuses domestiques, selon les chiffres de la Banque mondiale. Le Liban n’ayant pas ratifié les conventions de l’Organisation internationale du travail (Oit) de 1949 et 1955, les conventions de Genève de 1951 et la convention de 1990 sur la protection des droits des travailleurs migrants, la réglementation en vigueur expose les travailleuses domestiques à toute forme d’exploitation : confiscation du passeport et des documents officiels, interdiction de sortir, salaire en dessous du minimum légal, retenues arbitraires de gages, travail de 16 à 17 heures en moyenne par jour, parfois forcé, violences verbales (hmara, « ânesse », étant l’insulte la plus fréquente proférée par « Madame »), physiques et sexuelles, avortements forcés, absence de sécurité sociale et d’assurance maladie, interdiction de se syndiquer… Les bonnes du Liban sont psychologiquement, physiquement et juridiquement vulnérables, à la fois comme immigrées, comme travailleuses et comme femmes. L’absence de protection juridique pour les travailleurs étrangers ne les exclut pas pour autant du marché du travail : elle les précarise et les appauvrit, et favorise la formation d’un marché segmenté au bénéfice des employeurs qui recherchent le coût du travail le plus bas7.

Traditionnellement organisées sur une base communautaire (le pays d’origine), les travailleuses domestiques ont créé leur syndicat en janvier 2015, à l’initiative d’un certain nombre d’Ong (notamment les associations Caritas Lebanon et Kafa), de la Fédération nationale des syndicats des ouvriers et des employés au Liban (Fenasol) et de l’Oit. La Fenasol, syndicat proche du Parti communiste libanais, s’est séparée en 2012 de la Confédération générale des travailleurs libanais (Cgtl), décriée pour ses pratiques clientélistes et ses positions conservatrices : la scission a eu lieu après que la Cgtl s’est alliée aux représentants du patronat pour s’opposer au projet du ministre du Travail, Charbel Nahas, une réforme du travail qui garantissait un ajustement périodique des salaires, promouvait les industries productives contre l’économie de rente, renforçait le rôle des syndicats et créait les fondements d’une couverture maladie universelle. La réforme prévoyait notamment d’étendre le Smic aux travailleurs étrangers. Contre la fronde interne, la centrale a tenté de maintenir sa position monopolistique, dénonçant toute création de nouveau syndicat comme une tentative de diviser le mouvement syndical au profit du projet « sioniste » de désorganisation de la société libanaise.

La Fenasol n’est pas non plus exempte de toute critique, puisqu’elle cède au discours xénophobe qui dépeint les travailleurs étrangers comme faisant concurrence aux travailleurs libanais et comme abaissant leur niveau de vie, alors même que les Libanais considèrent que les travaux effectués par les étrangers, domestiques par exemple, sont indignes. Pour tenter d’obtenir une reconnaissance officielle, le syndicat des travailleuses domestiques a dû intégrer trois Libanaises dans son conseil exécutif, dont l’une est élue présidente par l’assemblée générale. Elle-même employeuse d’une travailleuse domestique, elle tient un discours paternaliste fondé sur la pitié : « Nous nous tenons à vos côtés, mais vous devez être bonnes pour nous aussi8. »

Souvent privées du droit de sortir d’un appartement où elles n’ont pas toujours leur propre chambre, les domestiques éthiopiennes de Beyrouth sont rendues largement invisibles dans le paysage urbain, cantonnées à une sociabilité de voisinage lorsqu’elles sortent faire des courses ou promener le chien. Celles qui bénéficient du repos dominical et qui sont autorisées à sortir peuvent retrouver leurs amies dans un salon de coiffure, envoyer un peu d’argent au pays, s’acheter un pain endjara et assister à la messe de l’Église orthodoxe tawahedo.

  • 1.

    Au Liban, le choix – par défaut – d’un État minimal sur une base confessionnelle conduit les communautés à développer des milices armées, à pallier les carences de l’État en dispensant elles-mêmes les services sociaux de base (santé, éducation…) et en développant des pratiques clientélistes.

  • 2.

    Voir Karam Karam, le Mouvement civil au Liban. Revendications, protestations et mobilisations associatives dans l’après-guerre, Paris, Karthala, 2006.

  • 3.

    Les permis de séjour et de travail domestique, d’une durée de trois ans renouvelable, dépendent de la signature d’un contrat de travail avec une agence de recrutement ou un employeur.

  • 4.

    Assaf Dahdah, l’Art du faible. Les migrantes non arabes dans le Grand Beyrouth, Paris, Presses de l’Ifpo, 2013.

  • 5.

    Benjamin Barthe, « Au Liban, les bonnes se rebellent », Le Monde, 17 février 2015. Voir aussi Laure Stephan, « Rêves et calvaire d’une bonne au Liban », Le Monde, 31 mars 2012.

  • 6.

    Voir Matthieu Millecamps, « L’Éthiopie interdit à ses travailleurs de s’expatrier », 27 octobre 2013 (www.rfi.fr).

  • 7.

    Voir Elizabeth Picard, “No Spring for Migrant Workers : Split Labor Market Undermines Lebanon’s Fragile Identity”, dans Nele Lenze et Charlotte Schriwer (sous la dir. de), Converging Regions : Global Perspectives on Asia and the Middle East, New York, Routledge, 2013.

  • 8.

    Citée dans Farah Kobaissy, “Navigating the Minefield of Power : Domestic Workers Labour Union Organising in Lebanon”, Civil Society Review, no 2, décembre 2016.

Rémi Baille

Collaborateur à France Culture et à Esprit, co-fondateur de la revue littéraire L’Allume-Feu.

Jonathan Chalier

Rédacteur en chef adjoint de la revue Esprit, chargé de cours de philosophie à l'École polytechnique.

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