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Membres de Move · DR
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Le cercle de la visibilité

décembre 2021

Le changement de nom de la plus ancienne résidence universitaire de Princeton, renommée d’après Mellody Hobson, une femme d’affaires noire, interroge sur la portée de la réparation symbolique. Il intervient au moment même où l’on apprend que des professeurs de l’université ont conservé, des années durant, les ossements des victimes du bombardement du groupe révolutionnaire MOVE.

J’ai rêvé de Michelle Obama il y a quelques mois. Dans mon rêve, elle est toujours la Première dame. Un groupe d’étudiants lui fait visiter un site archéologique dans le sud des États-Unis. Ils lui expliquent qu’ils ont passé l’été à travailler sur cette ancienne plantation, mais qu’ils n’ont pas trouvé grand-chose. Ils avaient l’espoir de l’impressionner, mais désormais, en lui montrant le site, ils traînent des pieds. Elle demande s’ils ont pensé à chercher sous les fondations du bâtiment principal. Ils ne l’ont pas fait. Ils se dépêchent de le faire et trouvent une boîte en fer toute rouillée. Il y a des bijoux à l’intérieur. Ils sont ravis. Pour la remercier, ils lui donnent un petit collier qui était dans la boîte. Si les représentations de nos rêves sont des mises en scène de notre vie intérieure, que suis-je en train d’élaborer dans ce rêve ? Je veux être vue. Je veux être entendue. Je veux rentrer chez moi.

Malgré ce rêve prémonitoire concernant l’ancienne étudiante la plus connue de l’université de Princeton, j’ai été tout de même surprise de découvrir cette information dans le magazine des anciens étudiants de Princeton : faisant référence à « la pensée et aux politiques racistes » de Woodrow Wilson, l’université a officiellement effacé son nom au fronton de son plus ancien internat, rasé le bâtiment et décidé de reconstruire la résidence étudiante en le rebaptisant du nom de Mellody Hobson, une femme d’affaires noire et épouse de George Lucas, diplômée de Princeton en 1991. Princeton est l’université dont j’ai reçu mon diplôme d’études supérieures en littérature et que j’ai quittée en me demandant si la culture occidentale n’était pas un trompe-l’œil, faisant montre de vertu pour dissimuler un jeu à somme nulle où les gains des uns se font au détriment des autres. Dans un cours que j’y ai suivi, l’un de mes professeurs a fait remarquer aux étudiantes (il n’y avait que des femmes dans le cours) qu’à l’origine, la vertu signifie la virilité : vir veut dire « homme » en latin. Un rictus est brièvement apparu sur son visage.

Quand j’ai lu la nouvelle qu’un internat de Princeton allait porter le nom d’une femme afro-américaine, j’ai persiflé : que cache cette réparation symbolique ? La réponse ne s’est pas fait attendre. Quelques semaines plus tard, j’ai lu l’extrait suivant dans un article du New York Times : « Le 13 mai 1985, en début de soirée, un hélicoptère de la police a volé au-dessus d’un quartier densément peuplé de Philadelphie et a lâché une bombe sur la maison dans laquelle les membres du groupe révolutionnaire MOVE vivaient en communauté. La bombe a provoqué un incendie et la police a commandé aux pompiers de le laisser brûler. Onze personnes, dont cinq enfants, ont été tuées, et plus de soixante habitations voisines ont été détruites… Cette semaine, l’angoisse est revenue quand des responsables de deux grandes universités ont reconnu que des anthropologues ont fait circuler entre eux les restes d’une jeune victime de ce bombardement pendant trente-six ans. Ces restes figurent également dans une vidéo utilisée pour un cours en ligne intitulé “De vrais os. Les aventures de la médecine légale”, enseigné par un professeur de l’université de Pennsylvanie et proposé par Princeton1. »

Peu après, un ami m’a envoyé un article du journal local Billy Penn, qui rapportait que les os avaient été conservés dans une boîte en carton posée sur une étagère à Princeton pendant vingt ans. Une boîte en carton. Voilà, ai-je pensé, l’ombre familière de la réussite américaine.

Une boîte en carton. Voilà, ai-je pensé, l’ombre familière de la réussite américaine.

Quand je repense à mes années sur le campus de Princeton, je me souviens m’être sentie en permanence perdue, comme si je cherchais un endroit que je ne parvenais jamais à trouver. Je me sentais perdue même quand le soleil brillait. J’essayais de me distraire en explorant tous les bâtiments du campus, cherchant le meilleur endroit où étudier, la meilleure vue, comme si tout ce que j’avais à faire était de découvrir la bonne perspective. Pour trouver un point d’ancrage, perdue dans ma quête de nouveaux diplômes, je lisais des livres qui promettaient une vision d’ensemble sur l’écosystème social dans lequel je me trouvais.

C’est ainsi, au début des années 2000, que je suis tombée sur le premier livre de Danielle Allen, The World of Prometheus2. Bien qu’elle n’utilise pas le mot, Allen étudie la magie, au sens de Bourdieu : l’efficacité des rituels pour créer un processus incarné afin d’amnistier ceux qui ont désobéi aux lois de leur cité et afin de métaboliser la colère potentiellement ingouvernable (astunomous orgas) de ceux qui ont subi un tort. Pendant longtemps, cette description de la justice athénienne m’a rendue perplexe : la loi et le rituel sont en effet rarement examinés ensemble. Le paradigme de la chance et de la malchance proposé par le philosophe Bernard Williams raconte l’histoire d’une manière qui nous est plus familière : les forts contre les faibles, les gagnants contre les perdants3. Williams étudie l’idée grecque selon laquelle on naît avec de la chance, idéalement un citoyen masculin riche avec une armée forte à ses côtés, ou bien on se retrouve étranger dans un pays hostile, asservi après la défaite de son peuple dans une guerre. Il souligne qu’Aristote considérait l’esclavage comme une nécessité parce que les esclaves fournissent le travail qui donne aux citoyens masculins le temps libre dont ils ont besoin pour la philosophie et la politique – mais qu’il ne croyait pas à l’infériorité innée de ceux qui vivent dans la servitude. Telle est la loi du plus fort.

Un récit qu’Allen a publié presque deux décennies après son premier livre, Cuz, m’a permis d’apprécier son étude du crime et de la punition sous un nouveau jour4. Il porte sur une tragédie : l’incarcération pendant dix années de son cousin Michael, âgé de 15 ans. Cet enfant, qu’elle considérait comme son « bébé » – y compris lorsqu’elle n’était encore qu’une enfant, fille d’universitaires à Claremont en Californie –, était devenu une statistique. Dénonciation de l’incarcération massive, ce livre m’a ouvert les yeux sur le fil historique qui court à travers l’œuvre d’Allen : ce n’est pas un hasard si elle était, selon ses mots, « attirée par le sujet [de la loi et de la politique athéniennes] jusqu’à devenir frappée par la manière dont une société évoluée et démocratique n’avait fait pratiquement aucun usage de l’emprisonnement ». Son récit de souvenirs était un travail de deuil. Et son étude de la colère avait été politique depuis le début – politique et personnelle.

Je me demande si Allen, elle-même une ancienne étudiante de Princeton, considérerait la reconstruction et la nouvelle appellation de la résidence de Princeton comme un remède de la communauté contre la colère. Quel remède possible contre le bombardement d’êtres humains, contre le fait de laisser leur maison et celles de leurs voisins brûler jusqu’au bout, de tirer sur ceux qui essaient d’échapper aux flammes, de condamner à la prison à vie ceux qui ont survécu, et puis, en douce, de garder comme des trophées les os de ceux qui sont morts au cours de l’attaque ? Quel est le remède possible contre la création et le maintien d’un État carcéral ? Allen tente d’aborder la question de la guerre et de la paix en Amérique dans Talking to Strangers, un livre qu’elle a écrit entre The World of Prometheus et Cuz5. Elle suggère que nous devons continuer à nous considérer les uns les autres comme des amis (philia), à vivre en communauté. Elle n’a pas tort. Il nous faut bien un point de départ.

Devrais-je prendre le train pour suivre la cérémonie d’ouverture du bâtiment Hobson ? Est-ce que le fait d’assister à ce rituel m’aidera à apaiser mes sentiments à l’égard des « structures élémentaires » de la vie en Amérique ? Si, comme Simon Unwin le remarque dans Analysing Architecture, « un arbre détermine un de ses cercles de présence par l’étendue de sa canopée » et « un menhir, comme une statue, s’impose dans le paysage comme une affirmation de la présence de la personne qui l’a placé à cet endroit6 », comment un tel bâtiment va-t-il façonner le microclimat de la vie sur le campus de Princeton ?

Quoi qu’il en soit, je souhaite que ces mots créent, comme la flamme d’une bougie, un cercle de visibilité autour des victimes du bombardement du MOVE, et autour des personnes dont les ancêtres ont été déportés d’Afrique pour construire le « Nouveau Monde ». Nous sommes ici désormais. Il nous revient de nous occuper des ossements de nos morts et des besoins des vivants.

  • 1. Michael Levenson, “Decades after police bombing, Philadelphians ‘sickened’ by handling of victim’s bones”, The New York Times, 24 avril 2021.
  • 2. Danielle S. Allen, The World of Prometheus: The Politics of Punishing in Democratic Athens, Princeton, Princeton University Press, 2000.
  • 3. Voir Bernard Williams, La Fortune morale. Moralité et autres essais [1981], trad. par Jean Lelaidier, Paris, Presses universitaires de France, 1994.
  • 4. D. S. Allen, Cuz: The Life and Times of Michael A., New York, Liveright, 2017.
  • 5. D. S. Allen, Talking to Strangers: Anxieties of Citizenship since “Brown v. Board of Education”, Chicago, The University of Chicago Press, 2006.
  • 6. Simon Unwin, Analysing Architecture: The Universal Language of Place-Making, Londres, Routledge, 1997.

Rose Réjouis

Rose Réjouis est professeur de littérature à The New School. Intéressée par la politique culturelle des affects, du genre, de la race et de la classe, par la pensée juive et la littérature de la diaspora africaine, elle étudie particulièrement les stratégies narratives des minorités sociales et ethniques, en prêtant attention au jeu entre idées et structures littéraires. Elle est également…

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