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Entre Albert Camus et André Malraux : cette rencontre qui n’eut pas lieu

Des années 1940 à 1970, Camus, l’enfant de la Méditerranée, découvre l’univers germanopratin de son aîné et mentor Malraux. En dépit de l’apparente proximité de leurs combats résistants et humanistes et une grandeur spirituelle commune, s’affrontent en réalité deux conceptions de l’art, de la condition humaine, du monde et de la justice. 

Si nous appelons rencontre moins une mise en présence qu’une mise en tension réciproque entre deux ou plusieurs personnes, un mouvement de décentrement de soi vers l’Autre, une rencontre entre l’aîné (Malraux) et le cadet (Camus) ne se produisit pas vraiment.

Albert Camus, André Malraux, Jean-Paul Sartre, parmi d’autres, ne pouvaient pas ne pas se croiser dans ce haut lieu parisien de la pensée qu'était le siège des éditions Gallimard. Malraux est alors déjà une figure reconnue, imposante, incontestée, Prix Goncourt en 1933 pour La condition humaine. Par rapport à Camus, compte tenu de leur différence d’âge et d’aura intellectuelle, il jouerait presque le rôle de père et de conseiller littéraire. Ce père dont Camus éprouve cruellement le manque, après la disparition du sien. Mais un père théâtralement égocentré, dans une mise en scène constante de lui-même, volontiers hautain : le contraire de la modestie et de la sensibilité de Camus.

Sensibilité excessive sans doute, cachée sous un voile de pudeur, à l’inverse de cette insensibilité où Malraux s’emmurait – peut-être par désir de protection, peut-être aussi parce qu’il était viscéralement convaincu que son histoire individuelle avait vocation à se confondre avec la « grande Histoire » dans laquelle elle devait se dissoudre. Chez Camus, la sensation est au départ de l’idée, et l’amour passe avant la morale. Chez Malraux, les fulgurations de l’idée, ou de l’intuition, étouffent la sensation dans l’œuf, et l’amour comme la morale se font remarquer par leur absence.

 

Un profond déséquilibre

Les relations entre des personnalités hors pair sont généralement très souvent contrastées, entachées d’ambiguïtés. Telles furent spécialement les relations entre ces deux fortes personnalités, fortes chacune de leurs fêlures et de leurs faiblesses : souci de représentation chez l’un (André Malraux), folie de vivre, généreuse et désespérée, chez l’autre (Albert Camus). Malraux invente Malraux, en spectateur de sa propre vie, faisant de ses drames personnels une épopée héroïque. Camus n’est que Camus, mais tout entier. Il est resté cet enfant pauvre de Belcourt, faisant de sa solitude et de sa souffrance affamée une raison de vivre avec les autres, et d’aimer. « Le monde de Malraux est un monde d’orgueilleux, je veux dire d’Européens. Ses hommes sont intoxiqués du poison occidental : la croyance à l’individu [1] » écrivait Camus en lisant La Condition humaine[2] dans sa Correspondance avec André Malraux. Le sien est peuplé de personnes humbles, qui croient aux valeurs du collectif. Cette correspondance témoigne, par-delà des liens d’ordre littéraire surtout, d’un profond déséquilibre, peut-être même d’un malentendu.

Le 18 août 1975, lors d’un dernier entretien au château de Verrières, le journaliste Frédéric J. Grover interrogeait André Malraux sur les écrivains qu’il avait connus, qu’il privilégiait ou admirait. « D’une façon générale, les rapports avec d’autres écrivains se situent soit au niveau de la camaraderie – et la conversation avec eux peut être agréable ou intense mais elle ne représente pas grand-chose – soit dans l’affrontement et alors ce sont les écrits qui comptent seuls, soit encore d’ordre accidentel et le contact peut être révélateur mais reste épisodique[3] » (Malraux pensait-il à Camus, et à son accident mortel ?). Frédéric J. Grover lui fait alors remarquer que, dans les Antimémoires, il citait très peu Camus, et que c’était le Camus de la Libération, celui de Combat. Malraux précise qu’en dépit d’une photo très connue les représentant tous deux à Paris dans les bureaux de la NRF, Malraux en uniforme, Camus une cigarette à la bouche, ils s’étaient très peu connus. Après que Camus est venu voir la projection de son film L’espoir et lui a envoyé L’étranger, leurs chemins ont divergé : « Lui a mené sa vie d’un côté et moi d’un autre. Il y avait aussi la différence d’âge qui nous séparait – presque une différence de génération et je l’avais connu tard. Pascal Pia l’avait connu quand il avait dix-huit ans. Quand je l’ai vu pour la première fois il en avait trente et moi quarante-cinq[4] ». Malraux poursuit en qualifiant L’Étranger de « réussite artistique », et, questionné sur la description de la sensibilité absurde dans Le mythe de Sisyphe, il répond : « C’est Chestov et moi. Je dois dire que je ne distingue pas beaucoup ses essais les uns des autres : il y a une coulée Camus. Que pensait Camus ? J’ai le sentiment de sa voix. Qu’est-ce qu’il a dit dans Sisyphe, dans L’homme révolté, dans les pièces? C’est très flou et il me faut faire un effort de mémoire pour redistinguer des œuvres individuelles[5] »

Manière de « couler » Camus (la coulée Camus) ou de lui dénier une pensée, le faisant même sortir du champ des écrivains qui ont de l’importance ? L’Étranger : réussite artistique, mais regardée plutôt comme une prouesse technique à l’instar des romans américains, d’Hemingway ; La Peste : mauvais roman, dont la lecture est très ennuyeuse. Camus « aurait vieilli en sage[6] ».

Ces propos de Malraux, quinze ans après la disparition de Camus et un an avant la sienne, pourraient presque résumer, à eux seuls, ce qui eût pu être une amitié, du moins une proximité, sans doute souhaité par l’un (Camus), indifférente à l’autre (Malraux).

 

Climat intellectuel de l’époque

 

La Correspondance révèle en arrière-fond cette « mosaïque compliquée qu’est le monde intellectuel des années 1940-1950[7] », les engouements et changements de comportement des uns vis-à-vis des autres, les amitiés et les brouilles, la drôlerie de Malraux affichant, en signant le Farfelu – terme qu’il emprunte à Rabelais –, une légèreté et une fantaisie en contrepoint au tragique de l’existence, l’indignation de Camus, en septembre 1942, prenant connaissance de l’accueil fait à L’Étranger – « La "Moraline" sévit. Imbéciles qui croyez que la négation est un abandon quand elle est un choix[8] », bref tout ce petit monde intellectuel parisien brillant mais s’ébrouant dans un cercle germanopratin souvent superficiel dont se défiait instinctivement, comme par nature, l’homme du soleil et de la mer.

Cependant, de nombreuses informations du livre se trouvant déjà dans cet autre, d’Alice Kaplan, En quête de L’Étranger, nous nous concentrerons sur une tonalité générale de leur relation au fil des ans : le « Mon cher » du début devient le plus souvent « Cher » vers la fin quand ce n’est pas un peu sèchement dans une lettre de Camus en 1946: « Je voudrais bien vous voir, Malraux, quand je serai revenu d’un petit voyage dans le Vaucluse[9]. »

Ce que nous pourrions interpréter comme un refroidissement fait suite, il est vrai, à une soirée à Boulogne chez Malraux le 29 octobre 1946. L’atmosphère y fut orageuse. Camus s’y rendit en compagnie de Sartre et de Simone de Beauvoir, que Malraux n’appréciait pas trop, de Manès Sperber et d’Arthur Koestler. La conversation tourna autour de la position à tenir vis-à-vis de l’URSS. Malraux, pouvait-on penser, souhaitait, en étant à l’origine de cette réunion, rallier les intellectuels de gauche au gaullisme. Il échoua. Dans une lettre d’octobre 1946, Camus, dépité, s’ouvre à Malraux : « Vous n’avez pas parlé de tout votre cœur l’autre jour, je suis assez près de vous pour le savoir et aussi, si vous ne le jugez pas inutile, pour désirer connaître ce que vous en pensez. Moi, du moins, j’en ai besoin[10]. » Nous sentons, par-delà l’amère déception de Camus, une certaine naïveté faisant penser à l’enfant qui a besoin de l’affection d’un père, ou plutôt une grande soif de loyauté et de sincérité chez celui qui fait du refus de mentir une exigence difficile à maintenir.

L’inévitable rapprochement avec les trois correspondances publiées précédemment chez le même éditeur entre Camus et René Char (1946-1959) en 2007, Camus et Roger Martin du Gard (1944-1958) en 2013 et Camus et Louis Guilloux (1945-1959) en 2013 fait apparaître d’emblée un contraste et un certain déséquilibre : trente-six lettres seulement avec Malraux contre respectivement cent quatre-vingt-quatre (Char), soixante-neuf (Martin du Gard) et soixante-cinq si l’on compte les lettres non datées (Guilloux) ; mais il rend surtout perceptible un ton moins intime, moins chaleureux, entre les deux hommes[11]. Elle rend progressivement sensible une dissymétrie dans leur relation, qui existait dès l’origine.

Cet échange épistolaire se résume presque à des conseils de lecture, de rencontres avec des écrivains ou avec des journalistes, à des problèmes de contrat, à des difficultés avec la censure de zone libre, à des difficultés financières de Camus espérant une édition de luxe, proposée par Charlot, d’un essai sur Oran comportant des illustrations du peintre Jean Launois : espoir déçu, le Minotaure ou la halte d’Oran paraissant sans illustration en 1950, à questions sur un manuscrit ou sur des adaptations théâtrales (Le Temps du mépris d’André Malraux). Rien de privé, ou presque.

Ce que Camus dit du fossé entre l’Occident et l’Orient, entre deux civilisations, pourrait être transposé aux rapports entre un Européen attaché à l’Afrique du Nord, de culture méditerranéenne, et un Européen plus individualiste et sensible aux messages politiques que spirituels.

Les personnages chez Malraux sont intelligents, peut-être trop, tout en étant déchirés. Chez Camus, ils sont sensibles, peut-être trop, également déchirés. Si le monde de Malraux est un monde d’orgueilleux se confrontant à l’absolu, celui de Camus est un monde d’hommes simples et modestes venant au secours des plus déshérités ou de tous ceux qu’il juge victimes d’injustices.

 

Des obligés mutuels

 

Leur correspondance met en présence Camus et Malraux, non Albert et André. Le vouvoiement y est de rigueur, d’estime et d’admiration ; un échange qui commence le 30 octobre 1941 et s’achève en 1958 ou 1959 après un espacement entre 1947 et 1960, date de l’accident mortel de Camus. Il se limite alors à des demandes et sollicitations toujours prévenantes, surtout de la part de Malraux. Même si celui-ci prédit en Camus un avenir d’écrivain important, s’il l’aide, avec Pia, à être publié et reconnu, s’occupant même de lui obtenir le contrat de Gaston Gallimard, intervenant auprès de lui le 27 novembre 1941 pour que l’essai Le Mythe de Sisyphe et le roman L’Étranger, qui sont jumelés, soient publiés ensemble, la différence d’âge et de notoriété l’incite à en faire un peu son obligé. En témoignent sa demande de lui faire venir des tapis de Tlemcen et la lettre du 15 décembre 1941 où Malraux passe à ce qu’il appelle ses « affaires ». Il demande à Camus, à l’époque où le papier journal se fait rare et où il fallait négocier avec les autorités de Vichy, de lui procurer en provenance d’Algérie de l’alfa brut, cette graminée d’Afrique du Nord qui sert à fabriquer du papier de qualité. Selon Pia, Malraux pense qu’il pourrait ainsi intervenir en enquêteur et en « courtier intéressé[12] ».

En témoigne aussi une lettre du 10 mars 1942 dans laquelle Malraux lui demande de trouver le livre épuisé de l’officier français Édouard Brémond parlant du personnage de Lawrence d’Arabie sur lequel il est en train d’écrire un livre qui deviendra Le Démon de l’absolu[13]. Camus s’empresse de lui répondre « J’ai fait le tour des librairies d’Oran (il faut peu de temps) et je n’ai pas trouvé le livre qui vous manque[14]. » Il assume donc ce rôle d’obligé. Même quand il est devenu lecteur chez Gallimard le 1er novembre 1943, puis membre de son prestigieux comité de lecture et directeur de collection en 1945, il écrit le 23 septembre 1946 à celui qui n’hésite pas à se comparer à un petit Shakespeare qu’il voudrait rééditer le roman de Savinkov Le Cheval blême dans la collection « Espoir » (clin d’œil au livre de Malraux) qu’il dirige. Il demande à Malraux une préface tout en avouant qu’il a peu d’espoir que ce dernier accepte : « Vous êtes le seul à pouvoir parler comme il convient du nihilisme, de la terreur, et de l’impasse où cela mène[15] » : témoignage d’admiration, mais non dépourvu d’ambiguïté car Camus aimerait, peut-être in petto, être celui qui parle du nihilisme et de la terreur.

Autre signe d’allégeance : Camus a toujours reconnu une dette envers La Condition humaine de Malraux. Celui-ci reste toujours dans un rôle de mentor bienveillant vis-à-vis d’un cadet protégé lorsqu’il écrit non sans une pointe d’ironie condescendante le 25 avril 1942 : « J’ai reçu Noces. Vous en pensez vraiment trop de mal. Il y a un petit côté Barrès, bien entendu ; mais tout de même beaucoup de bonnes choses, surtout dans le domaine idéologique[16] . » Camus, qui avait l’idéologie en horreur, a dû apprécier !

Camus ne répugne pas à continuer à se reconnaître débiteur vis-à-vis de Malraux, se comportant presque en élève – peut-être se souvient-il inconsciemment de sa propre posture vis-à-vis de son professeur Jean Grenier – lorsque, recevant le prix Nobel, il déclare publiquement que Malraux l’aurait mérité plus que lui. Celui-ci lui écrit alors un mot que Camus rend public : « Mon cher Camus, votre attitude nous honore tous les deux. A. M. »

 

 

Ce qui les réunit les sépare[17]

 

Les activités de résistance sont, pour l’un, dans les combats puis dans le militantisme politique aux côtés des combattants gaullistes (Malraux), pour l’autre (Camus) plutôt dans le journalisme avec le mouvement clandestin Combat où il retrouve Pia. L’engagement auprès des républicains espagnols, la prise de position contre le coup d’État de Franco, deviennent vite chez Malraux un plaidoyer pour la Résistance et le gaullisme, alors que Camus est davantage séduit par le syndicalisme révolutionnaire qui s’y exprime.

Il n’est pas jusqu’à leurs regards sur la littérature, et leurs goûts littéraires – apparemment si proches –, qui ne divergeassent. L’un (Malraux), s’interrogeant sur la condition humaine, y voit la nécessité de transformer l’expérience la plus large possible en conscience (fait-il dire au personnage de Garine dans Les Conquérants), de combattre le destin pour le transformer en libération, de nier et transfigurer la mort et le néant dans l’art ; l’autre (Camus) y voit celle de combattre l’absurde en essayant de lui donner un sens.

Citons, après le vibrant hommage de Malraux à Camus lors de la conférence de presse suivant l’attribution du prix Nobel, quelques mots de Camus. Après une question d’un journaliste sur ses relations avec Sartre et la réponse ironique de Camus « Ce sont d’excellentes relations, monsieur, puisque les meilleures relations sont celles où l’on ne se voit pas », il s’exprime ainsi sur Malraux : « Malraux a traité de grands thèmes, qui ont été des thèmes vivants pour toute une génération, et toujours vivants, avec son lyrisme intérieur et son goût d’une aventure spirituelle extrêmement élevée, extrêmement pathétique, et personnellement j’avoue que, bien que cela ne corresponde pas à ma nature, ce qui est évident, je n’ai qu’admiration et affection pour une œuvre comme celle-là […] L’homme ne s’est pas borné à prêcher certaines valeurs, il a payé pour elles. Dans l’univers des livres, cette attitude mérite le coup de chapeau […][18]. »

Lyrisme intérieur et aventure spirituelle : Camus a bien perçu les tentations et les grandes tensions hantant la littérature chez Malraux et reconnu que ces préoccupations et ces tensions n’étaient pas les siennes. « Lyrisme intérieur » : voilà de quoi nous surprendre car l’éloquence de Malraux est parfois proche de la grandiloquence, et de la prédication hoquetée. Le lyrisme de Camus sera autre, moins nourri des combats entre les hommes et du tragique de l’aventure humaine que de la célébration du soleil et du bonheur simple malgré l’absurde de la condition humaine.

Son aventure sera moins spirituelle aussi, moins tournée vers le sacré, dans la mesure où ses dieux sont immanents, et non transcendants : des dieux de lumière, la mer, le soleil, la gloire et les parfums de la terre au matin du monde, « la basse continue des oiseaux, les soupirs légers et brefs de la mer au pied des rochers, la vibration des arbres, le chant aveugle des colonnes, les froissements des absinthes, les lézards furtifs[19] ».

Transcendance chez l’un, immanence chez l’autre : l’art les séparait plus qu’il ne les réunissait. Il était la grande affaire de Malraux, qui en avait un souci presque constant. La valeur esthétique de l’art était pour lui inséparable de sa dimension métaphysique. Le Musée imaginaire de chacun est « un Englobant qui a remplacé la Nature ou Dieu […] et qui naît d’œuvres créées afin de manifester l’inconnu[20]  ».

Pour Camus aussi, l’art était une grande affaire. Il se définissait comme artiste plus que comme philosophe. Cependant, l’art n’avait pas la même signification chez les deux. C’étaient les œuvres monumentales de l’esprit comme les pyramides, les fresques, les cathédrales, la peinture, la sculpture chez l’un, l’écriture chez l’autre. « Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n’ai jamais placé cet art au-dessus de tout. […] Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle […] Le rôle de l’écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire ; il est au service de ceux qui la subissent[21] ». L’art a un rôle de justice sociale, alors que, chez Malraux, il ne rend pas solidaire de ses contemporains : il fait dialoguer avec ce qui dépasse l’homme, le faisant échapper à la servitude du réel, en le faisant accéder à l’invisible.

Concernant la religion, l’agnosticisme de l’un s’insurge contre le « Créateur » dont il entend corriger la création par la fiction (Camus) ; l’autre est celui d’une aventure cosmique où la mort ne donne aucune intensité à la vie, et où la métamorphose, loin d’être un accident, est la loi par laquelle nous atteignent les œuvres et l’esprit des civilisations mortes[22]. Chez Malraux, ce sont l’art et la culture qui permettent de s’accorder au monde. Vivait en lui une caresse désespérée de la vie qui appartient à la mort ; vivait profondément en Camus la caresse – con-sentante – d’un accord avec la beauté du monde. Son agnosticisme, s’il le libérait du devoir d’être en paix avec Dieu, lui accordait du moins d’être en paix avec l’énigme du monde.

La souffrance, non plus, n’est pas la même. Communautaire chez Camus, elle est plus individuelle chez Malraux. En empathie avec les humiliés, les opprimés, les persécutés partout dans le monde chez le premier, elle exprime, chez le second, le sacrifice, la cruauté d’un combat pour un pouvoir de survie propre à l’acte de création. Dernier vainqueur du destin, elle accompagne la mort. « Le dernier lieu du Musée imaginaire est l’esprit des artistes, et le jury de la survie est l’assemblée des œuvres qu’élit chacun d’eux dans les décombres de la mort[23] ».

 

Une distance

 

Voici enfin trois indices, parmi d’autres, d’une distance, en dépit de multiples signes d’estime réciproque, voire d’admiration mutuelle, en dépit d’un combat commun, mais parallèle, contre le communisme et d’une dénonciation du totalitarisme stalinien, en dépit même d’un dialogue qui se poursuit par la présence d’échos entre le grand roman asiatique de Malraux, La Condition humaine (1933), et la pièce de théâtre de Camus, Les Justes, jouée en 1949 :

 

Premier indice, lorsque Camus, au moment de la parution de L’Homme révolté en 1951, fut en butte aux attaques malveillantes de Sartre et de son clan, Malraux garda le silence, se consacrant à ses écrits sur l’art.

Deuxième indice : même si Malraux a fait envoyer le 4 janvier 1960, jour de l’accident, deux motards et une voiture à Francine Camus, le discours public d’hommage de la nation dans le petit village provençal de Lourmarin au pied du Luberon, le 11 janvier 1960, en présence d’humbles paysans, de sa femme Francine, de son frère Lucien, et de quelques personnalités proches, ne fut pas prononcé par le Ministre d’État chargé des Affaires culturelles, Ministre de la République. Celui-ci se contenta d’un bref communiqué officiel paru dans Le Figaro du 5 janvier et Le Monde du 6 janvier.

Troisième indice : dans les six Entretiens avec André Malraux sur des écrivains de son temps (1959-1975) de Frédéric J. Grover , Malraux, interrogé sur Camus le 18 août 1975, soit trois mois avant de mourir, répond : « Nous n’avions que Gallimard en commun ». Il ajoute : « Je crois qu’il était surtout un homme de théâtre. »

Après la mort prématurée de Camus, il résonne comme paradoxal et un peu tardif chez quelqu’un qui avait attendu avril 1959, lors d’une conférence de presse, pour exprimer le souhait de confier un théâtre à Camus. C’était le désir le plus cher de Camus au début de son existence – il avait créé le Théâtre du Travail en 1936, devenu en 1938 le Théâtre de l’Équipe. Le premier spectacle du Théâtre du Travail au profit des chômeurs était « Le temps du mépris » de Malraux. Le théâtre avait été aussi présent à la fin de son existence.

En 1958, il confiait à un journaliste de France-Soir lui objectant qu'il n’avait pas de théâtre : « J’en cherche un mais je crains que ce ne soit difficile. Par contre ma troupe est constituée ; je l’appelle ma cellule dramatique volante[24]. »

Manière de suggérer que, dans le domaine des écrits sur l’art, du roman, des essais, des nouvelles, Malraux se jugeait sans concurrent ? Manière, plus positive, de saluer l’homme de théâtre que lui, Malraux, aussi théâtral fût-il, n’a pu, ou prétendu, être ? Ou bien encore manière de laisser entendre que leurs intérêts intellectuels différaient profondément : ils s’orientaient davantage, pour l’un (Malraux), vers l’art, le questionnement métaphysique sur le destin, et vers les épopées héroïques des tragédies de l’histoire, dont il était un acteur engagé dans la Résistance gaulliste ; pour l’autre (Camus), vers des chroniques de journaliste, comme vers des récits plus intimes, célébrant les corps, les Noces de la mer, de la terre et de la lumière, le courage de la lucidité comme consentement aux limites (consentir enfin à vivre), ou le « oui et non » de la révolte : « […] le soleil m’apprit que l’Histoire n’est pas tout[25]  ». À quoi Malraux eût pu répondre peut-être : « L’Histoire m’apprit que le soleil était noir ».

Le 20 juin 1968, au Palais des Sports, Malraux s’exprime sur la crise de civilisation – « Notre civilisation, qui n’a su construire ni un temple ni un tombeau, et qui peut tout enseigner, sauf à devenir un homme, commence à connaître ses crises profondes, comme les précédentes connurent les leurs[26] » – singulier écho à la conférence de Camus sur La Crise de l’homme[27], ou à ces mots du Discours de Suède : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse[28] ».

L’un comme l’autre croyaient que, si nous nous gardons de lui donner un nom "puérilisé", c’est à la jeunesse qu’il appartient de répondre aux interrogations de notre civilisation, « qui ne parvient ni à chasser l’inconnaissable ni à l’accueillir[29] ». Encore faudrait-il qu’elle trouvât de quoi rêver.

En dépit de profondes différences sur le destin du monde, l’amour, la justice, la liberté, la vocation de l’art, de la littérature, quelque chose d’irrationnel, et qui nous échappe, les réunit par-delà leurs personnes. C’est sans doute ce que l’on appelle la grandeur.

 

Guy Samama

 

 

[1] Albert Camus, “À propos d’André Malraux (1934)”Écrits posthumes, in Œuvres complètes IV 1957-1959, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 1333.

[2] Voir André Malraux - Albert Camus, Correspondance. 1941-1959 et autres textes, édition établie, présentée et annotée par Sophie Doudet, Paris, Gallimard, 2016, (153 p.), p. 75.

[3] Frédéric J. Grover, Six entretiens avec André Malraux sur des écrivains de son temps (1959-1975), Paris, Gallimard, coll. « idées »1978.

[4] Ibid., p. 145.

[5] Ibid.

[6] Ibid., p. 146.

[7] Correspondance, op cit., p. 10.

[8] Ibid., p. 54, note 3.

[9] Ibid., p. 63.

[10] Ibid., Avant-propos, p. 22. Nous soulignons.

[11] Voir notre article « Des dieux de lumière » in revue APPROCHES, n° spécial « Albert Camus », octobre 2013, p. 25-35.

[12] Ibid., n. 2, p. 36.

[13] Correspondance, op cit., p. 40.

[14] Ibid., p. 44.

[15] Ibid., p. 59.

[16] Ibid., p. 45.

[17] Ibid., Avant-propos, p. 16-17.

[18] Albert Camus, O. C. IV, 1957-1959, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 286-287.

[19] Albert Camus, « Retour à Tipasa », in L’été.

[20] André Malraux, Discours prononcé à la Fondation Maeght (12 juillet 1974), Inauguration de l’exposition “André Malraux et le musée imaginaire”, in O. C. III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p. 883.

[21] Albert Camus, Discours de Suède (10 décembre 1957), O. C. IV, p. 239-240.

[22] Voir André Malraux, Antimémoires 1, éd. Gallimard, 1967, p. 346.

[23] Ibid., p. 892.

[24] Albert Camus, Interview à « France-Soir », 1958, in O. C. IV, p. 650.

[25] Albert Camus, Préface de L’envers et l’endroit, in O. C. I, 1931-1944, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p. 32.

[26] André Malraux, Discours du 20 juin 1968 au Parc des expositions.

[27] Albert Camus, La crise de l’homme, conférence prononcée à l’Université Columbia au McMillin Theater le 28 mars 1946, éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, O. C. II, 1944-1948, 2006, p. 737-748.

[28] Albert Camus, Discours de Suède, discours du 10 décembre 1957, O. C. IV, p. 241.

[29] André Malraux, Le miroir des limbes, Discours prononcé à la Fondation Maeght, Inauguration de l’exposition “André Malraux et le Musée imaginaire”, Fondation Maeght, 12 juillet 1974, , O. C. III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 894.

Guy Samama

Professeur agrégé de philosophie, directeur de la rédaction de la revue Approches.

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