
Le LBD ou le chaos ?
Les violences observées lors du mouvement des Gilets jaunes sont particulièrement préoccupantes. On parle de milliers de blessés, plus de 2 000 chez les manifestants, un millier chez les policiers et gendarmes. Actuellement, la meilleure source est le recensement méticuleux des blessés chez les manifestants, au cours d’une opération de police, fait par le journaliste David Dufrenne sur Mediapart, qui dénombre un décès (à Marseille), 350 blessures graves, dont 50 journalistes, 37 mineurs ou lycéens, 13 passants et 13 médecins de rue, à la date du 23 février 2019. Il trouve 198 blessures à la tête, 21 éborgnés et 5 mains arrachées. Je ne vois pas dans l’histoire contemporaine française de désordre civil qui ait donné lieu à plus de violences.
Les blessures sont liées à l’usage des armes « moins mortelles », « intermédiaires » ou « à létalité réduite » classées par le ministère de l’Intérieur comme armes de guerre. Au 19 janvier 2019, plus de 6 200 tirs de balles en caoutchouc avaient été réalisés, selon Libération. Un neurochirurgien à Besançon explique qu’un « projectile de type Lbd40, […] c’est comme si on vous lâchait un parpaing de vingt kilogrammes sur le visage d’une hauteur d’un mètre ! » et que les grenades explosives « contiennent une charge de vingt-cinq grammes de tolite (Tnt) dont l’explosion projette des fragments métalliques et/ou dix-huit palets de dix grammes de caoutchouc dur (dix boules de pétanque par palet) […] avec un effet de blast blessant (arrêt cardiaque, dilacération de membre, visage, œil) et assourdissant (réacteur d’avion au décollage)[1] ».
On comprend pourquoi, devant l’empilement des preuves vidéo et des témoignages, l’usage de ces armes a fini par provoquer un débat public dans les médias généralistes, malgré leur réticence à aborder la question. Le mouvement des Gilets jaunes restera d’ailleurs dans l’histoire comme le moment où la vérité ministérielle et la vérité syndicale auront dû s’accommoder de la vérité des manifestants tant les vidéos sont nombreuses, y compris sur le même incident. La question de la violence d’État est tout à fait classique en science politique, elle est même au fondement de la réflexion sur les formes modernes de la « domination politique », pour parler comme Max Weber. La démocratie libérale correspond à la valorisation du gouvernement par le consentement, et non la force. Dans cette perspective, un régime est durable non pas parce qu’il est défendu par la force (la police, l’armée), mais parce qu’il obtient la reconnaissance de son droit moral à gouverner. De même, la question de la violence est centrale dans la sociologie de la police, instrument immédiatement disponible de distribution de la force en fonction de l’appréciation de la situation par ceux qui la dirigent, pour paraphraser Egon Bittner, un des fondateurs de la science de la police[2].
La relation entre
la police et la population se comprend en fonction du rôle de la police
en démocratie.
L’usage de la violence par cette sorte d’administration armée qu’est la police ne se comprend qu’en relation directe avec la nature du régime politique. À trop se focaliser sur les dérives individuelles ou les mauvais emplois des armes mortelles ou « moins mortelles », on oublie que le choix de doter les agents de ces armes et l’autorisation de les employer sont de nature politique. Ainsi, l’équilibre entre la liberté d’expression par la manifestation et l’ordre a été recherché une fois la IIIe République installée, ce qui a permis de mettre un terme au maintien de l’ordre sanglant tel qu’on l’avait connu au xixe siècle. Le préfet de police Lépine, républicain modéré, a développé à partir de 1893 une science pratique faite de sommations et de fixation de la foule dans des espaces limités, ainsi que d’utilisation de messagers pour faire connaître son approche équilibrée aux manifestants. De même, l’affirmation des grands principes du contrôle des foules en Europe est liée à la consolidation des démocraties. L’idée que la police ne tue pas les manifestants et celles d’une graduation dans l’utilisation de la force ou du fait de tenir à distance les manifestants et les policiers sont maintenant partagées en Europe.
La relation entre la police et la population, même en situation de maintien de l’ordre, se comprend en fonction du rôle de la police en démocratie[3]. La question de la violence d’État renvoie donc à la morale publique, à la question : « De quoi l’État a-t-il le droit ? » Les différences pour le maintien de l’ordre qui existent entre pays européens permettent de l’illustrer. En croisant les informations disponibles sur les armes « moins mortelles » et l’index de démocratie, on apprend que les pays nordiques, mais aussi le Royaume-Uni, l’Autriche et l’Allemagne[4] – qui ont une note élevée de libertés civiles (c’est-à-dire supérieure à 9) – n’autorisent pas du tout ces armes. Mais on remarque aussi que l’Espagne et le Portugal sont des exceptions. C’est l’effet mano dura bien connu en Amérique latine : transition démocratique et police respectueuse des droits sont deux choses qui ne sont pas synchronisées. Un second bloc est constitué des pays qui ont une note de démocratie inférieure (Grèce, Italie, Croatie, mais aussi Pologne, Estonie, Turquie et France). Les démocraties les plus respectueuses des libertés se distinguent de celles qui le sont moins. Nonobstant la posture du ministère de l’Intérieur qui veut que ce soit « le Lbd ou le chaos », la comparaison européenne montre qu’il n’y a pas qu’une seule manière de faire la police, mais autant que de manières d’envisager les libertés.
Il faut aussi analyser la dynamique microsociale. La violence est par nature interactive. Les acquis de la sociologie des manifestations violentes (Anne Nassauer ou Olivier Fillieule) pourraient expliquer plusieurs aspects de la dynamique violente des acteurs du mouvement des Gilets jaunes en France[5]. Un contexte de tension : le sentiment d’injustice chez les participants qui formulent des propositions irréalistes (« Macron démission ») ; la présence de groupes plus politisés et expérimentés qui se nichent dans un contexte plus général de tension ; le sentiment de perte de contrôle de la police face à un mouvement inconnu et des signes d’escalade (bâtiments officiels ou symboliques endommagés) ; une communication défaillante de la police avec la manifestation, rendue plus complexe du fait du fractionnement et de l’hétérogénéité du mouvement ; une hétérogénéité des forces de police (gendarmerie, Crs, unité d’interventions) ; le choix de la dramatisation (annoncer des « factieux » qui menacent le régime) et la dureté de la réponse par le gouvernement avec une multiplication des incursions dans la foule protestataire ; le fait de se sentir attaqué chez les policiers et aussi chez les manifestants par la police (escalade dans l’usage des Lbd, incursions), augmente l’animosité. Lorsque la tension monte, l’équilibre est rompu, l’affrontement se produit. En résumé, les analyses unilatérales faites de gentils policiers contre des méchants manifestants ou l’inverse apparaissent peu convaincantes aux spécialistes des manifestations.
En conclusion, je voudrais revenir sur le rôle de l’autorité politique. Qu’est-ce qui explique qu’un gouvernement se prépare à l’escalade ou à la désescalade ? Qu’est-ce qui explique le droit moral que se donne un État de blesser grièvement les citoyens ou le fait qu’il se l’interdise ? Ce n’est pas un hasard si ce sont les pays nordiques et l’Allemagne, les plus soucieux des droits fondamentaux, qui ont lancé une réflexion et se sont orientés depuis les années 2000 vers la désescalade et l’élaboration de la doctrine dite « Godiac », qui place le dialogue et l’absence d’usage indiscriminé de la force en son cœur. Il en va de même pour l’armement. Ces choix ne s’expliquent pas parce que ces pays étaient indemnes de toute violence de rue. Au cours des larges émeutes de 2011 à Londres, déclenchées par le tir d’un policier qui tue Mark Duggan, les responsables policiers décident de ne pas utiliser les Lbd (réservés aux unités d’intervention) : selon eux, leur usage ne ferait qu’empirer les choses et serait contraire à leur conception d’une relation entre police et population fondée sur le consentement. Pareillement, confrontés à des violences qui font mille blessés lors d’une réunion du G8 à Rostock en 2007, la CDU et le syndicat majoritaire des policiers allemands rejettent les appels du pied de l’opposition pour les introduire. On constate donc que ce ne sont pas les violences lors des manifestations qui expliquent la forme du maintien de l’ordre et le choix des armes des policiers, mais les conceptions de la démocratie, des relations entre l’État, la police et les citoyens.
[1] - Laurent Thines, « Les soignants français pour un Moratoire sur l’utilisation des armes dites “moins létales” », change.org. Le 26 février 2019, la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe demande à la France de « suspendre l’usage du Lbd » (CommDH[2019]8).
[2] - Voir, en français, Egon Bittner, « De la faculté d’user de la force comme fondement du rôle de la police », Les Cahiers de la sécurité intérieure, n° 3, novembre 1990-janvier 1991.
[3] - Sebastian Roché, De la police en démocratie, Paris, Grasset, 2016.
[4] - Dans les pays fédéraux ou quasi-fédéraux, la pratique peut varier suivant les États membres. Ainsi, en Allemagne, un seul des seize Länder autorise l’usage du Lbd.
[5] - Voir Olivier Fillieule, « L’émergence de la violence dans la manifestation de rue. Éléments pour une analyse étiologique », Cultures & Conflits, n° 9-10, 1993 et Anne Nassauer, “Situational dynamics and the emergence of violence in protests”, Psychology of Violence, vol. 8, n° 3, 2018.