
Le pouvoir numérique chinois
La politique de contrôle numérique mise en place par le régime chinois a fait couler beaucoup d’encre en Occident. Pourtant, les rouages du système de « crédit social » sont encore mal connus. Conçu en premier lieu pour garantir le maintien de l’ordre public, ce dispositif révèle des tensions entre le gouvernement et les entreprises privées.
Depuis une quinzaine d’années, Séverine Arsène mène des travaux de recherche sur différents aspects de la politique numérique du gouvernement chinois1. Ces travaux portent tant sur le développement industriel et commercial des technologies de l’information et de la communication que sur les transformations des méthodes de surveillance et de propagande, les stratégies d’influence à l’étranger ou encore le développement du système de crédit social. Alors que la conjonction, en Chine, de méthodes de gouvernement autoritaires avec le développement volontariste des technologies numériques est l’objet d’une certaine fascination en Occident, nous avons souhaité l’interroger sur le fonctionnement et les caractéristiques de ce nouveau pouvoir numérique chinois.
Le contrôle de l’information et de la communication joue manifestement un rôle central dans la consolidation du régime de Xi Jinping et du pouvoir exclusif du Parti communiste chinois. Vous mettez toutefois en évidence, dans plusieurs de vos articles, une part de fantasme dans nos représentations de ce pouvoir numérique, car ce dernier ne fonctionne ni tout à fait sur le mode orwellien de Big Brother, ni comme dans un épisode de la série Black Mirror… L’Internet chinois, tel que vous le décrivez, n’est pas un système unique, intégré et cohérent, piloté de façon centralisée par un pouvoir omniscient et omnipotent, mais il repose plutôt sur un ensemble composite de politiques, de méthodes et de procédures qui s’imbriquent et se complètent plus ou moins bien.
Si l’on s’intéresse au contrôle de l’information en Chine de façon assez extensive, au-delà du seul fonctionnement de l’espace public en ligne, il faut commencer par affirmer qu’il existe effectivement de nombreuses initiatives relevant de la surveillance. La police chinoise et les bureaux de sécurité publique se dotent de capacités de surveillance importantes, qui comprennent à la fois des moyens techniques (notamment des caméras, dont certaines sont équipées de reconnaissance faciale) et des moyens humains (lesquels s’appuient sur l’héritage du système léniniste, mis au service de la surveillance numérique). Cependant, le système chinois n’est pas infaillible : il peut être contourné, voire saboté. Il est encore loin d’incarner l’omnipotence du contrôle politique qu’Orwell décrit dans 1984. Par ailleurs, le territoire n’est pas couvert de manière homogène par les différents dispositifs de surveillance et de contrôle : des initiatives de nature et d’ampleur diverses peuvent être mises en place à l’échelle locale par les autorités publiques, qui répondent à des objectifs de surveillance et de stabilité sociale qui ne sont pas toujours les mêmes. Les enjeux politiques et disciplinaires ne se présentent pas tout à fait de la même manière selon la zone que l’on considère ; les outils et les ressources mobilisés ne sont par conséquent pas strictement identiques.
Un contrôle sophistiqué de l’espace public
Si les objectifs de surveillance et de contrôle sont un héritage ancien, vous décrivez une évolution rapide de leurs méthodes : censure et propagande se sont adaptées à l’usage généralisé des technologies d’information et de communication numériques, et au développement des réseaux sociaux. Pouvez-vous nous expliquer, dans les grandes lignes, le fonctionnement de ce « contrôle 2.0 » ?
En matière de contrôle de l’espace public, la logique élaborée progressivement par les autorités chinoises est la suivante : il n’est pas nécessaire d’étouffer les sujets politiques complètement ; il suffit d’être à même de les détecter et de les renvoyer vers la marginalité ou de les discréditer. Ainsi, même si une idée contestataire est susceptible d’apparaître dans l’espace public, on ne lui laisse pas le temps d’infliger des dommages très sévères au pouvoir en place ou à la légitimité du Parti. Pour ce faire, le gouvernement chinois a tout d’abord tâché d’affiner ses moyens de surveillance et de suppression des conversations en ligne. Cela suppose une course à l’amélioration technique des outils informatiques, la population apprenant rapidement à contourner les nouveaux moyens de filtrage en employant des métaphores, des images ou des jeux de mots sans cesse renouvelés. Le gouvernement sait bien que son dispositif n’aura jamais 100 % de réussite et qu’il sera toujours en retard sur l’inventivité des sujets politiques.
Les outils de propagande se font eux aussi de plus en plus sophistiqués. On peut distinguer ce qu’on pourrait appeler une propagande officielle et une propagande officieuse. La première mobilise, à tous les échelons administratifs, la capacité des autorités à s’adresser au grand public pour démontrer l’efficacité du gouvernement dans sa réponse aux scandales ou aux attentes de la population. Il s’agit, en somme, de communication publique assez classique, et l’on observe que l’État chinois a beaucoup investi ces dernières années pour doter son administration de compétences dans ce domaine. La seconde, la propagande officieuse, consiste plutôt à noyer les échanges en ligne sous un flot de publications explicitement en faveur du régime : on paie des armées de petites mains que l’on charge d’inonder la toile d’avis et de phrases conformes à la rhétorique du Parti, ou contenant un certain nombre de mots-clés. Par ailleurs, il existe aussi sur les réseaux sociaux des contributions dont l’objectif principal n’est pas tant de convaincre que de rendre l’espace public inhospitalier, et donc de paralyser tout débat constructif. Ici, il s’agit plutôt de noyer les échanges sous des publications inutiles, des invectives, des interventions hors sujet, qui désorganisent la discussion et la rendent la plus désagréable possible.
La stratégie consiste donc à ne pas supprimer toute discussion critique : les autorités trouvent un intérêt certain à en conserver une petite partie, utile pour détecter en amont les sujets brûlants dont les politiques publiques devront tenir compte. Internet présente un état des lieux relativement sincère de ce qui se passe dans la société ; il permet aux informations de remonter sans être bloquées à tous les étages par les échelons de la hiérarchie. L’équilibre à trouver est fluide : parfois, le gouvernement peut laisser une controverse se dérouler car il estime qu’elle servira ses intérêts à un niveau supérieur. Les protestations à caractère nationaliste peuvent, par exemple, être instrumentalisées dans le cadre de négociations diplomatiques à l’international… L’État chinois est ainsi en capacité de moduler sa réponse afin de tirer un profit maximal de la demande populaire. Ce faisant, il court parfois le risque que la protestation échappe à son contrôle.
Pour décrire ces usages tactiques des réseaux sociaux, vous vous référez notamment au modèle proposé par Margaret Roberts2, qui classe ces différentes méthodes selon qu’elles reposent plutôt sur la peur, la friction ou l’inondation. Vous venez d’évoquer les phénomènes d’inondation et de friction, mais le gouvernement chinois a également recours à des procédés plus basiques d’intimidation… Que risque-t-on exactement si l’on est un blogueur dissident sous le régime chinois ?
Tout dépend de qui vous êtes et des soutiens dont vous pouvez éventuellement bénéficier. La ligne rouge à ne pas franchir est celle des critiques directes adressées aux dirigeants ou la remise en cause de l’unité nationale (sur des questions liées au Tibet ou à Taïwan par exemple). Une critique élaborée sur l’un de ces sujets attirera très probablement l’attention du régime. À partir de là, les choses se déroulent graduellement. Les publications qui contiennent trop de mots-clés sensibles peuvent d’abord être supprimées automatiquement. En cas de récidive, et si les autorités s’aperçoivent que l’internaute est parvenu à contourner les dispositifs de censure, il peut recevoir un avertissement. Soit de manière indirecte : un collègue lui conseillera, de manière informelle, de mettre fin à ses activités contestataires. Soit de manière plus frontale : des membres du bureau de la sécurité publique s’inviteront alors chez lui pour lui expliquer en quoi ses publications leur déplaisent. À ce niveau-là, l’intimidation commence à être assez sérieuse. L’étape suivante consiste en un isolement forcé de quelques heures ou quelques jours, pour interrogation dans un hôtel ou dans un commissariat. La pression des autorités s’adapte à la menace que présente chaque situation. Dans le cas de personnes très influentes, qu’il est crucial de faire taire, le gouvernement peut recourir à l’arrestation et à l’emprisonnement, pour des motifs qui peuvent être complètement factices (atteinte à l’ordre public, fraude fiscale, etc.), mais ces personnes sont parfois soutenues au sein du régime et peuvent poursuivre leurs activités plus loin que le simple quidam.
Quel est le niveau de conscience, dans la population, du degré de liberté qu’il est possible ou non de mettre en œuvre dans l’espace public ?
Globalement, les gens sont très conscients de l’emprise du pouvoir sur l’espace public. À mon sens, la sophistication croissante des outils de censure sert moins un objectif de discrétion que de confort. L’intimidation, par définition, doit être visible : les arrestations et les représailles signalent qu’il existe des limites à ne pas franchir. En revanche, il n’est pas toujours aisé de savoir où se situent ces lignes rouges ; il n’existe pas de règles explicites établissant ce qui est dicible ou non dans l’espace public, si bien que la marge de liberté laissée aux sujets politiques est souvent ambiguë. Sur de nombreuses questions, cela génère de l’autocensure. La menace des représailles, presque davantage que les représailles elles-mêmes, garantit le silence de la majorité, ce qui est très exactement le but des autorités.
La sophistication croissante des outils de censure sert moins un objectif de discrétion que de confort.
Dans le même temps, le gouvernement chinois a intérêt à ce que l’espace public reste un endroit confortable, où les citoyens peuvent s’adonner au divertissement ou au commerce. De ce point de vue, la discrétion reste effectivement de mise. Lorsqu’on interroge les Chinois sur ces questions, la plupart sont parfaitement conscients de l’existence de la censure. Ils l’ont souvent expérimentée par eux-mêmes, soit en postant une publication censurée sur un forum, soit en assistant en direct à la suppression d’un message qu’ils étaient en train de lire… Plus difficile à mettre en évidence est la censure mise en œuvre sur des plateformes telles que WeChat, qui touche jusqu’aux conversations privées. La plateforme traduit elle-même la censure dans les pratiques et dispositifs techniques qui lui sont propres, au détriment parfois de ses objectifs entrepreneuriaux.
Pour ce qui concerne l’espace public, comme en matière de surveillance, le contrôle s’appuie donc sur un mélange de dispositifs techniques et de moyens humains.
La censure s’organise comme un mille-feuille, qui implique une multiplicité d’acteurs et de dispositifs. Elle passe d’abord par une régulation légale, laquelle opère toutefois à un niveau très vague, très général, et assigne des responsabilités aux différents acteurs (plateformes, internautes, etc.). Les médias traditionnels subissent eux aussi une censure très stricte. En concurrence pour capter l’attention du public, ils cherchent malgré tout à proposer une information intéressante, ce qui les amène à jouer régulièrement avec les limites de ce qu’il est possible ou non de dire.
Sur Internet, la donne est bouleversée par la possibilité offerte aux utilisateurs de publier eux-mêmes des contenus. Pour contrôler ce phénomène, le gouvernement a d’abord tâché de responsabiliser les fournisseurs d’accès Internet. Ce sont en général des sociétés à capitaux publics, peu nombreuses, auxquelles il est demandé d’effectuer l’essentiel de ce qu’on appelle la « grande muraille numérique », c’est-à-dire le filtrage des sites internet étrangers. Une autre strate de régulation se situe au niveau des fournisseurs de services. Cette fois-ci, il s’agit plutôt de sociétés privées, qui entretiennent avec les autorités des rapports complexes. Elles dépendent des autorisations du gouvernement pour obtenir les licences indispensables à leur activité, leurs cadres sont souvent cooptés au sein du Parti, et elles sont assujetties à des règles spécifiques. C’est dans ce contexte que l’on observe le plus d’initiatives pour automatiser la censure, et rendre ainsi le travail de modération le plus efficace et le moins cher possible.
Une part non négligeable de la censure est en réalité de l’autocensure.
Les sociétés reçoivent des directives des autorités, qui émanent du département de la propagande, mais également des municipalités, ou d’autres branches de l’État. Ces dernières définissent quels sujets peuvent être mis en valeur dans le flux des informations et quels éléments ne doivent pas apparaître. Par suite, chaque société se charge d’appliquer ces directives de la manière qui sert le mieux ses propres intérêts. Là encore, on constate une contradiction entre les restrictions imposées par le régime et les objectifs poursuivis par les entreprises, puisque ces dernières dégagent d’autant plus de bénéfices que leurs publications sont intéressantes ou controversées, et suscitent du trafic sur leur plateforme. Finalement, cette intimidation agit en dernier ressort sur les utilisateurs eux-mêmes. Une part non négligeable de la censure est en réalité de l’autocensure, puisqu’elle a trait à la façon dont les utilisateurs perçoivent l’environnement numérique et en déduisent ce qui y est dicible ou non. Le phénomène de la censure est donc complexe à appréhender dans sa globalité, parce qu’il repose sur cette superposition de règles légales, techniques et morales.
L’édifice complexe du crédit social
Vous évoquez également cette intrication de règles dans votre description du système de crédit social, auquel on a commencé à s’intéresser de plus près notamment à partir de la publication, en 2014, d’un « Plan de programmation pour la construction d’un système de crédit social ». Souvent mal connu et mal compris vu d’Occident, ce système est en réalité lié au fonctionnement ordinaire des entreprises et des administrations plutôt qu’à une forme de surveillance ultramoderne.
Les imaginaires collectifs ont en effet fonctionné à plein dans l’appréhension du système de crédit social. Quand l’État chinois a annoncé qu’il allait consolider ce qui n’était jusqu’ici qu’une série d’expérimentations locales, pour l’intégrer dans un système d’ampleur nationale, les réactions médiatiques ont été très nombreuses. Beaucoup, toutefois, contenaient des informations erronées, au premier rang desquelles l’association de ce système avec le développement du big data et de l’intelligence artificielle. On a également présenté à tort ce système comme un dispositif unifié et généralisé à l’échelle nationale, constituant une base de données commune pour l’ensemble de la population. À mon sens, le premier enjeu du crédit social n’est pas technologique. C’est d’abord une question de maintien de l’ordre public, avec l’objectif de créer un environnement favorable au développement économique. Ce système peut certes fournir des ressources supplémentaires aux autorités pour assurer le contrôle politique, mais ce n’est pas sa finalité première.
Quantité de délits ordinaires restent impunis en Chine : dettes impayées, arnaques à répétition… L’idée du crédit social consiste à introduire des sanctions supplémentaires par rapport à celles déjà prévues dans la loi pour ces délits, dans le but de forcer l’application des règles en dotant l’État d’instruments de coercition plus efficaces. L’initiative souligne donc en premier lieu l’impuissance du régime à assurer l’application des lois. Le fameux plan de 2014, qui présente le système, comporte d’ailleurs plusieurs pages d’attendus concernant les domaines d’application envisagés pour le crédit social, avec une liste détaillée des problèmes de société qu’il est censé résoudre. Précisons encore que le système de crédit social ne comporte pas, stricto sensu, de dispositif de surveillance de la population. Les caméras présentes dans les rues sont installées par la police ; c’est donc une administration différente qui se charge de la surveillance. Le crédit social travaille essentiellement sur des données récoltées au préalable par les administrations – fiscales, municipales, etc. – au fil de leurs activités ordinaires. Il récupère, sur la base de ces informations, de quoi établir un système de récompenses et de sanctions pensé pour inciter au respect de la loi et diminuer les cas de récidives.
Le terme de « crédit » évoque d’abord le secteur bancaire… S’agissait-il d’abord de favoriser les relations de confiance nécessaires au développement d’un marché intérieur chinois ?
Au début des années 2000, le régime chinois faisait face à plusieurs difficultés économiques, au premier rang desquelles figurait le sous-développement du crédit bancaire. Ce retard par rapport à ce qui existait déjà en Europe et aux États-Unis était considéré comme un frein à son essor. Le développement du secteur bancaire et, en particulier, l’élaboration d’un historique de crédit étaient donc vus comme des axes prioritaires de progrès. En même temps, d’autres questions sociétales, liées aux insuffisances du système judiciaire, à la corruption, et, de manière plus générale, à la nature du régime, se faisaient jour. La question sécuritaire ainsi que de nombreux scandales, alimentaires ou industriels, s’imposaient également comme des enjeux de taille. Toutes ces difficultés, auxquelles le développement des nouvelles technologies de traitement de données semblait pouvoir apporter une réponse unique, sont à l’origine du système de crédit social. L’entreprise initiale d’élaboration d’un historique de crédit a été élargie à des données plus vastes, plus générales, qui ont permis d’intégrer d’autres aspects de la vie des citoyens. Les objectifs de cette nouvelle politique ont été annoncés dans un document de 2014 qui pose un cadre général pour les administrations et invite le secteur privé à collaborer avec le régime. Chaque branche, à l’échelon local, s’est ensuite efforcée de traduire ces objectifs en fonction de ses moyens et de ses enjeux.
Le système n’est donc pas réellement intégré ni unifié ?
Pour que le système soit unifié au niveau national, il aurait fallu que tout soit conçu organiquement, et défini en amont par le régime, l’ensemble des données pouvant être intégré dans le même système. Or le système de crédit social fait plutôt face à l’heure actuelle à une profusion de données collectées au préalable, puis stockées dans des bases de données différentes. Au sein de chaque administration, on décide donc en interne comment seront organisées et classées les données que l’on collecte. Par suite, on communique au système centralisé, Credit China, une liste de citoyens sanctionnés, placés sur une liste noire spécifique selon le jeu de critères que l’on possède (le centre des impôts enverra, par exemple, une liste de mauvais payeurs). C’est uniquement cette liste de noms, assortie éventuellement de la raison de leur fichage, que reçoit le système centralisé. Chaque échelon administratif est donc libre de construire son propre classement et ses propres listes. Or cette construction est un réel enjeu de pouvoir. Je ne crois pas que l’on parviendra, à court terme, à une interopérabilité de ces banques de données, car il ne s’agit pas de simples barrières techniques. Les administrations n’ont en effet aucun intérêt à se dessaisir de leurs prérogatives en matière de traitement et d’interprétation des informations qu’elles collectent. En s’en séparant, elles perdraient la main sur les données dont elles disposent et sur les formes de pouvoir qui en découlent.
Une fois ces listes de noms constituées, le système suit une démarche assez basique de naming and shaming, laquelle consiste à exclure les personnes citées d’un certain nombre d’avantages sociaux (dépenses somptuaires, retrait de qualifications professionnelles, accès à la commande publique, etc.). Ce système ne fait-il que rendre plus visibles et opérantes des normes morales et sociales déjà en vigueur ?
En principe, les administrations ou les municipalités ne peuvent en effet établir des critères de crédit social que sur la base de lois ou réglementations existantes. Cela dit, et outre le fait que les lois chinoises contiennent déjà certaines orientations qui peuvent nous sembler relever de la morale privée (les lois sur l’enfant unique, par exemple), il existe d’autres moyens pour objectiver numériquement des préférences subjectives. Certaines notes peuvent, par exemple, incorporer le fait de donner son sang, ou de recevoir des prix (prix littéraire ou prix de piété filiale). Ces éléments sont susceptibles d’octroyer un bonus à ceux qui peuvent en justifier ; ils sont tributaires d’éléments tangibles, car les prix sont attribués par des organismes précis, et les résultats peuvent être intégrés au système de crédit social. Le spectre couvert par les critères d’évaluation est donc relativement large.
En matière de surveillance, comme de contrôle de l’espace public ou de crédit social, vous décrivez des dispositifs reposant sur la collaboration des secteurs public et privé. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette collaboration, à la fois dans ce qu’elle permet en termes d’efficacité et relativement aux difficultés ou aux tensions qu’elle produit ? Quels enjeux stratégiques et économiques recouvre-t-elle ?
Le big data ainsi que les nouvelles technologies de l’information et de la communication d’une manière générale constituent des priorités dans la politique d’investissement du gouvernement chinois. La Chine mise sur ce secteur pour devenir une nation pionnière sur le plan mondial, et c’est par exemple un enjeu central dans la rivalité sino-américaine, mais aussi pour ses retombées dans différents secteurs de l’industrie ou du développement durable. Il faut néanmoins garder à l’esprit que tous les projets concrets ne reposent pas nécessairement sur ces technologies avancées de traitement des données. Celles-ci sont très largement employées dans le secteur privé (dispositifs de reconnaissance faciale, publicité ciblée dans le e-commerce), mais le système du crédit social, par exemple, a recours à des bases de données très basiques, sans calculs de corrélation ni algorithmes. Hormis certaines utilisations relatives à la surveillance ou à la « ville intelligente », le gouvernement n’a donc pas toujours recours au big data. Il se tient plutôt à des formes de gouvernance assez classiques.
La collaboration entre public et privé se fait dans les deux sens. Les entreprises sont généralement prestataires de services. Ce sont elles qui possèdent les technologies et fournissent les solutions de traitement, de maintenance ou d’hébergement. L’enjeu principal est donc la dépendance des administrations vis-à-vis de leurs prestataires, ainsi que leur naïveté par rapport à l’efficacité des services fournis, car certaines solutions ne tiennent pas leurs promesses. Autre risque : la manipulation, par le secteur privé, de données sensibles, qui entretient la possibilité de fuites. Enfin, les entreprises sont susceptibles de communiquer certaines de leurs données à l’État (conversations, blogs, achats en ligne), tout comme elles peuvent en récupérer pour leur propre profit via la plateforme de Credit China.
Il existe néanmoins des frictions entre les différents acteurs. Les administrations ne sont pas très promptes à céder leurs données, car c’est un enjeu de pouvoir. Et cela vaut également pour les entreprises privées, dont les données sont la principale ressource commerciale. Le tiraillement entre les objectifs poursuivis par le privé et les objectifs proprement politiques existe donc à plusieurs niveaux. Certaines initiatives émanant du privé se sont heurtées au refus de l’État, qui estimait qu’elles allaient trop loin dans la mise en place de la surveillance. Les entreprises ont des objectifs marketing, pour lesquels on peut imaginer des applications virtuellement infinies. L’État, lui, reste conscient d’une demande croissante de la société d’éviter les abus et les fuites de données.
Retour vers le futur ?
Ce système de contrôle s’encastre donc dans une certaine pratique du pouvoir caractéristique de la Chine communiste, mais aussi dans des réseaux d’idées et de nouvelles pratiques mondialisées, et enfin dans certaines normes et représentations propres à la société chinoise. À bien des égards, il semble que l’on assiste dans le monde entier à l’essor d’une nouvelle forme de gouvernementalité, appuyée sur les technologies de l’information et de la communication, qui repose d’abord sur la compliance, au sens de conformité et de coopération. Dans quelle mesure diriez-vous qu’en Chine, on est passé de la contrainte ou coercition « brutes » à une forme de pouvoir plus doux, qui tient les sociétés en partie par des promesses de sécurité, de stabilité et de prospérité ?
Si la tendance a plutôt été à l’adoucissement pendant les années 2000, on constate au contraire, depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, un renversement des pratiques dans le sens de plus de dureté, avec une centralisation croissante du pouvoir, ainsi qu’un recours de plus en plus systématique à l’intimidation ou à la répression. Une récente campagne anticorruption a atteint jusqu’aux responsables les plus haut placés, auparavant réputés intouchables. Dans le même temps, de manière assez paradoxale, l’État a recours à des instruments permettant plus de modularité dans les incitations ou dans la manière de faire coopérer la population. Cette ambivalence est particulièrement sensible dans le système de crédit social. On y voit un désir de la part du régime chinois de faire jouer les instruments technologiques dont il dispose, d’en mobiliser l’imaginaire, mais la logique de fond qu’il poursuit reste assez archaïque : ce n’est jamais qu’un système de sanctions et de récompenses.
On constate depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping une centralisation croissante du pouvoir, ainsi qu’un recours de plus en plus systématique à l’intimidation ou à la répression.
Parmi les nombreux usages possibles des algorithmes à des fins de contrôle, ce sont davantage le profilage et la politique prédictive qui ont toutes les raisons de nous inquiéter. Sur la base des traces laissées en ligne par un citoyen, il est possible de lui assigner un profil auquel est attaché un ensemble de statistiques. D’après ces données, le gouvernement pourrait être en mesure d’ajuster les politiques publiques et d’offrir un traitement différencié à ses citoyens, indépendamment de leur comportement individuel. Ce scénario, aux antipodes de notre vision de la démocratie, n’est pas encore réalisé dans l’état actuel du système de crédit social, mais il est en germe, en revanche, dans la façon dont se déroule la surveillance des Ouïghours. Par ailleurs, ces logiques sont déjà présentes et mises en œuvre sur les réseaux sociaux, en Chine comme ailleurs. La question n’est donc pas de savoir ce que peuvent les technologies, mais comment elles sont appliquées, par qui, et avec quels objectifs, et quels sont les contre-pouvoirs et limites.
Bien entendu, le régime chinois diffère aujourd’hui encore trop du nôtre, d’un point de vue légal, normatif ou moral, pour que des proximités vraiment inquiétantes se dessinent. Mais à voir le rôle que jouent les forces du capitalisme numérique dans notre société, et la façon dont nos protections politiques ou morales se délitent au contact de ce type d’acteurs, il y a parfois lieu de s’interroger. Le domaine des nouvelles technologies étant par ailleurs sous-réglementé, il présente un risque d’érosion des droits humains dont la Chine nous montre un scénario possible.
On a souvent tendance à opposer des formes de coercition anciennes, dites « dures », à des formes plus modernes et techno-centrées, qui passent notamment par le divertissement. Les choses ne sont généralement pas aussi clivées, et il peut être fécond d’essayer de se défaire de cette grille de lecture, qui nourrit des visions déterministes de notre avenir. Il peut y avoir des formes de pouvoir archaïques dans les technologies les plus avancées, et des formes de pouvoir plus subtiles dans des technologies rudimentaires. Rien ne dit que la technologie sera vraiment le cœur de la société de demain. L’essor de certains instruments est indissociable des hommes et des femmes qui les imaginent, les développent et les mettent à leur service. En dernier ressort, la question est de savoir quelle est la vision du pouvoir, et de ce qu’il doit accomplir.
Propos recueillis par Anne-Lorraine Bujon