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Flux d'actualités

La poigne de fer des « Grands Blancs »

Confinés à Shanghaï (suite)

par

Didaozi

La politique du « Zéro-Covid », appliquée à tout prix en Chine, enrichit notre perception du phénomène totalitaire. Après un premier texte sur les débuts de l’enfermement des habitants de la grande métropole chinoise, « Le confinement sans fin des corps et des âmes de Shanghai », Didaozi nous livre ce second témoignage à la fois poignant et lucide, résigné et révolté.

Confiné chez lui ou pas, envoyé ou sur le point d’être envoyé dans un centre de quarantaine quand il a été testé positif – ou quand il est le cas contact d’un testé positif, voire un contact de contacts1 –, le Shanghaïen vit aujourd’hui dans un état d’incertitude et d’anxiété absolue. Combien de temps faudra-t-il attendre la fin de cette situation sans fin ? Que va-t-il m’arriver personnellement, à moi et à ma famille ? Il éprouve une impuissance totale : incapable d’échapper aux mailles de cette immense toile, de protester de quelque manière que ce soit – sauf en paroles sur les réseaux sociaux, surveillés et censurés à chaque instant.

Après des dizaines d’années de développement fulgurant des infrastructures, nos villes sont pour la plupart composées de quartiers résidentiels2, ce qui facilite énormément le contrôle de la population. Quid des anciennes maisons individuelles dans les anciennes concessions étrangères, demanderait-on ? Qu’importe ! Il suffit d’installer des grillages dans la rue, avec une caméra tous les cent mètres, et un « Grand Blanc3 » à chaque coin de la rue pour surveiller. On peut ainsi placer sous contrôle toute la métropole, en fermant l’entrée ou les entrées d’un quartier. D’ailleurs, le confinement signifie pour les habitants la privation de vivres. Car les magasins sont à l’extérieur.

En quittant le centre de quarantaine, j’ai rencontré un groupe des femmes d’âge moyen qui ne savaient pas où aller. C’étaient des travailleuses migrantes, venues à Shanghai trouver un emploi temporaire. Elles habitaient dans des dortoirs collectifs qui ont été fermés. Sans revenu, elles ne pouvaient de toute façon plus payer le loyer. Où dormir ? Un autocar a fini par les déposer sous une passerelle à Xujiahui, un arrondissement au sud de la ville. Il pleuvait à torrent. Elles se blottissaient les unes contre les autres. Quelle tristesse ! Quelques volontaires sont venus à leur secours en leur proposant de les héberger quelques jours chez eux. Impossible, car le comité de voisinage demandait que ces femmes sans logis signent un engagement de rentrer dans leur pays natal après sept jours de confinement. Shanghai étant devenu une zone Covid-19 classée à haut risque, il y a de fortes chances que leur région natale leur refuse le retour.

Grâce à l’ouverture de la Chine, la population n’est plus entravée par le système du hukou4 et peut circuler librement là où elle trouve un travail. C’est ainsi que ces mingong, ouvriers migrants, ont bâti avec leur sueur la Chine moderne. Et là, avec le confinement, ils sont devenus des parias, des exclus sans recours !

L’esprit shanghaïen a été cassé, même s’il en reste des bribes : la dignité, la rationalité, l’ouverture aux autres. Au centre de quarantaine, les gens allaient souvent discuter avec le personnel pour exprimer les difficultés qu’ils rencontraient. Avec une réponse invariable : « C’est notre travail, on n’y peut rien ». Certains responsables y glissaient un peu d’humanité, ce qui redonnait de l’espoir. J’ai rencontré une femme qui travaillait au comité du voisinage et parlait toujours la langue de bois du « cadre ». Un jour pourtant, elle m’a demandé de mes nouvelles. Nous avons discuté pendant cinq à six minutes, entre personnes à part entière. Cela m’a réchauffé le cœur ! Sous la carapace du cadre, il y avait un être humain.

Ce que nous pouvons faire, c’est défendre notre droit de raconter : raconter notre vraie vie, en garder le récit pour que l’histoire la retienne. Oui, tenons un récit, la chronique de Shanghai au temps du Zéro-Covid.

Hier gardes rouges, aujourd’hui Grands Blancs

Un peuple particulier est né en Chine, que nous appelons les « Grands Blancs », en chinois 大白, dabai. Ce sont tous ceux qui portent une combinaison de protection blanche complète, ne laissant entrevoir que leurs yeux à travers le plexiglas de protection. On ne peut pas voir leur visage, ni deviner leur identité. Ce sont des gardiens de blocs, des cadres des comités de voisinage, des volontaires, des policiers… Qu’en savons-nous ?

Une fois leur combinaison blanche endossée, ils disposent d’emblée d’un pouvoir illimité, les autorisant à circuler librement, à intervenir n’importe quand, n’importe où, de n’importe quelle manière. Ils peuvent enfermer notre quartier avec des grillages de fer, sceller notre porte ou l’enfoncer pour nous interroger, nous enlever et nous transférer dans un centre de quarantaine, que l’on soit handicapé, octogénaire ou nonagénaire, malade, enceinte, nourrisson ou moribond… Nous n’avons aucun droit, aucun moyen de réagir.

Les Grands Blancs font régner une terreur blanche. Ce sont les gardes d’une nouvelle révolution culturelle. Bien entendu, tous ne sont pas semblables. Il y a parmi eux des volontaires aimables et serviables. Mais comment distinguer les bons des méchants sous cette combinaison uniforme et unicolore, qui les transforme en catégorie toute puissante ? Face à eux, nous ne pouvons être qu’une population soumise, réduite au rang de troupeau docile, encadré et conduit à coup de piques par ces aliens incarnant le pouvoir de ceux d’en-haut.

Donnez-nous la clé de votre logement, nous allons effectuer xiaosha !

Environ sept cents habitants de la rue Feihong, dans le quartier Hongkong, ont été testés négatifs. Le directeur du comité de voisinage, un certain Jiang Guijun, a pourtant décidé de les conduire vers un « point d’isolation », un immeuble à l’état d’abandon, dépourvu d’eau chaude et de réseau internet, gardé à l’entrée par des Grands Blancs. On les somme de donner la clé de leur logement pour qu’on vienne le « désinfecter ». Une habitante appelle un cadre du comité de voisinage, et lui demande s’il est légal de forcer ainsi les habitants à donner leur clé pour qu’on pénètre dans leur appartement.

Sans répondre directement à la question, le cadre explique :

« – C’est un règlement venant de l’échelon supérieur. Tous les quartiers de Shanghai où il y a des testés positifs doivent effectuer xiaosha5, sans exception. Une fois vos logements désinfectés, notre quartier deviendra un “quartier sécurisé”. Vous pourrez alors retourner chez vous, sauf ceux qui auront été testés positifs. Nous faisons cela pour votre sécurité et patati et patata.

La conversation téléphonique dure une dizaine de minutes. Alors que le cadre ne cesse de tourner autour du pot, la femme finit par se fâcher :

– Je refuse que vous entriez chez moi ! dit-elle fermement.

– Alors vous ne pourrez pas rentrer chez vous, menace le cadre. »

Qui l’a emporté ? Sans nul doute la « consigne des supérieurs ». Que faire d’autre ? Vous ne voulez pas donner la clé de votre logement ? Eh bien, on ne vous laissera pas rentrer chez vous, et l’on enfoncera même votre porte pour entrer malgré tout. La légalité de cette mesure ou de telle autre ? L’inviolabilité de votre chez-soi ? Où sont les droits de l’individu dans la seconde puissance économique mondiale du globe, qui aspire à devenir la première ?

Un nouveau « génie malfaisant » à traiter comme tel, le virus

À Lujiazui, dans Pudong, le Manhattan chinois, les élites financières et entrepreneuriales n’échappent pas non plus à la « poigne de fer6 » des Grands Blancs.

À une heure du matin, Liu Zhongming, responsable du département juridique de la célèbre société Shanghai General Motors, qui fabrique et vend en Chine les marques Chevrolet, Buick, Cadillac et Opel, a été enlevé chez lui… La cause ? Un voisin de l’immeuble d’en face a été testé positif ! Sans montrer une quelconque identité, une dizaine de Grands Blancs l’ont entraîné de force hors de son luxueux appartement. Liu demande s’ils ont un document attestant la légalité de leur action.

« Il s’agit d’un document secret que nous ne pouvons pas produire », n’hésite pas à répondre un Grand Blanc. Quel « secret » pourrait receler un document sur la lutte contre la Covid-19, supposée être menée pour le bien du peuple ? Acculé, Liu appelle la police. La réponse tombe comme une douche froide : « Nous ne recevons aucune plainte ayant trait à la lutte contre le Covid. »

En tout, dix-neuf « contacts étroits » des trois étages de cet ensemble d’appartements dernier cri ont ainsi été emmenés de force. « C’est la terreur blanche ! », déplore un collègue de Liu.

La vie en centre de quarantaine, une curieuse manière de ne pas faire du sport

La vie n’est pas rose dans les centres de quarantaine. Voici le récit de Yang Yi, présentatrice du média social Reportage live.

« Testée positive le 8 avril, j’ai attendu huit jours, pendant lesquels j’ai dû répondre aux innombrables appels provenant de mille et une institutions. Huit jours après, j’ai refait un test. Résultat négatif. Hélas, juste à ce moment-là, j’ai reçu un appel qui me prévenait qu’un autocar arriverait ce soir pour m’embarquer. Toutes mes explications n’ont servi à rien.

À 9h30 du soir, je suis arrivée au centre de quarantaine, installé dans une grande piscine dont on avait vidé l’eau. Ailleurs, on a réaffecté des stades sportifs à cet effet. Mon lit se trouve dans la zone de l’eau profonde, alors que les personnes âgées et les enfants sont installés sur le sol autour de la piscine. Ceux dont les symptômes sont légers sont disposés dans les zones d’eau peu profonde. Ouf ! Je n’ai plus à participer à la frénétique course aux aliments comme avant. Ici, on est logé et nourri.

Cette piscine est un vrai univers où se mélangent le monde yin (les testés négatifs) et le monde yang (les testés positifs). Pas de bain, ni de douches. En guise de toilettes, une latrine pour environ quatre-vingt personnes. Après chaque repas, tout le monde fait le tour de la piscine, comme des prisonniers autorisés à leur promenade quotidienne. Nous vivons sans but. Le seul espoir, c’est le haut-parleur installé dans la piscine, qui doit annoncer notre libération.

Chaque jour, sa voix métallique égrène les noms des “libérés”, c’est-à-dire de ceux autorisés à quitter le centre. Dès qu’il se met en branle, toute la piscine retient son souffle, chacun tend l’oreille, de peur que son nom lui échappe. Ceux qui ont entendu leur nom diffusé n’ont pas encore l’esprit tranquille, car ils ne savent pas si le quartier où ils habitent les autorisera à rentrer ! J’ai pour voisin un enseignant d’anglais en ligne, testé négatif depuis plusieurs jours. Dès le réveil du matin, il se tourne en direction du haut-parleur, l’air hébété. Non, il n’entend toujours pas son nom. Il répète machinalement à chaque personne qui passe près de lui : “Je veux rentrer chez moi”. »

Quand un pays « socialiste » interdit à ses habitants de chanter l’Internationale

Imag publiée par un internaute
Image publiée par un internaute

 

Quelques Grands Blancs frappent très fort à la porte d’un appartement et ordonnent à ses occupants de leur ouvrir :

« – Que se passe-t-il ? leur demande une femme.

– Que votre mari vienne.

Le mari apparaît, sans comprendre ce qui se passe.

– Venez avec nous au commissariat pour vous expliquer, lui dit un policier après avoir vérifié son identité.

– Mais pourquoi ? Je n’ai rien fait de mal !

– Vos voisins ont chanté à l’unisson l’Internationale. Il paraît que c’est vous qui avez lancé cette chanson. »

L’Internationale, l’hymne si familier du peuple chinois, que l’on chante à chaque congrès du Parti communiste, serait-elle devenue un chant illégal ? Oh oui ! On le comprend tout de suite en écoutant les premières mesures : « Debout, les damnés de la Terre ! Debout les forçats de la faim ! » N’est-ce pas une allusion à la situation actuelle de confinement, et un appel au peuple « affamé » à se révolter ?

Bientôt, notre hymne national proclamant : « Debout ceux qui ne veulent pas être esclaves ! » va-t-il être lui aussi interdit ? Que faire ? Eh bien, sifflons l’air en avalant ses paroles !

La vie en centre de quarantaine pour qui a la chance d’être testé positif

La vie en centre de quarantaine est-elle aussi terrible qu’on le dit ? Pas toujours. Les centres de quarantaine accueillent en effet quelque 300 à 400 000 « testés positifs », dont la plupart sont asymptomatiques. Ils forment ainsi un monde parallèle dans lequel les occupants, logés et nourris gratuitement, sans obligation de travailler, se livrent à toutes sortes de loisirs et d’activités. Beaucoup rechignent à les quitter. Une fois libérés et de retour chez eux, ils retrouveront le confinement obligatoire de leur appartement, sans nourriture.

Vive l’amour ! Un de mes amis, quarante-cinq ans, célibataire, testé positif il y a une dizaine de jours, a été transféré dans un centre de quarantaine. Il y a rencontré une jolie femme, un col blanc de trente-neuf ans, avec qui il va se marier le 1er octobre. Les centres sont en effet de grands espaces où sont logés indifféremment hommes et femmes. L’amour, légal ou extraconjugal, peut y fleurir sans entraves…

Le jeu de cartes plutôt que le travail. Un autre de mes amis, en centre depuis une semaine, joue aux cartes tous les jours avec des co-positifs. Il a déjà gagné plus de trente mille yuans [n.d.t. : 4 200 euros]. La demande de jeux de cartes est si forte que tous les stocks sont épuisés. Tous les jours, dans chaque centre, toutes sortes de jeux battent leur plein, y compris la cartomancie. Les autorités compétentes sont en train d’envisager l’introduction du mah-jong pour divertir les occupants, ennuyés par une vie monotone.

De véritables clubs d’affaires. Dans les centres de quarantaine, les commerçants et les hommes d’affaires se regroupent, se liant ainsi d’une amitié forgée dans l’adversité, donc à toute épreuve. Les entretiens et les négociations vont bon train. Nombre d’entre eux ont réussi à trouver des débouchés inédits pour leurs produits, à élargir leurs réseaux de distribution, à concevoir de nouveaux projets, à s’inspirer des idées des uns et des autres pour développer leurs affaires. Voilà une coopération gagnant-gagnant dans laquelle tout le monde trouve son compte. Un de mes amis, patron d’une usine de jouets, a réussi, grâce à l’aide de ces « amis d’adversité », à écouler ses deux ans de stock, soit plusieurs centaines de milliers de jouets jusque-là sans acheteurs.

Bien entendu, ces histoires fabuleuses ne concernent que les chanceux, affectés dans des centres de quarantaine bien aménagés. Mais quelle malchance de ne pas pouvoir attraper la Covid-19 ! La vie excitante, exubérante et sans frais des centres de quarantaine me fait rêver. Malheureusement, chaque test négatif me renvoie à ma condition banale. Je reste condamné au morne quotidien des quatre murs de mon appartement.

L’esprit de Shanghai survivra-t-il ?

Voici un texte de Zhang Sheng, écrivain et professeur à l’Université Tongji, publié sur sa plateforme en ligne French Theory, le 3 mai 2022 :

« Tel un typhon, Omicron s’est abattu sur Shanghai. En un clin d’œil, la perle de l’Orient a perdu son éclat et s’est transformée en Quai des Idiots7, où pullulent toutes sortes d’événements absurdes. Les scandales inouïs qu’a produits le confinement depuis le début du mois d’avril choquent notre esprit et défient notre entendement, tant et si bien que les nouvelles censées véhiculer une “énergie positive8 sont devenues la risée publique. Par exemple, cette journée du 1er mai, deux nouvelles-choc nous ont interpellés. La première : un vieil homme “décédé” transporté depuis un hospice vers le crématoire a été découvert vivant par le personnel des pompes funèbres. La deuxième : des drones ont été mobilisés pour franchir le fleuve Huangpu [qui traverse Shanghai] afin de livrer des médicaments à un malade. La première nous tire des larmes indignées, la seconde des larmes hilares… Nous n’en croyons pas nos yeux ou nos oreilles. Shanghai serait-il devenu un gigantesque asile d’aliénés ?… Tous les matins, nous nous attendons à ce genre d’absurdités et nous ne sommes jamais déçus.

Personne ne sait pourquoi Shanghai s’est transformé en si peu de temps, comme si la lampe magique avait été subitement arrachée de la main d’Aladin. La vie a perdu d’un coup sa magie, telle une personne vivant dans le luxe et l’opulence soudain transformée en pauvre hère loqueteux, misérable et désespéré.

Le contraste entre l’avant et l’après du confinement est saisissant. Notre ville avait toujours été un modèle d’administration pour le pays tout entier… Quand la pandémie s’est déclarée, on ne tarissait pas d’éloges sur le modèle de “contrôle précis” pratiqué à Shanghai. La vraie personnalité de notre ville n’est pas la façade au style colonial du Bund, ni les splendides gratte-ciel de Lujizui, la City chinoise, mais cet esprit moderne cultivé depuis tant d’années, fait du respect de l’ordre social et de l’importance accordée aux droits individuels…

Ici, rare est la jalousie envers la richesse d’autrui ou la raillerie à l’égard des non fortunés. On ne s’intéresse pas à la vie personnelle de chacun. Tout a changé en une nuit. Cette belle arche aux couleurs chinoises et étrangères à la fois semble devenue un Radeau de La Méduse à la dérive. Il se peut que certains en éprouvent une joie mauvaise : “Vous, les Shanghaïens si fiers, vous n’êtes pas meilleurs que nous.” Mais beaucoup sont chagrinés par ce qui nous arrive.

À la célèbre question : “Comment peut-on être Newyorkais ?”, la réponse est : “Quand tu deviens suffisamment indigné par tout ce qui t’entoure”. Alors, comment devenir un véritable Shanghaien ? Je répondrais : “Sois suffisamment courageux. C’est-à-dire : ose questionner ce qui n’est pas raisonnable, défends tes intérêts propres et exprime-toi au nom de la dignité humaine.” »

Les Occidentaux que nous avions accueillis s’en vont, avec leurs usines et leurs emplois

Le 11 avril, Apple annonce que le dernier Iphone 13 sera produit en Inde, où la firme compte installer une chaîne de production d’Ipad. Toshiba déclare que l’entreprise fermera, avant la fin décembre 2022, trente-trois usines et centres de recherche dans trente-trois villes chinoises. Ces centres se réinstalleront au Japon, alors que les usines d’appareils électriques déménageront totalement au Vietnam. Lui emboîtera le pas Samsung Chine, dont le chiffre d’affaires s’élève à 68 milliards de dollars, et la main-d’œuvre à plus de 30 000 personnes. Voilà quelques gouttes d’eau dans la marée des départs d’entreprises étrangères vers d’autres cieux.

À Lujizui, des dizaines de milliers de banquiers, traders et investisseurs sont confinés chez eux. Certains n’arrivent même pas à fournir à leurs familles des aliments et des denrées de première nécessité. Un haut dirigeant d’entreprise a affirmé que les quatre semaines de confinement ont exercé une pression sans précédent sur le secteur financier. À cause de l’interdiction de circuler, certaines transactions ont dû être suspendues. Venu de Hongkong à Shanghai à la fin de l’année 2020, M. Xu, un financier dans le Private Equity déclare : « La plupart d’entre nous sont choqués par ce qui se passe à Shanghai. Peu avaient prévu un tel degré de perte de contrôle. » Il envisage déjà d’envoyer ses enfants à Hongkong et de réduire ses activités à Shanghai. « J’éprouve un terrible sentiment d’impuissance devant cette triste réalité. Cela me déprime. »

Cet exode de talents internationalisé va nuire aux ambitions de la grande métropole qu’est Shanghai. Une fois le confinement terminé, beaucoup d’hommes d’affaires étrangers, dans tous les secteurs, vont partir, entravés dans leurs réunions et dans leurs investissements, craignant qu’un confinement de cette ampleur ne se reproduise. « Toutes nos plaintes n’ont abouti à rien », se lamente le manager d’une société d’investissements. La leçon a été dure, elle ne sera pas oubliée.

Pourtant certains internautes, Chinois « patriotes », se réjouissent ouvertement : « Ces “compradors9étaient venus uniquement pour gagner de l’argent et non pour partager le bonheur et le malheur avec nous. Que ces étrangers exploiteurs plient bagages et aillent se f… v… ! »

Apparemment, ces imbéciles n’ont rien appris des tristes années maoïstes : les slogans patriotiques de pacotille ne pourront pas nourrir les ventres affamés.

Pour l’instant, nous sommes seulement « contrôlés »

Enfin, après être passé de la « zone confinée et contrôlée » (interdiction de quitter l’immeuble) à la « zone contrôlée » (interdiction de sortir du xiaoqu, le « quartier résidentiel »), notre quartier est aujourd’hui déclaré « zone de prévention ». Cela signifie que nous pouvons, munis du résultat de notre test antigénique du jour et d’un permis de sortie temporaire, aller faire des courses dans un magasin désigné. On nous fournit un ticket d’entrée, valable une seule fois et pour une durée d’une heure au maximum (le début et la fin de la séance sont précisés sur le ticket), à la façon d’un billet de cinéma !

Pourvu que ça dure ! En fait, la situation est si précaire qu’il suffit qu’un « positif » apparaisse dans notre quartier pour que nous soyons immédiatement « promus » en « zone contrôlée », voire en « zone confinée et contrôlée » ! Pis encore, si un « positif » est détecté dans un immeuble, on emmènera tous les contacts et les contacts des contacts, c’est-à-dire tous les habitants du même palier, sinon ceux situés plusieurs étages au-dessus et en-dessous, vers un point d’isolation ou un centre de quarantaine. Quelle épée de Damoclès suspendue en permanence sur nos pauvres têtes.

 

     
 

Sortons de Huixianju ! (汇贤居)

L'auto-déconfinement du quartier de Huixianju

 

« Sortir de Huixianju  » est devenu une expression très recherchée sur la toile chinoise. Développé par le magnat immobilier hongkongais Lee Kaishen dans les années 1990, ce quartier résidentiel de l’ancienne concession française, dont le nom signifie la « Résidence des vertueux rassemblés », est devenu célèbre le 23 mai, grâce à son « auto-déconfinement ». Une vidéo publiée en ligne y montrait une femme, haut-parleur en main, annonçant à voix haute : « Notre quartier, sans personne testée positive, est déjà une zone de prévention et dépasse les exigences de la politique de prévention du Covid définie par la municipalité. Si le permis ne nous est pas délivré, nous nous déconfinerons de nous-mêmes. L’accès et la sortie de notre quartier seront désormais libres ! »

À ces mots, une fillette habillée en rouge se jette sur elle, bras ouverts, en criant « Maman ! ». Sous l’influence de l’appel à l’auto-déconfinement de Huixianju, certains quartiers voisins ont commencé à négocier avec leurs comités de voisinage le planning de leur propre déconfinement. Une telle action témoigne de la haute conscience citoyenne des habitants de Shanghai et de leur sens juridique. Les Shanghaïens maintiennent ainsi le degré de civilisation qui est le leur.

Gu Cunyan a dédié à cette « action inspirante » cette calligraphie, datée du 24 mai.

 
     

Le vent tourne…

Une réunion du Bureau politique du PCC s’est tenue le 29 avril, le vent semble tourner. Un communiqué est diffusé dès l’après-midi, sans attendre l’heure habituelle du soir. Il appelle à « coordonner de façon efficace le contrôle de la pandémie et le développement économique et social, selon les nouvelles caractéristiques de la propagation du virus et à réduire au maximum les influences de la pandémie sur le développement économique et social. »

Derrière la langue de bois officielle, on sent que le vent tourne. Voilà que le nombre de « positifs » tombe drastiquement (comme beaucoup l’avaient prévu). Le déconfinement graduel de Shanghai va débuter dès que l’objectif du « Zéro-Covid sur l’échelle sociale » sera atteint, autrement dit quand les autorités l’auront décidé. Ce soir-là, on annonce le départ triomphal dans la capitale de la vice-Première ministre Sun, « parachutée » à Shanghai pour piloter l’exécution totale de la directive sur le Zéro-Covid de son patron. Ouf ! Les Shanghaïens poussent un soupir de soulagement. Sun Erniang10 f… le camp !

En même temps, le Centre du contrôle de l’épidémie (CDC11) semble oublier ce qu’il avait déclaré auparavant, proclamant désormais que la politique de « Zéro-Covid dynamique » ne nécessite plus le test PCR généralisé, ni le confinement de toute la ville. « L’expert » Liang Wannian affirme que « le Zéro-Covid dynamique » avait trois grands objectifs : « 1. La protection de la santé et de la vie de la population ; 2. L’assurance effective du développement économique ; 3. La protection effective de la vie et le travail normal de la population. »

Le ton de nos supérieurs change, attendons la suite…

Le 3 mai, une réunion convoquée par le maire de Shanghai annonce qu’une ouverture de la ville s’effectuera « quartier par quartier », « de façon graduelle et organisée ». Comment et quand ? On ne sait pas trop. Mais « la victoire » est en vue !

… Et retourne !

À peine le communiqué du Bureau politique a-t-il été publié que, le 5 mai, se tenait une réunion convoquée par le Comité permanent du Bureau politique du PCC, afin d’analyser la situation de la prévention et du contrôle de la Covid-19, et d’étudier les dispositions nécessaires quant au travail à réaliser. Elle a été présidée par le secrétaire général du Comité central du PCC, le camarade Xi Jinping, qui a prononcé un « important discours » (tous ses discours sont précédés de l’épithète « important »)…

« La pratique prouve que notre principe de protection et de contrôle du Covid est déterminé par la nature et l’objectif du Parti (mais non par la nature du virus !), que notre politique en la matière est à l’épreuve de l’histoire et que nos mesures sont scientifiques et efficaces. Nous avons gagné la bataille de la défense de Wuhan et nous allons à coup sûr gagner la bataille de la défense de la Grande métropole de Shanghai. […]

Nous devons garder toujours l’esprit lucide, persister sans aucune vacillation dans le principe général du “Zéro-Covid dynamique” et lutter résolument contre tous les actes et les paroles qui falsifient, mettent en doute et nient les principes et la politique de notre pays en matière de prévention de la pandémie »

Cet article a été publié dans les principaux journaux en lettres rouges. Du jamais vu. « Lutter contre tous les actes et les paroles qui falsifient, mettent en doute et nient les principes et la politique… » Ces termes menaçants font frissonner les Chinois de ma génération : il y a de la « lutte anti-droitiers » et de la révolution culturelle dans l’air !

Selon une nouvelle officielle datée du 7 mai, un grand meeting de mobilisation fut convoqué hier soir par le Comité du Parti et le gouvernement municipal de Shanghai. Le numéro un de Shanghai, le secrétaire du parti Li Qiang, affirme que « nous devons exécuter de façon approfondie l’esprit de l’important discours du secrétaire général Xi Jinping, prendre pleine conscience sur une hauteur politique et intégrale de l’importance et de l’urgence de gagner la bataille de la défense de la Grande métropole de Shanghai, persister sans vaciller dans la politique générale du “Zéro-Covid dynamique”, raffermir davantage notre confiance, afficher notre détermination, exalter notre esprit, énergie et souffle vital12, prêter le serment militaire, surmonter dix mille difficultés, partir à la charge pour donner l’assaut à la forteresse et n’épargner aucun effort pour remporter la victoire de la bataille de la défense de la Grande métropole de Shanghai »

En bref, derrière cette logorrhée répétitive et stéréotypée, il s’agit de réaffirmer la politique initiale du Zéro-Covid contre l’adaptation à la réalité des faits. De toute évidence, la réunion du 7 mai a remis en cause celle du 29 avril. L’Empereur est infaillible et ne peut pas faire d’erreur.

  • 1. À savoir tous les voisins du même palier, du même immeuble, voire du même bloc de quartier…
  • 2. 小区 xiaoqu, « quartier » ou « bloc résidentiel », composé parfois de plusieurs dizaines d’immeubles, souvent hauts de vingt à trente étages, enclos avec une ou plusieurs sorties gardées selon la taille. Presque tous les citadins habitent dans ces blocs, sauf ceux logeant dans les anciennes maisons individuelles.
  • 3. Revêtus d’une combinaison blanche, les « Grands Blancs » sont des cadres, du personnel médical, des volontaires ou des policiers. Voir plus loin.
  • 4. Le hukou est un registre de résidence fixant la population à l’endroit où son état civil est enregistré.
  • 5. 消杀 xiaosha signifie littéralement « désinfecter et tuer (le virus) ».
  • 6. Terme couramment employé pendant la révolution culturelle, quand on parlait de la « dictature du prolétariat » réprimant sans merci tous les « génies malfaisants ».
  • 7. Chanson populaire, le Quai des idiots se prononce de la même manière que le Quai des Pêcheurs (Fisherman’s Peer) de San Francisco.
  • 8. Les autorités encouragent à émettre de « l’énergie positive », c’est-à-dire à véhiculer des nouvelles glorifiant la clairvoyance du Parti et l’excellente situation qui règne en Chine, alors que l’annonce de mauvaises nouvelles est censée diffuser une « énergie négative ».
  • 9. Comprador (maiban) est un mot d’origine portugaise désignant les commerçants ou les agents chinois de sociétés étrangères, notamment ceux installés à Shanghai avant 1949. C’est aujourd’hui un terme péjoratif utilisé pour qualifier les Chinois à la solde des capitalistes étrangers.
  • 10. Sun Erniang, la mégère figurant parmi les cent huit bandits du célèbre roman Au bord de l’eau, de Shi Nai’an.
  • 11. 疾控中心, Jikong zhongxin, c’est-à-dire le « Center For Desease Control » est une organisation gouvernementale chargée de la mise au point des projets concernant la prévention et le contrôle des maladies importantes.
  • 12. 精气神, jingqishen, « esprit, souffle vital et énergie » sont les trois éléments constituants du qi, l’énergie vitale d’un homme selon le taoïsme.