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La sous-traitance du droit d’asile

Un projet de loi examiné par le Parlement britannique propose de délocaliser les demandeurs d’asile parvenus illégalement au Royaume Uni au Rwanda. Ce genre de délégation des responsabilités d’accueil à un État tiers tend à se généraliser, mais il pose nombre de questions éthiques, juridiques et politiques.

Au début du mois d’avril 2022, les gouvernements rwandais et britannique ont annoncé avoir conclu un accord pour lutter contre l’immigration clandestine. Grâce à cet accord, les immigrés clandestins au Royaume-Uni qui demandent l’asile pourront être relocalisés au Rwanda. Ils pourront demander l’asile dans ce pays africain, où ils bénéficieront d’un traitement décent pendant l’examen de leur demande (prise en charge sanitaire, droit de travailler, etc.) et d’un soutien pour leur projet d’intégration pendant cinq ans s’ils obtiennent l’asile. Ce projet de loi, qui n’a pas encore été validé par le Parlement britannique et soulève de nombreuses objections juridiques, vise à lutter contre l’immigration clandestine, notamment via la Manche. En effet, les migrants arrivés en Grande-Bretagne par cette voie sont passés de 8 404 en 2020 à 28 526 en 2021 et la gestion franco-britannique de ce problème donne lieu à des tensions entre les deux pays. Avec ce projet de loi (qui ne concerne pas les personnes qui ont déjà de la famille au Royaume-Uni, les demandeurs d’asile rwandais et les malades), le gouvernement de Boris Johnson entend dissuader les candidats à l’immigration clandestine.

Les précédents

Confronté aussi à un problème d’immigration clandestine par la mer, le gouvernement australien a été le premier à mettre en pratique, dès les années 2000, le renvoi dans un autre pays des demandeurs d’asile arrivés illégalement. Pour ce faire, il a passé des accords avec la Papouasie-Nouvelle-Guinée et l’État insulaire de Nauru pour transférer ses migrants clandestins dans des centres de détention gérés par les autorités australiennes dans ces deux pays – une forme d’extra-territorialisation de la politique migratoire. La gestion de ces centres a été problématique (treize personnes y sont mortes par manque de soin, suicides et violences, un demandeur d’asile iranien ayant été tué par des gardiens), au point de susciter une forte polémique en Australie et d’inciter les autorités de la Papouasie-Nouvelle-Guinée à mettre fin à l’accord en 2021. Cette sortie de l’accord a été progressive puisque, dès 2016, la Cour suprême de la Papouasie-Nouvelle-Guinée déclarait le centre illégal. En revanche, Nauru a renouvelé son accord avec le gouvernement australien en 2021.

L’autre précédent est probablement celui qui a le plus inspiré le gouvernement britannique. En 2014, le ministère de l’Intérieur israélien a annoncé avoir conclu des accords de transfert avec des pays tiers (Ouganda et Rwanda) pour rapatrier des immigrés clandestins. Les trois pays concernés ont maintenu le secret sur ces transferts de migrants et aucune évaluation n’a été rendue publique.

Face aux difficultés du rapatriement dans leur pays d’origine, l’idée d’un transfert des migrants clandestins dans un pays tiers fait peu à peu son chemin.

En 2016, en pleine crise migratoire syrienne, l’Union européenne et la Turquie se sont accordées sur le transfert des migrants irréguliers de Grèce en Turquie en échange de financements, de discussions sur l’accession de la Turquie à l’Europe, d’une libre circulation et d’un accord douanier.

En 2021, le gouvernement danois a fait adopter une loi qui permet d’envoyer les demandeurs d’asile dans un pays tiers non européen, avec comme objectif avéré de dissuader les demandeurs d’asile. Une fois de plus, c’est le Rwanda qui a été approché par les autorités danoises comme pays d’accueil. Face aux difficultés du rapatriement dans leur pays d’origine, l’idée d’un transfert des migrants clandestins dans un pays tiers fait peu à peu son chemin.

L’étrange politique rwandaise

Si l’Australie a trouvé dans son voisinage des pays d’accueil, Israël, le Danemark et la Grande-Bretagne ont trouvé un pays lointain au centre de l’Afrique : le Rwanda. Cela est d’autant plus surprenant que cette politique de transfert a été condamnée par l’Union africaine, présidée il y a peu par le Rwanda, et que ce pays est surpeuplé. Certes, le discours officiel rwandais présente sa participation à ce dispositif migratoire comme un acte de générosité pour les réfugiés et pour des gouvernements occidentaux désespérés. Et les autorités danoises et britanniques mettent en avant la bonne image internationale du Rwanda : un pays qui a réussi à se reconstruire après un génocide, une croissance du produit intérieur brut de 7 % en moyenne de 2010 à 2020, un État efficace et une politique d’accueil des réfugiés louée par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Le discours promotionnel du régime rwandais est repris tel quel, en laissant de côté le surpeuplement du Rwanda. Les motivations du Rwanda pour accueillir des migrants clandestins en provenance du Danemark et de Grande-Bretagne interrogent. En effet, le Rwanda compte des camps de réfugiés congolais et burundais et est un pourvoyeur de réfugiés vers des pays européens par le biais d’accords de relocalisation. Si les accords avec Copenhague et Londres étaient appliqués, le Rwanda deviendrait à la fois un pourvoyeur et un recevoir de réfugiés avec l’Europe. On peut suspecter derrière cette étrange stratégie des intérêts financiers et politiques. D’une part, le Rwanda est en réalité un petit pays, dont la base économique est limitée et qui voit se tarir progressivement le flux d’aides internationales qui l’a aidé à se reconstruire. Lors de l’annonce de l’accord anglo-rwandais, les autorités britanniques ont annoncé une aide de 120 millions de livres sterling et la prise en charge financière du dispositif d’accueil. D’autre part, en se présentant comme une terre d’asile, les autorités rwandaises poursuivent leur politique de prestige international, tout en obtenant un levier d’influence politique important sur des gouvernements du Nord.

Ces petits arrangements entre États posent d’innombrables questions éthiques, juridiques et politiques. La multiplication de ces bricolages pour gérer les migrations irrégulières repose sur une convergence d’intérêts entre pays d’accueil et pays de destination qui peut vite se retourner en chantage migratoire (voir les pressions de la Turquie sur l’Union européenne) et devenir une rente migratoire. Ces bricolages fragilisent la convention de Genève de 1951 sur les réfugiés et indiquent que des États signataires sont prêts à sous-traiter leur responsabilité à d’autres États contre rémunération. Si les critiques contre le projet danois ont été vives à Bruxelles, le projet britannique franchit un seuil : il ne s’agit plus de délocaliser les demandeurs d’asile entrés illégalement dans un État (Australie, Union européenne), mais de délocaliser le droit d’asile dans un autre État pour certaines catégories de migrants clandestins. Ceux qui, en franchissant la Manche, comptaient obtenir l’asile en Angleterre pourront peut-être l’obtenir au Rwanda et, si tel n’est pas le cas, le problème de leur rapatriement dans leur pays d’origine incombera au Rwanda. Londres transfère ainsi à Kigali une partie de son droit d’asile et le problème lancinant du rapatriement des migrants illégaux. Les autorités britanniques ne se contentent pas d’extra-territorialiser la gestion des demandeurs d’asile dans des centres situés à l’étranger : elles sous-traitent leur droit d’asile à un autre État contre espèces sonnantes et trébuchantes. Le changement de paradigme est de taille et fera école si cette loi est adoptée.

Thierry Vircoulon

Chercheur associé au Centre Afrique Subsaharienne de l'Ifri, ancien élève de l'ENA et titulaire d'un DEA de science politique à la Sorbonne, Thiery Vircoulon a travaillé pour le Quai d'Orsay et la Commission européenne sur le continent africain, notamment en Afrique du Sud, au Kenya et en République Démocratique du Congo. Il a par ailleurs édité l'ouvrage Les Coulisses de l'aide internationale en

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