
Les droits de l'homme, un rêve politique
Historiquement, l’impunité liée à la non-dénonciation des grands régimes assassins de leur peuple n’a jamais calmé le jeu ; au contraire elle fait flamber, comme en Syrie, les pratiques criminelles d’un État qui ne voit plus d’obstacle à sa tentative délibérée d’exterminer une partie de sa propre population.
Il vaudrait mieux parler de droits humains plutôt que de droits de l’homme. Cette dernière appellation efface en effet deux strates de sens : d’une part, la question des femmes, en tant qu’elles sont aussi la moitié de l’humanité est rejetée hors champ. D’autre part, la question de la différence des sexes elle-même en tant qu’oscillation première de l’universel humain1 s’efface aussi : les femmes ne sont pas une sous-catégorie, la sexuation de l’espèce humaine oblige à penser l’unité du sujet de droit comme d’emblée plurielle, et ce qui est perdu en stabilité monolithique du concept est gagné en possibilité de penser la différence2. Enfin, l’usage historique sidérant qu’a permis cette formulation, « droits de l’homme », a été l’élimination du féminin (en tant que genre sexué réel) du champ de l’égalité politique et par exemple, en France, du droit de vote pendant plus d’un siècle et demi. Que l’énoncé de la grande parole historique qui promeut les droits humains produise dans ses termes mêmes les conditions de leur violation – les êtres humains féminins éliminés du champ de l’égalité politique – en dit long sur la difficulté de l’entreprise.
Le sentiment d’injustice
Mais ici, l’expression « droits de l’homme » désigne mieux pour l’ethnologue du présent, attentif aux images collectives, une catégorie populaire de la pensée politique, où le sérieux juridique est requis pour mieux nourrir un vieux rêve de justice aux sources obscures. L’histoire de l’humanité pourrait tout à fait se passer de la catégorie du « juste », comme de celle du « beau », catégories toujours rétrospectives, moins utiles à l’action que, trop souvent, leurs contraires. L’histoire se déroulerait à peu près de la même façon, dominations diverses, massacres et écrasement des vaincus par des prédateurs victorieux, plus forts et plus pervers : comme dans les tragédies anciennes, le seul retour en contre-don du mal infligé serait la vengeance du rival, avec coups de poignards dans le dos et empoisonnements. De nombreuses bandes dessinées, des romans policiers et des films représentent ce réel politique impitoyable. Cette croyance en une cruauté primordiale de la réalité historique, sociale et politique du monde humain est partout aujourd’hui, comme si la dureté, la conviction d’une absence d’éthique du politique étaient paradoxalement plus crédibles, stabilisantes, et la posture de cynisme qui en découle plus aisée à accepter que son contraire.
Il semble néanmoins que les données des sciences humaines contredisent de plus en plus cette vision d’une société de loups qui s’entre-dévorent : le contre-don à tous les niveaux (l’énigme du don) ; la découverte des émotions altruistes (même dans les sociétés animales) et des conditions neurocognitives de l’empathie (les neurones miroirs) ; le besoin vital de lien à tous les âges de la vie, condition de survie dès la naissance ; l’échange gracieux au cœur de l’économie. Tout cela entraîne le déplacement de la question éthique du champ verbeux et suspect de la morale vers l’infra-structure même du faire-société, de ses conditions de possibilités. On pourrait montrer l’importance d’un rêve de justice dans toute culture, lié à la survie même du groupe, en face ou à côté de systèmes de croyances et de pratiques de dominations politiques caractérisées par la production d’aveuglements et d’« injustices » en chaîne. La variété « en deçà, au-delà des Pyrénées » des croyances sur « le bien et le mal » qui sert d’argument à la critique des droits de l’homme comme étant occidentalo-centrée est actuellement revisitée et complexifiée par les sciences sociales. Cette critique récurrente, ce soupçon d’« universalisme essentialisé » qui affaiblit en sous-main toute défense contemporaine des droits de l’homme pourrait s’en trouver privée d’arguments : mais le débat relève de la philosophie politique, et n’est pas ici la question.
Disons juste que l’ethnologue, en l’état actuel des données, constate dans des groupes sociaux hétérogènes une forme de souffrance particulière liée au spectacle de ce qui est perçu comme injuste. La souffrance liée à la perception de l’injustice est une douleur qui conduit à la fureur, où se rencontrent dans un chiasme puissant l’égoïsme de la bête en soi – c’est ma part de gâteau ! – et la générosité la moins réfléchie – mais, c’est sa part de gâteau ? L’hypothèse d’une compétence de la psyché humaine à poser comme insoutenable ce qui est perçu comme injuste ne peut pas être niée par les études de terrain. En revanche, la perception collective du geste qualifié d’injuste dépend du système de croyances culturelles en jeu, dont les échelles de valeurs et les choix théoriques et rhétoriques peuvent rendre invisibles des crimes atroces… L’école française d’anthropologie du contemporain (autour de Marc Augé, Françoise Héritier et bien d’autres), née dans les années 1980, ne cesse au fond de tourner autour de cette question : s’il est impossible d’universaliser des valeurs, il est tout aussi impossible de poser le relativisme absolu comme postulat scientifique de fond. On constate la transversalité d’un refus collectif de ce qui est perçu comme injuste, refus sans cesse reconfiguré dans son expression et ses choix en fonction de la situation historique au sein de laquelle il surgit. Pourtant, c’est bien le meurtre et le vol, la volonté de faire souffrir et la dureté implacable en face de victimes innocentes et vulnérables qui sont les objets le plus souvent dénoncés, sous la condition d’être perçus et qualifiés.
Pour l’ethnologue du présent, la douleur/fureur en face de faits perçus comme injustes constitue le versant populaire, exploité à l’envi dans les films, les romans ou les séries télévisées, de ce que la philosophie politique et l’histoire du droit ont construit comme objet, à savoir le rêve « des droits de l’homme », qui concernent tous et chacun (même les femmes), individus et groupes, qui semblent acquis dans notre Constitution, et qui posent la liberté, l’égalité et la fraternité comme valeurs évidentes.
L’intervention des fondations
La dernière décennie du xixe siècle voit exploser dans les débats l’affaire Dreyfus. La Ligue des droits de l’homme est fondée le 4 juin 1898, et constatons que personne ne parle de « droit de l’hommisme » pour ce cas, ni en général depuis lors pour les cas individuels de défense des droits humains, des opposants politiques ou des journalistes courageux. Comme si l’exigence de justice portée par les défenseurs des droits humains était acceptée d’emblée comme digne et politique lorsqu’elle concerne les cas individuels emblématiques.
En revanche, pour les cas de défense de groupes spécifiques, un stéréotype s’est installé dans les perceptions collectives de la question des « droits de l’homme » : au cours du xxe siècle, un lien s’est créé peu à peu entre la dénonciation de crimes gravissimes au nom des droits de l’homme, et le terrain des crimes commis en temps de guerre ou de paix (plutôt à l’extérieur du territoire national) contre des populations définies comme devant être exterminées. L’histoire de leur dénonciation commence surtout avec le rapport Carnegie3, qui enquête au début du siècle sur les atrocités commises en Europe pendant la Première Guerre mondiale. Cette fondation américaine choisit de travailler sur les violations des droits humains commis en temps de guerre, à définir en termes juridiques lorsqu’ils visaient des populations désarmées : leurs « atrocités » documentées ne relevaient donc plus seulement du combat militaire entre soldats appartenant à des institutions militaires régulières qui interdisent le plus souvent les viols, les vols, les tortures et les massacres… Parallèlement aux acquis conceptuels issus des travaux de la philosophie politique construisant progressivement l’objet « droits de l’homme » comme une question théorique, politique et juridique, il s’est créé dans la pensée collective tout au long du xxe siècle guerrier un lien d’association entre le travail d’organisations gouvernementales et non gouvernementales « humanitaires » et la rhétorique des droits de l’homme comme discours de dénonciation. C’est ainsi qu’au moment historique (fin du xxe siècle) où le droit international tente de se saisir, au nom de l’universalité des droits de l’homme, des pires crimes historiquement commis, les crimes de guerre et ceux contre l’humanité, les génocides (qui restent le plus souvent impunis historiquement lorsqu’ils sont commis par des pouvoirs victorieux), se forme un stéréotype négatif puissant dévaluant la défense des droits humains en tant que « moraliste » et platement « humanitaire », c’est-à-dire non « politique ».
À partir des années 1970 (naissance de Médecins sans frontières en 1971), le champ des droits de l’homme s’est retrouvé de plus en plus envahi par la problématique compassionnelle. On oublie le choix politique que traduit l’action d’ingérence humanitaire : agir, justement avant d’attendre le règlement politique du conflit, au nom du devoir d’assistance à personne en danger. Dans l’urgence de l’action, l’éthique et le politique fusionnent. Mais après coup, celle-ci sera comprise comme un acte de philanthropie, mou et donneur de leçons au mieux, masque pervers de l’impérialisme au pire. Ainsi, la défense de Dreyfus serait un combat politique noble et historique, mais pas celle des victimes des crimes commis par Poutine ou par Bachar al-Assad… Le débat électoral français durant le printemps 2017 est caractéristique de ce point de vue : la thématique des droits de l’homme n’y fut que très peu abordée, comme si elle était hors champ du sérieux politique. Cela semble-t-il pour une double raison : d’une part, elle est perçue comme une question de politique étrangère, qui n’entre pas dans le débat interne en France. D’autre part, elle est entièrement happée par sa dimension humanitaire, donc suspecte de nullité théorique et d’irrationalité émotionnelle. L’absence de réelle prise en compte de la politique étrangère de la France, et donc du sort du monde, dans un débat politique intensifié par les élections, est liée bien sûr au pré carré de l’exécutif présidentiel dans ce domaine, mais aussi à la dévalorisation de l’expression de la défense des droits humains, comme s’il s’agissait d’une vieille lune, trop moraliste et pas sérieuse géopolitiquement.
Une question démocratique
Pourtant la question des droits de l’homme n’est pas seulement humanitaire mais très exactement politique, au sens où tout traitement particulier instauré dans un État donné qui frappe d’inégalité ou d’injustice une fraction de la population – quels que soient les arguments ou l’adjectif utilisé (« juif », « noir », « musulman », etc.) – est une clé de compréhension de la culture politique de ce régime, de ses choix législatifs et de ses formes d’action, de la réalité plus ou moins démocratique de sa gestion sociale, de son style de domination, de l’esthétique des formes de sa répression. De même que l’affaire Dreyfus mettait en lumière le fonctionnement arbitraire d’un État qui se voulait de droit, en fait non démocratique, fabricateur de mensonge politique comme de manipulations et de faux, de même, la dénonciation collective, politique, claire des crimes commis, par exemple, par le pouvoir russe lors de la seconde guerre de Tchétchénie rendrait mieux visibles sa ligne et son fonctionnement politique actuel. Ainsi, la stratégie de bombardements de destruction de « tout » l’espace habité, site et hommes, qui a détruit Grozny (après un siège qui dura du 25 décembre 1999 au 6 février 2000, les Nations unies ont qualifié Grozny de « ville la plus détruite sur Terre4 ») constitue une forme de violation des droits humains à définir juridiquement. Dans cette stratégie, il ne s’agit pas de bombardements visant des cibles militaires et tentant d’épargner les populations civiles, mais de bombardements visant toute vie en dessous : hôpitaux, écoles, maternités, centres-villes, etc. Cette même forme de bombardements est employée aujourd’hui en Syrie, pour venir en aide au pouvoir syrien, criminel contre son peuple depuis environ quatre décennies de transmission de pouvoir absolu de père en fils… Au vu de cette histoire, il ne fallait pas s’étonner en décembre 2016 de la destruction d’Alep, dans des bombardements effroyables dont les cibles étaient les lieux de vie des civils : ils constituent exactement une violation des droits humains, à documenter et à définir.
Le pouvoir russe, qui a tenté de sauver Milosevic, qui a bloqué toutes les tentatives internationales légales d’aider les grandes manifestations des « printemps arabes » contre des régimes tyranniques, n’est jamais clairement nommé dans son choix politique de massacrer toute tentative de démocratie au sein de la Russie elle-même comme à l’extérieur. Son choix de formes d’actions, crimes et massacres, assassinats d’opposants, violations délibérées des droits humains, est le signe d’une politique dirigée contre toute possibilité de démocratie réelle dans son espace de domination. Le mépris total de la vie des victimes va de pair avec une volonté impériale de domination, et les crimes qui s’ensuivent sont les conséquences de cette politique : les dénoncer permet de mieux la cerner.
Les droits humains impossibles
Si le tyran a tendance à multiplier les crimes, qui sont la démonstration de leur tyrannie, les démocraties seraient-elles « les patries des droits de l’homme » ? Malheureusement, même dans les démocraties européennes, ces droits fondamentaux restent inappliqués dans de nombreux domaines, de façon tragique en ce qui concerne les personnes exilées, migrantes par exemple. Que nous disent toutes ces morts violentes sur notre Europe ? Il y a bien ici un déficit de démocratie, une forme de crime contre les personnes. Si la mer Méditerranée est devenue un cimetière sans tombes ni mémoire, il faudrait au moins que cela soit marqué dans l’espace public, sur la Côte d’Azur française. Il faudrait penser un monument pour ces corps flottant entre deux eaux, sans sépulture, comme dans tout espace civilisé. Ces morts nous apprennent le recul de la civilisation des droits de l’homme. Les dénonciations documentées des crimes commis contre les personnes migrantes devraient être prises en compte au cœur des débats politiques, non pas seulement comme problème humanitaire, mais en fonction des questions que le débat démocratique doit mettre au premier plan, à savoir le respect et la défense des droits humains. Cela entraînerait à la fois le respect des morts, de leur « existence » au moins en tant qu’ombres, et le réveil de l’urgence pour les démocraties de sauver les vivants en respectant leurs droits.
Au-delà de situations où le tragique est à la fois exhibé « humanitairement » et effacé politiquement, les droits humains restent tendanciellement bafoués de façon plus globale et systémique dans la structure même de toute situation où l’inégalité économique reste la norme. Plus la victime est « inégale », c’est-à-dire précaire et vulnérable, moins elle s’autorise à la plainte, et moins elle a de chance d’être défendue : les Roms, les enfants au teint hâlé des quartiers défavorisés seront l’objet d’un traitement juridique plus répressif à crime égal que les populations issues des couches privilégiées. Les inégalités économiques sont corrélées aux situations d’injustice légale ou sociale5 : elles se rejoignent pour créer ce monde carcéral international où les pauvres de couleur sont les victimes majoritaires des bavures policières et les habitants tout aussi majoritaires des lieux de détention, en Europe, aux États-Unis, en Russie (les « Caucasiens » stigmatisés correspondent aussi aux populations les plus basanées), comme en Amérique latine, où les plus foncés de peau se retrouvent minoritaires sur les écrans mais majoritaires en prison et dans les quartiers pauvres.
Le comble de la criminalité politique d’un État même démocratique, criminalité plus ou moins systémique ou délibérée, concerne les éléments les plus fragiles parmi les populations civiles : les pauvres des pays en guerre, les migrants devenus vulnérables et sans droits où qu’ils aillent, enfin les victimes des crimes contre l’humanité dans les pays qui en général massacrent toute possibilité d’exprimer la version des vaincus. Les recherches sur l’intersectionnalité des vecteurs de répression économiques, politiques et culturels sont nombreuses et concluantes, même si le champ politique français ne les prend pas en compte, pas plus que les débats électoraux contemporains. Comme si la dimension politique du refus éthique de l’injustice n’existait pas, alors qu’elle fonde toute notre histoire, et nourrit notre grande littérature… Comme si la question des droits de l’homme était un souci de luxe venu de populations aux vies protégées, alors que la violence de l’injustice la plus banale hante les insomnies douloureuses de tous, au moins une nuit.
Si on redonne à la question des droits de l’homme son sens politique majeur d’axe crucial et condition première de toute démocratie, les hommes politiques seront étonnés d’y gagner en perspicacité, en économie de temps, en clarification des positions : historiquement, l’impunité liée à la non-dénonciation des grands régimes assassins de leur peuple n’a jamais calmé le jeu ; au contraire elle fait flamber, comme en Syrie, les pratiques criminelles d’un État qui ne voit plus d’obstacle à sa tentative délibérée d’exterminer une partie de sa propre population. Elle détruit aussi en silence l’espace même des démocraties qui l’abritent.
Un monde où les hommes sanglotent au match de foot et restent cois et bien élevés en face de la mauvaise nouvelle du crime contre l’humanité est le résultat du clivage et de l’évacuation hors du champ des choses sérieuses des informations issues des associations de défense des droits de l’homme. Si ces derniers restent réduits à leur seule « humanitarisation » morale, jugée « irréaliste » et pragmatiquement douteuse, ne nous étonnons pas du succès des vagues brunes en Europe qui posent comme légitime et souhaitable leur recul historique.
- 1.
L’historienne et philosophe Geneviève Fraisse a démontré que l’universel humain était sexué d’emblée. Voir Muse de la raison. Démocratie et exclusion des femmes en France [1989], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995. Et son dernier ouvrage la Sexuation du monde. Réflexions sur l’émancipation, Paris, Presses de Sciences Po, 2016.
- 2.
Les travaux majeurs de Françoise Héritier, surtout ses cours au Collège de France (1982-1998), sont ici pionniers.
- 3.
Voir l’article d’Alain Chatriot, « Une véritable encyclopédie économique et sociale de la guerre. Les séries de la Dotation Carnegie pour la Paix internationale (1910-1940) », L’Atelier du Crh, revue électronique, 3 janvier 2009.
- 4.
“Scars Remain amid Chechen Revival” [archive], Bbc News, 3 mars 2007.
- 5.
La bibliographie est très conséquente en sciences sociales sur ce sujet, depuis les travaux de l’École de Chicago jusqu’à ceux des sociologues français classiques et de Didier Fassin, de Laurent Mucchielli, de Pierre Joxe…, en passant par la problématique de l’intersectionnalité venue du féminisme universitaire afro-américain qui permet de croiser les vecteurs de vulnérabilité économiques, sociaux et historiques.