
L’antisémitisme sans fin
L’antisémitisme est un marqueur de la destruction des sociétés, et l’histoire nous l’enseigne.
Le 16 mai 1896, Émile Zola publiait dans Le Figaro un article courageux, solitaire et retentissant, « Pour les Juifs ». Se dressant contre les violences antijuives en France qui niaient les valeurs démocratiques de la République, le futur auteur du « J’accuse… ! » du 13 janvier 1898 proclamait sa pleine solidarité avec les Juifs. L’article lui valut les foudres d’Édouard Drumont et de son journal, La Libre Parole, le moniteur de l’antisémitisme depuis 1892. Mais l’objectif de l’écrivain fut atteint : révéler une haine extrême dirigée contre des Français et contre le genre humain, et, par là même, réveiller la conscience civique nationale.
Faut-il aujourd’hui rappeler ce précédent et écrire une suite à l’article de 1896 ? Je le pense, hélas, au vu de la violence antijuive actuelle. Pour autant, avec Zola, on s’insère dans une autre tradition, également française, de combats contre l’antisémitisme.
Depuis ces dernières décennies, ces dernières années, et encore récemment, une doxa progresse inexorablement en France, à la fois en intensité, en diversité et en gravité. Ce halo enveloppe et encourage les actes antisémites les plus odieux, de l’assassinat barbare au harcèlement ciblé, aux menaces verbales, aux voies de fait, tout un ensemble d’actes et de paroles qui crée un climat de terreur pour nos concitoyens coupables d’être nés juifs, de porter un nom reconnaissable, de se rendre dans une synagogue ou un magasin casher. C’est inconcevable en France, dans un pays qui fonde ses idéaux, plus encore peut-être qu’au moment de l’affaire Dreyfus, sur l’État de droit, la paix civile, l’égalité des citoyens, la tolérance religieuse… Et dans un pays qui, pour avoir laissé prospérer l’antisémitisme dans l’entre-deux-guerres, pour avoir peu appris de l’affaire Dreyfus et de la Première Guerre mondiale, est entré dans la collaboration avec le nazisme et s’est rendu complice de l’extermination des Juifs d’Europe. Certes, la très grande majorité des Français rejette cette période de Vichy et mesure l’horreur de la Shoah[1]. Cela n’empêche pas pour autant que prospère une violence antijuive qui, contournant les interdits moraux établis depuis la découverte de la « solution finale », retrouverait une « bonne vieille tradition française », presque respectable parce que « culturelle » (comme cela a été avancé récemment à propos de Pierre Loti, pour adoucir ses écrits antijuifs répétés)[2].
Avec cette logique de disculpation, la Shoah, ce serait seulement l’Allemagne nazie et Auschwitz, c’est-à-dire des réalités si extrêmes et si étrangères que l’on serait sûr qu’elles ne reviendraient jamais. Rien de plus faux. L’antisémitisme ordinaire a préparé l’invention et la mise en œuvre de la « solution finale ». Tandis que les certitudes sur le « plus jamais ça » se sont effondrées avec le génocide des Tutsis rwandais en 1994.
Aussi n’est-il pas possible de considérer avec dédain, incrédulité ou ironie ce halo antisémite de plus en plus étendu. L’urgence de le penser est totale car il se pourrait aussi qu’il en vienne à masquer – ou à réaliser – une convergence des luttes antijuives, diabolisant un ennemi commun totalement fantasmé mais aux tenaces représentations, le « juif » et ses commensaux « enjuivés », comme on a pu le lire ces temps-ci[3] au sujet du président de la République lui-même, « pute à juifs » (sur une banderole de l’autoroute A6), « pourriture de juifs » (graffiti rue Molitor à Paris), « Macron […] = Sion » (panneau à Pontcharra). Sans parler de l’adoption de la « quenelle » imaginée par Dieudonné, chantée sur les marches de Montmartre le 22 décembre dernier, et les injures le même jour, dirigées vers une femme âgée, seule à protester contre d’autres violences antisémites, sur la ligne 4 du métro parisien, mentionnant la mort de son père à Auschwitz…
Cette convergence possible des luttes antijuives en France concernerait au moins cinq courants caractéristiques qui s’expriment dans l’opinion et sans doute – la question mérite d’être posée – dans la société elle-même.
Il y a la lutte antijuive de l’extrême droite radicale, nostalgique de l’antisémitisme organique de l’Action française ou même du temps où l’État faisait la chasse aux juifs, un courant raciste, « suprémaciste ». Il y a la lutte antijuive d’une extrême gauche devenue identitaire en plus d’être révolutionnaire, dénonçant la République et son racisme institutionnalisé, opposant les victimes indigènes aux oppresseurs juifs. Il y a l’antisémitisme de militants islamistes ou d’antisionistes laïcs versant dans la haine du Juif pour dénoncer la politique israélienne dans les territoires palestiniens, et s’en prenant eux aussi à la démocratie républicaine présentée comme un régime inféodé. Il y a l’antisémitisme d’ultra-conservateurs s’attaquant aux Juifs pour s’opposer, par exemple, au mariage pour tous comme en ont attesté la manifestation parisienne du 5 octobre 2014 et plusieurs des slogans et mots d’ordre entendus.
Et il y aurait maintenant une libération publique de la parole antijuive au milieu de manifestations populaires des Gilets jaunes, comme le révèlent ces injures adressées à Emmanuel Macron, ou les menaces antisémites contre telle députée Lrem dénoncée comme « youpine » sur les réseaux sociaux, ou encore la couverture de Paris Match (bien malgré lui) sur une figure du mouvement condamnée à plusieurs reprises pour racisme et antisémitisme. Les Gilets jaunes rassemblent certainement des personnes sincères, porte-parole de la question sociale et de son urgence, et très étrangères à l’antisémitisme. Pourtant, à la faveur d’une certaine violence exprimée et revendiquée, s’exposent une nouvelle fois l’antisémitisme et le droit de s’en réclamer, retrouvant et nourrissant cet antijudaïsme français que Jaurès avait en son temps combattu (non sans avoir été tenté lui-même, un temps, par une telle doxa).
Ces courants n’ont certes rien de commun, sauf qu’ils convergent vers la même obsession antijuive. De fait, celle-ci se renforce dans l’espace public et fait grandir ce halo antisémite comme son droit à l’existence dans la cité. Isolées les unes des autres, ces haines pourraient apparaître comme inévitables, relevant de la pure déraison, de la folie contre laquelle on ne peut rien faire. De toute manière, se rassure-t-on à peu de frais, la réponse pénale existe, l’arsenal juridique veille. La France serait donc protégée de phénomènes souvent jugés composites, archaïques ou simplement résiduels ?
L’antisémitisme en France n’a peut-être pas encore atteint le stade de la convergence des luttes antijuives. On doit pourtant s’interroger sur cette hypothèse lorsqu’on observe cette circulation des thèmes, cette expression publique de la haine, ces procès en « enjuivement », cette violence ordinaire et cette licence dans la destruction qu’accompagne l’expression antisémite. Les haines antijuives de ces dernières semaines renforcent ce halo caractéristique derrière lequel prospèrent d’authentiques idéologies : si tout les oppose dans leurs racines identitaires, racialistes, antisionistes, islamistes, traditionnalistes, nationalistes, complotistes, négationnistes, etc., la haine du juif fantasmé, obsessionnel, les unit. Et au-delà se révèle le même objectif d’« ethnicisation » de la société qui scelle la mort de l’universalisme démocratique.
On ne saurait ignorer des analyses ou des propos forçant le trait d’une immunité nationale au phénomène radical de l’antisémitisme. Que cette violence ne vise pas les Juifs mais sert d’exutoire à des colères tout autres. Que s’arrêter à cette violence empêche de penser ce qu’elle dit au plus profond et qui est peut-être respectable. Que cette violence demeure verbale et ne peut déborder vers l’acte physique. Que cette violence est bien plus grave dans d’autres pays. Qu’elle serait aussi de la responsabilité des Juifs eux-mêmes parce qu’ils ne seraient pas assez prudents, parce qu’ils afficheraient leur pleine appartenance à la France, qu’ils demanderaient à ce que l’on se souvienne de la Shoah, qu’ils adhéreraient à des hommages légitimes comme celui qu’on est en droit d’adresser au capitaine Dreyfus, officier français, patriote, résistant.
Ces détours interrogent notre capacité à penser une permanence sous des formes mouvantes et migrantes, notre incapacité à inventer les réponses sans lesquelles on périt. Au lieu de s’accommoder d’une culture de l’assignation et du soupçon sur les Juifs, la société tout entière devrait se placer à leurs côtés, par éthique républicaine, par sens de l’humanité, comme on défend celles et ceux frappés de discriminations et de violences insensées. L’antisémitisme détruit la France bien au-delà de la « question juive » qu’il prétend « résoudre ». À l’inverse, la conscience de la persécution antijuive a permis historiquement de porter beaucoup de combats d’humanité : la reconnaissance du génocide des Arméniens, le droit des peuples sans État à la liberté, la lutte contre l’oppression coloniale, le procès de la torture dans la République, le refus des politiques d’occupation comme celles que portent des gouvernements en Israël : pensons simplement à Pierre Vidal-Naquet et à ses engagements civiques autant que scientifiques. La volonté croissante d’ethniciser la société française condamne l’universalité de tels combats.
L’histoire nous enseigne implacablement que l’antisémitisme ordinaire et les formes composites finissent par accoutumer les sociétés à la persécution des Juifs et précipiter leur extermination lorsque ces paliers de conditionnement sont atteints. Rappeler ces mécanismes souligne combien la Shoah désigne les persécutions d’hier comme celles d’aujourd’hui et de demain. S’intéresser à la violence antijuive permet de comprendre les phénomènes de discrimination, de racialisation, de déshumanisation, qui peuvent s’abattre sur des groupes très variés, sur des minorités progressivement dépeintes comme des ennemis absolus. Ce fut l’objet du travail d’une Mission internationale d’étude en France qui a remis son rapport au gouvernement le 4 décembre 2018[4].
La France se cherche des excuses pour ne pas voir de très près, bien en face, un phénomène antisémite qui demain, aujourd’hui peut-être, se coagulera et débordera de ses rives. Beaucoup imaginent que l’antisémitisme peut être contrôlé, que l’espace de ses expressions se limite aux noyaux idéologiques qui les ont vus naître. Je ne le pense pas. L’antisémitisme est indissociable du basculement des sociétés dans l’arbitraire. Et toute violence collective a un rapport avec la mobilisation des haines antisémites. L’antisémitisme sert au gouvernement hongrois et à ses médias à détruire l’indépendance des universités libres ; il sert au gouvernement turc et à ses médias à dénoncer la trahison des intellectuels engagés dans la défense de la paix ; il sert au gouvernement polonais à dénier aux Polonais, au moyen d’une loi, toute responsabilité nationale dans la destruction de près de trois millions de Polonais (juifs) dans la Seconde Guerre mondiale.
L’antisémitisme est un marqueur de la destruction
des sociétés, et l’histoire nous l’enseigne.
L’antisémitisme, quelles que soient ses formes et dès lors qu’il s’exprime avec ses mots, ses images et ses représentations, constitue un défi immense pour les sociétés démocratiques, la raison critique et l’éducation de la jeunesse. Le halo antisémite avance sur les théories du complot, la perversion de la vérité, les faux et les mensonges qui font système depuis l’affaire Dreyfus et « les protocoles des sages de Sion ». Agir intellectuellement contre l’antisémitisme, c’est aller bien au-delà du combat contre les antisémites. C’est reprendre l’effort démocratique des sociétés politiques et affronter l’inconcevable, hier comme aujourd’hui. En 1936, écrivant à Alain, le philosophe et historien Élie Halévy, très proche de Raymond Aron, constatait à propos des Juifs et pour mieux refuser le sort qui leur était promis : « Quoi qu’ils fassent, leur compte est réglé. »
Il l’a été à un point inimaginable, la « solution finale de la question juive » aboutissant à l’anéantissement d’un peuple que seule la victoire des armées alliées empêcha de disparaître totalement. La dimension historique donne aux manifestations présentes un sens qu’on ne peut écarter. Quelles que soient les raisons qu’invoquent ceux qui s’adonnent aujourd’hui à l’antisémitisme, il est impossible de ne pas taire cette vérité qu’ils pratiquent une idéologie qui a porté un génocide au cœur de l’Europe et de sa civilisation. Il a détruit la confiance en l’humanité et conduit des sociétés à accepter l’irréparable.
Les Juifs ne sont pas les seuls visés par cette expression publique de l’antisémitisme, même s’ils en sont les premières cibles. Cette libération de la parole antisémite, marginale bien que très explicite, est un symptôme du risque de basculement des sociétés dans une culture de la violence, de l’assignation, de la dénonciation. Avec l’antisémitisme, se diffusent d’autres haines, l’homophobie, l’antiféminisme, le suprémacisme, le racisme, l’islamisme… L’antisémitisme est un marqueur de la destruction des sociétés, et l’histoire nous l’enseigne.
Les luttes antijuives du présent sont bien plus graves qu’on veut bien l’imaginer. Elles se multiplient, se diversifient, augmentent en intensité, contaminent la violence comme la violence les nourrit, venant jusqu’à inquiéter les plus hauts responsables européens5. Elles frappent individuellement et collectivement des Français que ces haines isolent de la communauté nationale, qui vivent dans la peur alors qu’ils devraient se sentir au contraire protégés par la solidarité de tous. « Pour les Juifs » avait écrit Zola, « Pour les Juifs » écrivons-nous aujourd’hui et, s’il le faut, demain encore.
[1] - Voir « L’Europe et les génocides : le cas français », Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès en partenariat avec Ajc Paris, la Feps et la Dilcrah, 20 décembre 2018.
[2] - Voir Vincent Duclert, « Pierre Loti dreyfusard ? Une note critique », www.lhistoire.fr, 14 juin 2018.
[3] - Dans un communiqué du 26 décembre, une Coordination nationale des Gilets jaunes a condamné « tous les actes de racisme, d’anti-sémitisme et de xénophobie ».
[4] - Voir Vincent Duclert (sous la dir. de), Rapport de la Mission Génocides, Paris, Cnrs, 2018.
- 5. Voir l’enquête de l’Agence européenne des droits fondamentaux, rendue publique par la Commission de Bruxelles le 10 décembre 2018 (fra.europa.eu). Voir également Alexis Feertchak, « Forte hausse du nombre d’actes antisémites en France », Le Figaro, 9 novembre 2018.