Touchée par les trois crises successives de la dette grecque, du Brexit et de l'accueil des réfugiés, l'Union européenne a vécu ces dernières années sous la menace d'une désintégration, ou tout au moins d'un affaiblissement considérable. L’Europe aurait cessé de fonctionner, non seulement comme institution supranationale, mais aussi comme idée. Dans ce contexte difficile, la hausse de la participation qui a marqué les élections européennes de mai 2019 augure peut-être a contrario d’un réinvestissement de l’espace politique européen. Mais pour quels résultats ? En France, au Royaume-Uni ou encore en Italie, c’est l’extrême-droite qui se positionne en tête, aiguillonnée par des candidats qui vantent les mérites d’une rupture avec Bruxelles. En Pologne ou en Hongrie, de nouveaux régimes autoritaires partisans d'une Europe « illibérale» sortent renforcés du scrutin. Parallèlement, à travers l'Union, la percée des partis écologistes permet d’entrevoir la constitution de coalitions transnationales décidées à répondre au défi environnemental.
L’heure n’est plus aux aménagements ou bricolages institutionnels, ni aux réformes cosmétiques. Pour relancer le projet européen, il faut aujourd'hui reposer des questions fondatrices. Sur quelle idée de l’Europe pouvons-nous construire une Union plus efficace, plus légitime et plus démocratique ? Comment et pourquoi l’idée d’Europe a-t-elle échoué dans la construction d’un espace pluraliste mais unifié ? L'Europe peut-elle devenir une véritable communauté politique ? Telles ont été les lignes directrices du séminaire d’initiation à la philosophie politique organisé par l’Ecole nationale de la magistrature, l'Institut des hautes études sur la justice et la revue Esprit du 28 janvier au 1er février 2019, En interrogeant «l'idée d'Europe», il s'agissait de mettre en lumière les lignes de faille et les lignes de crête d'un devenir européen.
Françoise Coblence retrace la pensée de Sigmund Freud sur l’Europe : si, dans un premier temps, l’Autrichien a vu le travail de la culture comme une force capable de sublimer toutes les passions, la brutalité de la guerre a eu raison de cet espoir. Guy Samama décrit le romantisme apolitique de Stefan Zweig, sa haine des patriotardises (Nietzsche) : précurseur, le romancier a décrit une Europe gangrénée par la défiance culturelle, plongée dans une crise psychologique et morale. Enfin, Georges-Elia Sarfati expose la vision de l’histoire du philosophe tchèque Jan Patocka, qui, après que la civilisation a entamé un processus d’automutilation, dessine les contours d’une éthique de « la solidarité des ébranlés », seule à même de renouer avec l'exigence d'humanité.
Jean-Louis Bourlanges retrace les facteurs géo-historiques de la constitution de l’Union européenne. Pour répondre aux enjeux contemporains, il prône l’établissement d’une démocratie européenne de négociation et de confrontation, capable d'agir. Alors que se développe la critique du libéralisme, Lucien Jaume en rappelle le rôle fondateur en Europe comme complément et garde-fou detoujours possibles dérives démocratiques. Pragmatique, Pierre Vimont souhaite que l'Europe existe comme puissance, à même de défendre ses intérêts dans le monde et la spécificité de son modèle économique et social.
Pour conclure ce dossier, regrettant le manque d'appropriation quotidienne d'une identité européenne et la perception hypertrophiée de nos différences culturelles, Pascal Lamy propose d’aller chercher dans l’ « infra-politique » pour « harmoniser nos rêves et nos cauchemars » et renforcer ainsi un sentiment d’appartenance commune à l’Europe.