
La Société ingouvernable de Grégoire Chamayou
À l’aube des années 1970, aux États-Unis, les intellectuels et le monde des affaires ont été ébranlés par une gigantesque « crise de gouvernabilité ». Grégoire Chamayou s’attelle à étudier cette crise, « telle qu’elle a été perçue et théorisée dans les années 1970 par ceux qui s’évertuaient à défendre les intérêts du “business” », et dresse ainsi l’histoire du libéralisme autoritaire.
Alors que, dans les années 1950, les intellectuels conservateurs pensent que la lutte de classes est abolie et que le « travailleur américain a été “domestiqué” » par la consommation, les années 1960 sont marquées par des indisciplines ouvrières massives, notamment de la part de la jeune génération qui ressent une « profonde détestation du travail et un désir de s’en échapper ». Dans le même temps, la hausse des salaires obtenue sous la pression de syndicats trop puissants est rendue responsable de la chute des profits. Il fallait inventer « un nouvel art de gouverner le travail » et donc attaquer le plein-emploi et les syndicats.
Mais la nouvelle conjoncture tient aussi d’une crise théologique dans l’entreprise, à savoir la « séparation de la propriété et du contrôle » entre l’actionnaire et le dirigeant. Désormais, les actionnaires doivent s’assurer que le « surveillant en chef » ne soit pas un « tire-au-flanc », en accordant ses intérêts sur les leurs par des récompenses financières et en créant un « marché de la prise de contrôle », épée de Damoclès au-dessus de managers remplaçables. Le monde boursier et financier devient maître du jeu. Ce qui reçoit le « doux nom de gouvernance » n’est rien d’autre que le « gouvernement du capital ». Face à la multiplication des actes militants, le monde des affaires se mobilise et partage un diagnostic : « jamais dans l’histoire américaine récente, le capitalisme et ses institutions n’avaient été aussi intensément critiqués », prétendument par la nouvelle classe formée à l’Université, bastion ennemi. Il faut donc créer une « contre-intelligentsia » et vanter la « responsabilité sociale des entreprises ». Mais Milton Friedman s’inquiète : « Pourra-t-on continuer longtemps à défendre le capitalisme par des valeurs non capitalistes ? » Le monde des affaires doute de la survie de l’entreprise. En réalité, pour Grégoire Chamayou, l’entreprise, « ce n’est pas de l’échange mais de la hiérarchie, pas de l’automatisme, mais de l’autorité, pas du marché, mais du plan ». Gouverner n’est donc pas seulement « édicter des règles », mais jouer de tactique et de stratégie.
Pendant les années 1970, face aux opérations de boycott organisées par des associations militantes, qui font émerger « le conflit social externe », les chefs d’entreprises développent une contre-offensive, « le dialogue », et isolent les militants radicaux des modérés dont ils tirent leur légitimité. Les entreprises abandonnent la mentalité défensive et passent à l’attaque en diffusant ses idées, en menant « une politique de la vérité » : « Arrosez les chercheurs ! Semez le doute ! » Une des premières entreprises à prendre ces recommandations à la lettre est Monsanto.
« Les années 1970 découvrirent, entre autres choses plus réjouissantes, l’existence des multinationales. » L’ancien cadre national du pouvoir ne coïncide plus. Inquiets, les syndicats se saisissent de la question et l’Onu plaide en faveur de l’institution de codes de conduite. Apparaît alors la notion de « soft law » : les pays riches édictent au sein de l’Ocde leurs propres règles non contraignantes et certaines grandes entreprises rédigent leur propre code, espérant couper l’herbe sous le pied des régulateurs. Mais « loin d’être un signe de bonne volonté, ce type d’engagement est bien plutôt l’expression de leur mauvaise volonté à être régulées ». Les entreprises et intellectuels néolibéraux dénoncent un État « Big Mother », étouffant. Face aux régulations qui rendent les produits plus chers, ils mettent en balance les emplois et imposent l’analyse coûts/bénéfices comme critère de décision. « Mieux vaut guérir que prévenir. » Selon les néolibéraux, l’intégration de l’environnement dans la logique capitaliste permet de sauver la planète par l’expansion de ce qui le détruit. Une idée émerge alors : responsabiliser le consommateur. Après avoir généralisé les emballages jetables aux dépens de la consigne, les entreprises encouragent le recyclage. « Irresponsabilisation économique et responsabilisation éthique, dissolution concrète des mœurs et appels abstraits à la moralisation, les deux vont de pair tout en formant une unité contradictoire. »
« Ce pays est devenu ingouvernable. » L’idée n’est pas neuve, mais les intellectuels néoconservateurs vont chercher à théoriser ce lieu commun réactionnaire. L’État providence est pris dans un cercle vicieux : en élargissant son action, il crée des attentes qui se transforment en frustrations et en perte de légitimité. Cette hypertrophie est l’effet normal du système électoral et la déception des électeurs conduit au réalisme politique ou à la polarisation extrême. In fine, deux choix sont possibles : l’insurrection ou le bonapartisme. Pour ces intellectuels néoconservateurs, il ne fait plus aucun doute que le capitalisme court à sa perte et que la démocratie libérale souffre de contradictions internes majeures. Le remède aux maux de la démocratie n’est pas plus de démocratie, mais une modération dans la démocratie, comme le préconise Samuel Huntington. Le tournant néolibéral se produit alors pour mettre en place un État politiquement autoritaire mais économiquement libéral. Le Chili de Pinochet fait figure d’exemple et reçoit les louanges des grandes figures néolibérales occidentales. Un « capitalisme fasciste » pour Paul Samuelson, un « moindre mal » pour Friedrich Hayek. Lecteur de Carl Schmitt et visiblement sensible à sa conférence « État fort et économie saine » de 1932 à l’origine d’un « libéralisme autoritaire », Hayek appelle à « limiter la démocratie ». Grégoire Chamayou rétorque que l’ordre du marché n’est pas spontané, qu’il faut l’instituer et le reproduire en permanence. Le libéralisme économique est un programme politique qui propose de « remplacer le personnel dirigeant d’un État et de modifier le programme économique de l’État lui-même ». Mais « limiter la démocratie peut se faire à pas plus feutrés qu’à grands bruits de bottes. Sous d’autres latitudes, un Thatcher ou un Reagan pouvait très bien faire l’affaire ». On peut en effet conserver des élections « libres », à condition de limiter en amont le champ de décisions des gouvernants.
À la fin des années 1970, alors que les élites dirigeantes du « monde libre » se convertissent au néolibéralisme, se pose la question des moyens d’y parvenir, des conditions du changement. Faut-il un gouvernement kamikaze ? Autocrate ? La « nouvelle droite » américaine est sensible à la voie de la micro-politique. Il s’agit de privatiser l’offre pour dépolitiser la demande, de convertir les revendications politiques envers l’État providence en demandes marchandes. Cela consiste à faire accepter, par une somme de micro-choix, un changement qui ne serait pas accepté en bloc. Pour l’auteur, « si le néolibéralisme a remporté ses victoires, c’est moins en tant qu’idéologie qu’en tant que technologie politique ».
Une bonne compréhension de ce changement offre des ressources pour s’y opposer : « La grande réaction qui s’est préparée dans les années 1970 ne fut pas tant conçue comme une alternative à l’État providence que comme une alternative à la contestation de celui-ci. Ce fut une alternative à l’alternative. Sans doute aurait-on là une bonne indication pour savoir d’où repartir aujourd’hui : contre le libéralisme autoritaire, rouvrir le chantier de l’autogestion. »