
Canguilhem philosophe. Le sujet et l’erreur de Michele Cammelli
Préface d’Étienne Balibar
[Ce] livre de Michele Cammelli, […] nous amène vers une nouvelle compréhension d’un penseur essentiel de la modernité.
Georges Canguilhem a toujours poussé loin la discrétion, comme une attitude morale nécessaire. Seul son livre Le Normal et le Pathologique a dépassé les milieux fermés de l’épistémologie, notamment lorsqu’il est publié aux États-Unis avec une préface de Michel Foucault qui fait date. Depuis la disparition de Canguilhem, le retentissement de son œuvre n’a fait que croître, et l’édition complète de celle-ci, entreprise chez Vrin, a confirmé l’importance de sa philosophie. Désormais, outre les textes publiés de son vivant, on dispose des inédits, qui permettent de réévaluer radicalement la pensée de Canguilhem. Cammelli parle de « changement d’axe, qui redonne soudain à la philosophie et à la métaphysique une place centrale dans l’intelligibilité de l’œuvre canguilhemienne ».
La grande découverte est que Canguilhem a largement débordé le champ épistémologique et s’est intéressé en particulier à la philosophie du sujet. En effet, les archives « nous révèlent qu’à côté de l’œuvre ouverte sur les matières extra-philosophiques existe une œuvre qui porte sur le problème du sujet, le problème le plus classique de la philosophie moderne, et qui se confronte à la tradition philosophique en même temps qu’elle essaie de donner lieu à une nouvelle philosophie ». Ce faisant, Canguilhem s’oppose ainsi à ce qu’on appelle la French Theory, qui a tant fustigé et même « déconstruit » le concept de sujet.
Canguilhem s’appuie sur les grands philosophes du passé pour étayer son propos. Son affinité avec Descartes est forte, même s’il tente de le dépasser : « faire retour à Descartes, non pour y retrouver une ontologie mais pour rompre avec la tradition ontologique elle-même ». Chez Descartes encore, Canguilhem retrouve le problème central de l’erreur, qui lui permet de poser la question « métaphysique de la connaissance de la vie ». C’est peut-être ce qui lui fera dire qu’il se situe lui-même entre Descartes et Nietzsche, ce dernier ayant insisté sur une morale de l’action (« les conséquences de nos actions, écrivait Nietzsche, nous saisissent aux cheveux »). La pensée du sujet, pour Canguilhem, n’est pas « oubli de l’être », comme chez Heidegger, mais bien plutôt « pensée du vivant ».
On a parlé d’un tournant éthique dans l’œuvre de Michel Foucault à la fin de sa vie. Une même préoccupation existe depuis le début chez Georges Canguilhem, sans doute de manière plus systématique et méthodique qu’on ne croyait, puisqu’elle donne son unité secrète à l’ensemble de son œuvre. C’est la grande leçon à retenir de ce livre de Michele Cammelli, qui nous amène vers une nouvelle compréhension d’un penseur essentiel de la modernité.