
La Nation contre le nationalisme, de Gil Delannoi
Dans ce livre, destiné à un public large, Gil Delannoi se livre à une analyse serrée de l’idée de nation pour montrer que « l’avenir de la démocratie réside dans des nations pacifiques et coopérantes ». Pour ce politologue, la nation est une « forme politique et culturelle », née aux États-Unis et en France entre 1770 et 1800, « historiquement liée à un mouvement général vers l’égalité et la liberté des individus et des collectivités », qui permet « de reléguer au second plan les identités ethnoculturelles, les divisions identitaires et religieuses ». Son extension a été rapide partout dans le monde aux xixe et xxe siècles. Aujourd’hui, la vitalité de cette forme politique ne s’affaiblit pas : l’Allemagne oublie son « patriotisme constitutionnel » ; les États-Unis se resserrent comme nation après le 11 septembre ; la Chine oublie le communisme international pour affirmer son identité de nation, tout en repoussant la démocratie. Son lien avec la démocratie est fondamental, mais il est parfois oublié en chemin et la nation connaît alors des dérives : dictatures, fascismes ou totalitarismes.
Les trajectoires du nationalisme sont variées : programme libérateur dans la décolonisation en Amérique du Nord et du Sud, créateur de nouvelles cultures politiques lors de la désagrégation des empires ottomans et autrichiens et dans les nations nées de la dernière décolonisation, dans les mouvements indépendantistes, les processus de fragmentation ethnoculturelle ou de réunion d’entités ethnoculturelles parentes. Le nationalisme est un véhicule, un « caméléon » à la plasticité étonnante. Il n’existe ni n’agit seul : il accompagne des idéologies diverses, en interaction avec elles. En soi ni bonne ni mauvaise, elle est une idéologie moderne avec ses crimes et ses réussites.
L’auteur réfute, à juste titre, la corrélation souvent faite entre nationalisme et nazisme – un projet racial « fondé sur l’idée d’un peuple eugénique au sang supérieur » – comme entre nationalisme et guerre : la Première Guerre mondiale oppose six empires et la Seconde est un conflit idéologique entre démocraties représentatives et dictatures totalitaires. Pour l’auteur, les nations démocratiques ne se font pas la guerre. S’inspirant de l’universalisme réitératif de Michael Walzer[1], Gil Delannoi affirme qu’une nation démocratique dissuade les nationalismes non démocratiques et les usages immoraux de la nation. La forme politique nation inclut, égalise et intègre, assurant une solidarité, une protection politique et sociale. Elle vise un équilibre entre égalité et diversité, liberté et solidarité « par des significations sociales et des normes communes » où toutes les options sont possibles. Elle permet donc différents degrés d’homogénéité et de multiculturalisme, et peut, en restant autocentrée, s’adapter aux revendications identitaires si prégnantes aujourd’hui.
La globalisation et le désenchantement vis-à-vis de l’Union européenne, l’effacement de la culture majoritaire par le relativisme ou le multiculturalisme imposé, le fondamentalisme islamique, incompatible avec la démocratie, affaiblissent également la nation. Paradoxalement, ils favorisent aujourd’hui des nationalismes défensifs de « repli », de crainte, de peur. Certains peuvent être ouvertement xénophobes et racistes. L’auteur insiste donc sur nécessité absolue de différencier nationalisme et racisme, identification à une culture majoritaire et xénophobie.
G. Delannoi ne récuse pas l’Union européenne mais fustige sa dérive actuelle, son impuissance, son refus de frontières politiques et culturelles intérieures, son manque de démocratie, avec ses experts délégués et sa gouvernance. La création d’un super État-nation européen absorbant les nations actuelles et le rêve d’un ensemble de communautés ethnoculturelles de type impérial sont rejetés. L’auteur montre l’inanité d’un patriotisme constitutionnel et le danger d’un monde post-politique, sans frontières, qui serait sous la houlette de réseaux commerciaux et ne pourrait garantir la démocratie. Au terme de cette synthèse réfléchie, il conclut que la forme politique nation est la seule ressource pour maintenir la démocratie. L’avenir de l’Union ne pourrait donc être « qu’une association d’États ou une fédération de nations ».
Les mérites de ce livre de G. Delannoi sont de dépassionner le débat et de défaire la perception du nationalisme comme mal absolu. Mais sera-t-il possible de repenser l’Union européenne dans ses fondements et de lui donner une souveraineté politique si l’on reste dans une Europe interétatique, « coalition d’égoïsmes nationaux », comme le regrettait Pierre Hassner ?
Annick Jamart
[1] - Voir Michael Walzer, « Les deux universalismes », Esprit, décembre 1992. Voir aussi, dans ce même numéro, Pierre Hassner, « L’universalisme pluriel ».