
209 rue Saint-Maur, Paris Xe. Autobiographie d'un immeuble de Ruth Zylberman
Ruth Zylberman aime Paris, la ville qui l’a vue naître, ses rues qu’elle arpente avec une curiosité jamais assouvie. Si sa ville est « son armure », elle fut pour les siens un « piège ». Il y a quelques années, le hasard la conduit au 209 rue Saint-Maur, dans le Xe arrondissement. Derrière la porte cochère, quatre façades d’immeubles avec un carré de ciel en surplomb, une femme qui la regarde depuis sa fenêtre haut perchée et les cris des enfants qui sortent de l’école voisine. Sur la carte des déportations des enfants de Paris, publiée par Serge Klarsfeld, les points rouges abondent dans l’Est et le Nord parisiens. Au 209 rue Saint-Maur figurent les noms de neuf enfants, déportés en juillet 1942, âgés de 3 à 17 ans. « J’étais prête à choisir un lieu comme on désigne une Terre promise, écrit-elle. J’avais trouvé mon Amérique. »
Tel est le point de départ de cette passionnante enquête menée par Ruth Zylberman sur les habitants du 209 rue Saint-Maur, dont sont issus, en 2017, un remarquable documentaire1 et aujourd’hui, ce livre si prenant. Durant plusieurs années, de Paris à Melbourne, en passant par Nantes, Tel-Aviv ou les États-Unis, afin de reconstituer la vie de l’immeuble depuis sa construction au xixe siècle jusqu’à présent, Ruth Zylberman se plonge dans les archives, les fichiers de la Sûreté nationale, les registres de recensement et des convois de déportés, interroge les survivants des rafles, les familles et les voisins des « non-rentrés ». Elle écoute et consigne leurs souvenirs, les recoupe ou bien encore les suscite, en invitant certains à revenir sur les lieux de leur enfance qu’ils ont quittés depuis des décennies. Au fil des pages, le miracle se réalise, l’« immeuble de papier » de l’auteure reprend vie sous les yeux du lecteur ; peu importent au fond « les fausses pistes, les impasses, les aveuglements, les faiblesses », dont elle dit que « son 209 » restera toujours tributaire. Au-delà de l’évocation, centrale, de la vie de l’immeuble sous l’Occupation, Ruth Zylberman dresse aussi le portrait d’une vie de quartier de la capitale, au fil des ans, aujourd’hui disparue avec la métropolisation et la gentrification.
Pendant plusieurs décennies, entre les xixe et xxe siècles, dans le Nord et l’Est parisiens, artisans, petits commerçants, employés et ouvriers, Français et étrangers cohabitaient en bonne intelligence dans des logements modestes, mais qui constituaient pour chacun un véritable « refuge ». Au dernier recensement avant la guerre, en 1936, trois cent trente-sept personnes – des « petites gens », comme les qualifie un témoin de cette époque – vivent derrière les façades noircies du 209 rue Saint-Maur. Il y a là des Parisiens et des provinciaux, mais aussi des immigrés roumains, italiens, russes, mexicains, belges, turcs et polonais. Un tiers d’entre eux sont juifs, venus d’Europe de l’Est.
Parmi eux, les parents d’Albert Baum, arrivés de Pologne en 1925 avec leurs deux enfants, Marguerite et Adolphe, rebaptisé Albert. Le 16 juillet 1942, tous les quatre sont arrêtés par les Allemands2. Albert a 16 ans. Lui seul reviendra d’Auschwitz. Au 209, il songe souvent, la nuit surtout : « On aurait dit une caserne, on avait une trouille de monter les étages parce qu’il n’y avait pas d’électricité. […] Les rats cavalaient dans les escaliers. » Il raconte son père, tricoteur, et sa mère, couturière. Des gens qui n’étaient pas bien riches mais qui l’étaient pourtant, dit-il, « de l’amour qu’ils nous donnaient ». Ruth Zylberman mesure l’ébranlement que suscite chez Albert de se remémorer sa vie d’avant. « Il y a la grande route du souvenir. […] Et puis il y a le hors-piste : un espace sauvage, dangereux où vous propulsent malgré vous, un goût, une odeur, une image […], l’espace du bouleversement, celui qui menace l’équilibre précaire du nid de mémoire que l’on s’est bricolé jour après jour, pour tout simplement survivre. »
Odette Diament, née en 1936, est la fille d’Abel et de Rachel Diament. Elle vit aujourd’hui à Tel-Aviv, mais n’a rien oublié du 209. « Je me souviens de tout », assure-t-elle. En particulier, de cette journée du 16 juillet 1942 où dix-huit hommes, femmes et enfants juifs du 209, dont sa mère et ses deux sœurs, ont été interpellés à l’aube et emmenés vers le Vél’ d’Hiv’, cette « antichambre de l’enfer », comme le décrit Albert, où ils resteront tous parqués sept jours avant leur déportation. Lorsque son père, après le passage des Allemands, sort de l’endroit où il s’était caché avec son fils Isidore, il ne trouve que sa fille Odette et son frère Jojo. « Il a compris… Je revois ses larmes… Pour moi, c’était la fin de l’enfance. Il n’y avait plus maman. J’avais fini de jouer à la poupée. C’était fini. La maison n’était plus la maison », raconte Odette. Un mois plus tard, Abel est arrêté dans la rue, sous les yeux de son fils. « Mon père a rejoint ma mère et mes sœurs à Drancy. »
Au 209, il y a aussi Désiré Dinanceau, marchand de vins, et sa femme Rose, catholique fervente, et leurs deux enfants, Robert qui a 18 ans en 1942 et Jeanine qui n’en a que 13. Désiré et sa femme cachent des juifs, « une évidence » pour eux. Mais la colère et la honte les tenaillent de savoir leur fils Robert dans les rangs de la Légion des volontaires français3. « Papa n’avait plus de fils », dit Jeanine.
Au hasard de ses recherches, Ruth Zylberman retrouve la trace d’enfants sauvés de la déportation. Parmi eux, Henri Osman, âgé de 5 ans en juillet 1942. Ses parents arrêtés puis déportés, Henri est confié au comité Amelot puis, à 9 ans, envoyé aux États-Unis où une famille américaine le prend en charge. Devenu Henry, du 209 il ne se souvient que de ce « Les Juifs dehors ! », hurlé dans les couloirs ce jour de juillet 1942, de sa mère le saisissant prestement pour le cacher dans un autre appartement où elle le laissera. Il ne la reverra jamais. D’abord peu enclin à revenir sur ce passé, il finit par faire le voyage de New York à Paris, fin novembre 2015. Le vieil homme gravit les escaliers jusqu’à l’appartement du 209 rue Saint-Maur qu’occupaient ses parents. « Mais comment les gens faisaient-ils pour se laver ?, demande-t-il. – Ils allaient dans ce qu’on appelle les bains municipaux, une ou deux fois par semaine. – Vous voyez de ça je me souviens. Oui je m’en souviens. Mes parents m’emmenaient aux bains municipaux. » Alors, Henry a souri, lit-on, et il a soudain régné « un silence impressionnant qui paraissait accompagner le parcours de cette réminiscence ».
Selon l’auteure, le retour miraculeux de sa mère des camps, où elle avait été déportée très jeune, a irradié sa vie « en lui donnant son poids, son incertitude et son prix ». En se lançant avec passion sur la trace d’autres que les siens, « qui sont venus avant », pour nouer ce lien entre eux et ceux de demain, et former une « généalogie fraternelle », Ruth Zylberman explique avoir voulu les faire échapper à cette « solitude sans recours » qui lui est insupportable. Ce faisant, elle s’inscrit dans la droite ligne du temps historique tel que l’entendait Walter Benjamin4, dont elle indique que les écrits ont inspiré sa très belle et émouvante « conversation avec l’autrefois ».
- 1. Les Enfants du 209 rue Saint-Maur Paris Xe, un film de Ruth Zylberman, Arte Éditions, 2017.
- 2. Lors de la grande rafle des 16 et 17 juillet 1942, près de 25 000 femmes, hommes et enfants juifs sont arrêtés à Paris, emmenés au Vél’ d’Hiv’ avant d’être transférés à Drancy puis à Auschwitz.
- 3. La Légion des volontaires français contre le bolchevisme (Lvf), fondée en 1941, est soutenue par les collaborateurs les plus notoires, tels Marcel Déat et Jacques Doriot.
- 4. Voir Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire [1942], trad. par Olivier Mannoni, Paris, Payot, 2017, et Michael Löwy, Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, Éditions de l’Éclat, 2018.