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Notes de lecture

Dans le même numéro

Réinventer l’amour de Mona Chollet

Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles

janv./févr. 2022

Pour Mona Chollet, le couple peut se défaire du patriarcat, trouver de l’érotisme dans l’égalité et sortir de la violence pour construire une relation entre deux êtres.

Peut-on être féministe et fleur bleue ? Dans son dernier livre, Mona Chollet renoue avec une perspective qu’elle avait déjà adoptée dans Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique (La Découverte, 2015) : prendre une représentation traditionnelle de « la femme » et se demander si, dans une perspective féministe, il est nécessaire de s’en défaire ou si l’on peut la réinventer. Dans Chez soi, il s’agissait du rapport des femmes à l’espace domestique. À rebours d’une histoire du féminisme qui a légitimement cherché à faire sortir les femmes de chez elles pour leur donner accès à l’espace public, elle y revendiquait le droit d’être casanière, la notion de foyer non plus comme prison mais comme refuge, sans pour autant nier les obstacles réels, les puissantes inégalités auxquelles chacun, et surtout chacune, fait face entre les murs de sa maison. Réinventer l’amour adopte la même démarche : s’identifier à une image de la femme en apparence conforme aux rôles de genre traditionnels, la femme amoureuse, pour mieux la déconstruire. Ou, pour reprendre les mots de Mona Chollet, imaginer « une hétérosexualité qui trahirait le patriarcat ».

Celles et ceux qui ont déjà lu certains de ses livres retrouveront dans celui-ci le plaisir du style de Mona Chollet, sa plume limpide et élégante, sa capacité rare dans le paysage éditorial français actuel à mêler intimité et recherche, sentiments et analyse, à donner envie à ses lectrices et à ses lecteurs de se plonger avec autant d’intérêt dans les anecdotes qu’elle raconte que dans les ouvrages qu’elle cite. Comment s’y prendre, alors, pour embrasser ce que Jane Ward nomme « l’hétérosexualité profonde », réinvestir le modèle du couple sans se laisser enfermer dans ses représentations romanesques, son héritage misogyne et ses violences ? Le livre procède méthodiquement, par déconstruction progressive des attitudes et des représentations qui unissent hétérosexualité et patriarcat : l’infériorisation (physique et intellectuelle) des femmes dans le couple, qui fait d’elles des « poupées », la violence conjugale, présentée non pas comme un accident du couple mais comme intrinsèquement liée à la position qu’y occupent les hommes et les femmes, les rapports de rivalité entre femmes construits par la société patriarcale et la confiscation de l’imaginaire érotique hétérosexuel par les mots et les fantasmes des hommes.

Formulées ainsi, ces barrières semblent infranchissables, cimentées par l’histoire longue de la domination masculine. Mona Chollet attaque impitoyablement ses propres souvenirs de lecture, ces romans qui ont forgé son imaginaire amoureux, comme sans doute celui de nombre de ses lectrices (et lecteurs). Belle du Seigneur d’Albert Cohen (1968), ce parangon du romanesque, révèle sous la plume de l’autrice tout le sexisme qu’elle-même n’a pas voulu ou su déceler lorsqu’elle l’a lu. Il ne s’agit pas de ne plus le lire, mais de voir ce qu’il nous fait : « Je continue d’admirer la virtuosité littéraire d’Albert Cohen, son style à la fois torrentiel et lapidaire, son lyrisme, son agilité, sa cocasserie, mais je lui en veux d’autant plus. Il a instillé ses idées en moi avec d’autant plus d’efficacité qu’il l’a fait avec génie. » Et il en va ainsi de nombreuses œuvres et de nombreux comportements que l’on n’interroge pas et que l’on naturalise dans la vie à deux, que l’on fantasme et que l’on construit trop souvent, lorsque l’on est une femme, comme un oubli de soi. Citant Nancy Huston, Mona Chollet pose la question : « Deux êtres qui s’aiment n’en font qu’un : lequel ? »

La solution à ce « conflit intérieur entre [ses] convictions féministes et [sa] vision mystique et absolutiste de l’amour » ne réside pas pour autant dans un abandon de l’idéal du couple, mais dans sa reformulation. Pour Mona Chollet, le couple peut se défaire du patriarcat, trouver de l’érotisme dans l’égalité et sortir de la violence pour construire une relation entre deux êtres. Cela passe également par des solutions pratiques, par exemple des résidences séparées, la possibilité pour chaque membre du couple d’avoir son chez-soi, ce qui a l’avantage d’évacuer dans une certaine mesure la question des tâches domestiques. Cette solution n’est pas pour toutes ; elle suppose une certaine aisance financière. Elle est plus difficilement envisageable lorsqu’on passe du couple à la famille. Mona Chollet n’a pas d’enfants, elle n’en veut pas, et dès lors que le livre est une réflexion à partir de ses propres expériences, de ses propres convictions, elle n’y aborde pas ce sujet, sur lequel d’autres se sont penchées récemment1. On ne saurait lui en tenir rigueur ; son livre n’est pas un ouvrage scientifique, c’est un essai, qui nous invite à repenser nos fantasmes, nos idéaux, non pas pour les abandonner mais pour leur redonner un sens. Une tentative très bien menée de sauver l’amour des griffes de la domination.

  • 1. Voir notamment Fatima Ouassak, La Puissance des mères. Pour un nouveau sujet révolutionnaire, Paris, La Découverte, 2020 ; Christine Detrez et Karen Bastide, Nos mères. Huguette, Christiane et tant d’autres, une histoire de l’émancipation féminine, Paris, La Découverte, 2020.
La Découverte, 2021
272 p. 19 €

Alice Béja

Maîtresse de conférences à Sciences Po Lille, chercheuse au CERAPS-CNRS, Alice Béja est spécialiste de l’histoire culturelle et politique des Etats-Unis. Elle travaille sur les mouvements protestataires américains de la fin du XIXe et du premier XXe siècle ainsi que sur leurs représentations littéraires. Ancienne rédactrice en chef de la revue Esprit, elle a notamment publié Des mots pour se

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