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Notes de lecture

Dans le même numéro

Citoyen du monde. Mémoires d'Amartya Sen

Trad. par Sylvie Kleiman-Lafon

mars 2023

Les mémoires d’Amartya Sen, ce « citoyen du monde » avant l’heure, se concentrent sur les trente premières années de sa vie (son enfance et son adolescence entre Dacca, Mandalay, Santiniketan et Calcutta, ses années d’apprentissage en tant qu’étudiant en Inde puis en Angleterre et enfin de tout jeune enseignant en Angleterre, aux États-Unis puis à Delhi) et constituent un hommage appuyé à tous ceux qui lui ont permis de devenir ce qu’il est.

Amartya Sen n’a que 7 ans et demi lorsque Rabindranath Tagore meurt. Ce jour de 1941, il se promet de consacrer sa vie à l’étude de la pensée de cet homme bienveillant, proche de sa famille, avec lequel il avait eu la chance de converser. L’importance accordée par Tagore à la liberté, à la raison et à l’éducation, dans le développement de la liberté individuelle et le progrès social, sera déterminante dans le cheminement intellectuel du philosophe indien, qui sera nommé Prix Nobel d’économie en 1998. Les mémoires d’Amartya Sen, ce « citoyen du monde » avant l’heure, se concentrent sur les trente premières années de sa vie (son enfance et son adolescence entre Dacca, Mandalay, Santiniketan et Calcutta, ses années d’apprentissage en tant qu’étudiant en Inde puis en Angleterre et enfin de tout jeune enseignant en Angleterre, aux États-Unis puis à Delhi) et constituent un hommage appuyé à tous ceux qui lui ont permis de devenir ce qu’il est.

Issu d’une famille de grands érudits originaires de Dacca du côté paternel et de Calcutta du côté maternel, Amartya Sen naît en 1933 à Santiniketan. C’est là qu’en 1901, Tagore, héritier d’une dynastie bengalie qui avait fait fortune dès le xviie siècle dans l’East India Company, a fondé une école hors norme, Visva-Bharati, qui connaîtra un rayonnement international : on y enseigne, sous les arbres, la philosophie, la littérature, le sanskrit, les mathématiques, la science, mais aussi la musique, la danse ou le judo, et l’ouverture des filles comme des garçons aux autres cultures est jugée plus importante que la course à l’excellence. Le grand-père de Sen, Kshiti Mohan, spécialiste de philosophie et de littérature indiennes, fervent défenseur des traditions orales des populations rurales et grand connaisseur des textes en pali et en sanskrit, mais aussi adepte de l’œcuménisme hindou-musulman prôné par les communautés Kabir Panth, devient rapidement le bras droit de Tagore. Des dix années qu’il a passées à Santiniketan, de 7 à 17 ans, Amartya Sen dit qu’elles furent riches en rencontres et amitiés, formatrices et heureuses.

Pourtant l’époque est sombre : la montée des tensions entre hindous et musulmans le conforte dans la méfiance qu’avait Tagore à l’égard du « patriotisme livresque », de tout ce qui maintient « la culture indienne dans un carcan sectaire et étriqué » et du formatage de la pensée selon l’appartenance à une communauté religieuse ou nationale. Les débuts de la Seconde Guerre mondiale et l’envolée, au Bengale, du coût des denrées alimentaires liée à l’effort de guerre inquiètent également. En 1943, la famine est là et causera la mort de deux à trois millions de personnes. La nourriture ne manquait pas, mais son prix avait tellement augmenté que les plus pauvres n’avaient plus d’argent pour se nourrir et mouraient. En octobre 1943, Sen se rend à Calcutta avec son père : la ville qu’il découvre alors est, dit-il, « terrifiante » : les rues sont envahies de personnes démunies et affamées, certaines y meurent de faim sous ses yeux. Ces images le hanteront toute sa vie et il s’attachera à faire que jamais plus on ne laisse une famine tuer des gens. Les Anglais, explique-t-il, comme déjà au xviiie siècle, lors de la première grande famine qui décima près d’un tiers de la population du Bengale, en stoppant la circulation du riz et des céréales entre les provinces de l’Inde, en y bridant les médias, en faisant en sorte que ceux d’Angleterre n’ébruitent pas ce qui se passait au Bengale et en empêchant de la sorte tout débat public, ont directement contribué à cette tragédie.

De nombreux membres de sa famille, paternelle comme maternelle, sont emprisonnés à un moment ou un autre de leur vie parce que, relate Sen, ce qu’ils disaient ou écrivaient « déplaisait à l’empire », comme sa grand-mère se l’était entendu dire par un fonctionnaire du service public indien, alors qu’elle s’inquiétait du sort réservé à son fils emprisonné. À la veille de l’indépendance de l’Inde, à Santiniketan, les conversations vont bon train, entre élèves, sur les mérites et démérites des Britanniques. Si tous conviennent qu’à l’aube de la révolution industrielle, un changement radical était nécessaire, une « mondialisation constructive » ne pouvait pas, selon eux, être imposée par l’impérialisme. En 1947, la Grande-Bretagne laisse un pays avec une espérance de vie très basse (moins de 32 ans), un taux d’alphabétisation inférieur à 15 % et un produit intérieur brut par habitant qui, en deux siècles, n’a pas progressé.

C’est en 1951, lors de son arrivée à Calcutta pour y entamer des études supérieures au Presidency College1, qu’Amartya Sen opte pour des études d’économie. « J’envisageais déjà d’œuvrer à la transformation de l’Inde en un pays moins pauvre, moins inégalitaire, plus juste que celui dans lequel j’évoluais. On ne pouvait changer l’Inde sans connaître l’économie », explique-t-il. Captivé par cette ville multiculturelle, avec ses théâtres, ses cinémas et ses mille librairies, où l’on parle de multiples langues et où l’on converse de façon impromptue (adda), il y éprouve un sentiment de grande liberté. En ce début des années 1950, les procès et les purges en cours à Moscou, le traitement réservé au philosophe Boukharine, lui font prendre conscience de la tyrannie du régime soviétique, ce que les communistes, en Inde et au Bengale en particulier, refusent, pour beaucoup, de reconnaître. Entre ceux-ci et une droite qui juge que Marx a tort sur tout, il se dit mal à l’aise et comprend qu’il ne pourra jamais adhérer à un parti. En octobre 1953, il entre au Trinity College de Cambridge ; parfois, il s’attarde, dans la chapelle, sur les noms gravés sur le monument aux morts : « Un lien indéfectible me liait désormais aux hommes de Trinity tombés au champ d’honneur. […] La complexité de nos identités est devenue plus claire dès lors que mes liens avec Trinity et avec l’Angleterre se sont renforcés. […] En franchissant les portes de Trinity ce sentiment s’est encore renforcé avec la sensation intense d’être à ma place.  »

Trinity est pour lui l’occasion, comme il l’a toujours fait sa vie durant, ici et ailleurs, de nouer des liens amicaux et intellectuels. Et l’on mesure au fil des pages, combien tout autant que ses lectures, la conversation, la discussion, l’échange d’idées avec les autres, proches ou lointains, y compris avec ceux avec lesquels il n’était pas d’accord, ont importé à l’auteur dans l’affirmation d’une identité plurielle. « Notre idée de la justice, écrit-il, peut dépendre de qui nous connaissons, de qui nous sommes familiers et tout cela peut être facilité par nos rencontres. […] Les contacts permettent de penser la morale à une échelle plus vaste. » De la même façon, l’importance accordée au débat public détermine, selon lui, la façon dont la société se comporte et se donne les moyens de progresser vers plus de démocratie.

S’écartant des théories de la justice de Hobbes, Rousseau ou Rawls, Sen s’est vite rallié au combat contre les injustices mené, en d’autres temps, par Condorcet, Bentham, Smith ou Marx et à cette démocratie du « gouvernement par la discussion » chère à John Stuart Mill. Dans un monde de repli communautaire, où les fractures sociales et les injustices qui en découlent se multiplient, où la démocratie souffre d’une vision souvent très verticale du pouvoir, lire ou relire Amartya Sen est un exercice salutaire.

  • 1. Fondé en 1817, le Presidency College était initialement dénommé Hindou College par les Anglais, qui, explique Amartya Sen, s’attachaient à créer des divisions communautaires. Jamais pourtant il ne fut réservé qu’aux Hindous et son nom fut changé en 1855. Ouvert aux filles comme aux garçons, il se voulait non confessionnel, laïque et anticonservateur. Lorsqu’il y arrive en 1951, on propose à Sen de loger dans la « résidence hindoue » (appellation demeurée malgré le changement de nom de l’université), ce qu’il refuse, opposé qu’il est à tout communautarisme.
Odile Jacob, 2022
488 p. 26,90 €

Bénédicte Chesnelong

Juge assesseur à la Cour nationale du droit d’asile et précédemment avocate au barreau de Paris, elle a également travaillé pour la Commission environnement du Parlement européen et effectué plusieurs missions d’enquête pour la Fédération internationale des droits de l’homme, le Conseil de l’Europe et les Nation unies, notamment dans les Balkans, en Turquie et au Moyen-Orient.…

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