
Le dernier procès de Kafka de Benjamin Balint
Trad. de l’anglais par Philippe Pignarre
En août 2016, la Cour suprême israélienne met un terme définitif à une bataille judiciaire qui aura duré presque dix ans à propos de l’attribution des archives de Kafka, en décidant qu’elles reviendront à la Bibliothèque nationale d’Israël. Avant de mourir, Franz Kafka avait laissé des instructions très claires à son ami Max Brod : toutes ses notes manuscrites inachevées devaient, sans exception, être brûlées sans être lues. Brod, qui était le premier lecteur de Kafka qu’il considérait comme le plus grand écrivain du siècle, n’en fit rien ; ayant quitté Prague en 1939 pour la Palestine, il publia, après en avoir retouché et/ou complété certains, les « fragments » hérités de son vénéré ami. Peu avant sa mort en 1968, il désigna son assistante Ester Hoffer, qui l’avait aidé dans le classement des archives de Kafka, comme son exécutrice testamentaire, après avoir exprimé le vœu que « sa succession littéraire » soit confiée à une bibliothèque israélienne. La décision d’Ester Hoffer de mettre progressivement en vente les manuscrits de Kafka, puis la prétention, à sa mort, de ses filles, Eva et Ruth, de poursuivre leur vente à l’encan, décidèrent l’État israélien à saisir, en 2007, le tribunal de Tel-Aviv afin de voir la succession littéraire de Max Brod, en particulier les archives de Kafka, attribuées à la Bibliothèque nationale d’Israël.
Le Dernier Procès de Kafka revient sur les questions soulevées par ce litige. Au nom de la sauvegarde des biens culturels d’importance nationale de la diaspora, l’État israélien demandait en effet qu’il soit jugé que les archives de Kafka sont de plein droit la propriété de l’État juif. Pour Israël, les liens étroits que Kafka aurait entretenus avec le sionisme légitimaient plus encore son action.
L’écrivain israélo-américain Benjamin Balint réfute ces deux arguments. Il conteste toute tentative d’appropriation d’une œuvre littéraire, plus encore quand il s’agit de celle d’un écrivain aussi singulier, indépendant et universel que l’était Kafka. Et il fustige l’instrumentalisation par Israël, à des fins avant tout politiques, du règlement de la succession Brod. Kafka, écrit Balint, « n’a jamais correspondu au canon israélien, ni adopté le projet de renaissance nationale. L’écrivain n’a jamais fait l’objet d’un quelconque culte en Israël, comme c’est le cas par exemple, en Allemagne, en France ou aux États-Unis ». La découverte tardive par Israël de l’œuvre de l’écrivain juif praguois attesterait de la volonté de l’État, à travers cette revendication, de faire oublier sa négligence des années durant et de regagner quelque prestige aux yeux du monde.
Balint rappelle qu’après la guerre, l’Allemagne de l’Ouest n’a pas échappé non plus à la tentation de récupérer l’œuvre de Kafka – comme si cet engouement soudain pour l’écrivain « faisait disparaître le fait que des millions d’humains avaient été assassinés », considère le philosophe Günther Anders. Pourtant, jusqu’en 1980, la judéité de Kafka, écrivain de langue allemande avant tout et membre du panthéon littéraire allemand, était quasiment ignorée en Allemagne. L’auteur raconte comment les Archives de littérature allemande, fondées à Marbach en 1955 – elles détiennent un fonds important de littérature juive allemande, dont plusieurs manuscrits de Kafka –, avaient approché la succession Brod afin de compléter leur fonds Kafka. Mais elles préférèrent rester en retrait durant le litige israélien – dont elles surveillaient de près l’évolution néanmoins –, soucieuses de paraître agir dans l’intérêt de la seule littérature, représentant « l’universalisme européen contre le particularisme israélien, ou les lumières éternelles dans lesquelles les autres cultures ne peuvent que se réfracter ».
Benjamin Balint revient par ailleurs sur le rapport de Kafka au judaïsme et aux langues ; il relate comment, dans la Prague du début du xxe siècle, naquit cette improbable amitié entre l’extraverti Max Brod et le réservé Franz Kafka. Si Brod est vite acquis au sionisme, Kafka garde ses distances vis-à-vis de ce mouvement, trop collectif pour qu’il s’y sente à l’aise et surtout incapable, à ses yeux, de faire obstacle à la montée de l’antisémitisme qu’il juge très inquiétante et dont les Juifs germanophones de la capitale tchèque sont la cible. Ceux-ci étaient, selon Pavel Eisner1 que cite Balint, « une incarnation de l’étrangeté et du désir d’étrangeté ». Issu d’une famille de Juifs assimilés de l’Ouest avec laquelle il a peu d’affinités2, Kafka est attiré par le monde des Juifs de l’Est dont il apprend la langue avec enthousiasme et le sentiment de renouer, en parlant yiddish, avec ses racines culturelles. Kafka aura ainsi continuellement vécu dans l’entre-deux, tel un exilé dont la langue est l’allemand. Bien que vivant à Prague, plus que le tchèque qu’il maîtrise mal, Kafka, à l’instar de la majorité des Juifs éduqués3, parle et écrit la langue de l’élite, héritée de l’empire des Habsbourg.
La littérature allemande constitue son canon culturel, affirme Balint, et il sait l’importance qu’elle revêt pour le peuple allemand. En 1921, Kafka décrit l’impasse dans laquelle se trouvent les écrivains juifs de langue allemande, entre « l’impossibilité de ne pas écrire, l’impossibilité d’écrire en allemand, l’impossibilité d’écrire autrement et […] l’impossibilité d’écrire ». On ne peut que songer ici au rapport qu’entretenait le poète Paul Celan, grand lecteur et admirateur de Kafka, avec la langue allemande, seul vestige d’un monde disparu, à laquelle il resta fidèle, malgré la Shoah.
Comme tout exilé, Kafka n’aura de cesse, comme l’affirme Jean Starobinski, de « réclamer des nouvelles de la terre qu’il a quittée4 ». Caressant l’idée de rejoindre un jour la Palestine, il apprend à l’âge de 30 ans l’hébreu, mais ne partira jamais. Pour Balint, le rapport de Kafka au sionisme est aussi ambivalent et distancié que celui qu’il entretient avec les femmes de sa vie et notamment Felice Bauer : deux fois fiancé à cette dernière, il rompt sitôt que les liens avec elle se resserrent. Et il n’est sans doute pas fortuit qu’il ait été attiré, après cette jeune Juive berlinoise assimilée, successivement, par une Juive issue d’un milieu traditionnel où l’on parle yiddish, Julie Wohryzek, puis par une catholique tchèque, Milena Jesenská, et enfin par une Juive orthodoxe d’Europe de l’Est, Dora Diamant.
Gershom Scholem conseillait de lire, avant la Kabbale, les « trois textes canoniques juifs » qu’étaient selon lui, la Bible, le Zohar et les œuvres de Kafka. Mais, ajoute Balint, il doutait que Kafka, à l’instar de ces autres écrivains juifs de langue allemande qu’étaient Freud et Benjamin qui demeuraient des hommes venus de l’étranger, se soit senti chez lui en Israël.
Ce « dernier procès », comme le sont souvent les litiges successoraux, aura été le révélateur de la petitesse des parties en présence, avant tout préoccupées de gagner en prestige ou de préserver leur réputation. L’occasion aussi d’envahir une fois encore, par ces nouveaux « bavardages » que déplorait Maurice Blanchot, une « œuvre plutôt silencieuse [qui] forme les restes épars d’une existence qu’elle nous aide à comprendre, témoin sans prix d’un destin d’exception qui, sans elle, fût resté invisible5 ».
- 1.Pavel Eisner (1889-1958), linguiste et traducteur tchèque, fut le premier traducteur de Kafka en tchèque.
- 2.Kafka en voudra toujours à son père (voir la Lettre au père, trad. par Marthe Robert, Paris, Gallimard, 2002) d’avoir, dans sa volonté d’assimilation, abandonné ses racines culturelles et religieuses, faisant de lui ce « Juif occidental », comme il se désignait lui-même en 1920 dans une lettre à Milena.
- 3.En 1890, 73 % des Juifs de Prague déclarent être de langue allemande ; dix ans plus tard, face à la montée du nationalisme tchèque et de l’antisémitisme qui l’accompagne, ils ne sont plus que 45 %.
- 4.Jean Starobinski, La Beauté du monde. La littérature et les arts, édition établie sous la dir. de Martin Rueff, Paris, Gallimard, 2016.
- 5.Maurice Blanchot, La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949.