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Notes de lecture

Dans le même numéro

Yoga d’Emmanuel Carrère

décembre 2020

Sur fond d’un monde de plus en plus chaotique, frappé par des tragédies, l’auteur nous parle de la difficulté que revêt le perfectionnement de l’âme.

La mort brutale, en janvier 2018, de son ami et éditeur Paul Otchakovsky-Laurens plonge Emmanuel Carrère dans le premier grand deuil de sa vie. « Plus jamais ce que j’écrirai ne sera, par personne, désiré comme par Paul  », explique-t-il. Il lui avait naturellement parlé de ce projet de livre sur le yoga et cela avait tout de suite intéressé Paul Otchakovksy : s’il n’était adepte ni du yoga, ni de la méditation, il était curieux de tout ce qui avait trait au fonctionnement de l’âme. De l’âme, il est beaucoup question dans l’œuvre d’Emmanuel Carrère, qui n’a de cesse de se questionner sur lui-même, sur son rapport au bien et aux autres. Écrire, déclare-t-il, est pour lui « le moyen de devenir un être humain un peu meilleur, […] d’avancer comme être humain ».

Yoga n’est pas ce «  petit livre subtil et souriant » auquel il songeait lorsqu’il croyait encore sa vie «  si bien fortifiée » : s’il aborde longuement cette pratique dont l’auteur est un initié, il est aussi l’autopsie d’un naufrage et d’un sauvetage. « Que puis-je en dire ? J’ai une conviction, une seule, concernant la littérature : c’est le lieu où on ne ment pas. C’est l’impératif absolu, tout le reste est accessoire. […] En l’écrivant, je dois dénaturer un peu, transposer un peu, surtout gommer parce que je peux dire sur moi tout ce que je veux, y compris les vérités les moins flatteuses, mais sur autrui non. » Sa façon, désormais familière, si fluide et précise, de dire le réel et d’associer celui-ci au flux constant de ses réflexions et souvenirs dans une remarquable construction narrative captive immédiatement le lecteur. Sur fond d’un monde de plus en plus chaotique, frappé par des tragédies, l’auteur nous parle de la difficulté que revêt le perfectionnement de l’âme, cet exercice quotidien, obligé, semé d’obstacles, destiné à apprendre à vivre libre de tout asservissement. Une quête d’absolu dans laquelle la vérité joue un rôle essentiel.

En janvier 2015, il est exfiltré d’un centre de méditation où il est reclus depuis peu de temps : on lui apprend l’assassinat de Bernard Maris et celui de onze autres personnes dans les locaux de Charlie Hebdo. Dans les mois qui suivent, sa vie, si harmonieuse et heureuse depuis dix ans qu’il se pensait désormais à l’abri, dans « son enclos », se disloque. Le désastre tant redouté est là : «  Personne n’a pu se reposer dans mon amour, je ne me reposerai dans l’amour de personne. » Il sombre dans une dépression sévère. Son état s’aggravant, il est interné à l’hôpital Sainte-Anne pendant quatre mois. Ses demandes insistantes qu’il soit mis fin à ses jours conduisent les médecins à le placer durant deux semaines en unité protégée, avant que ne lui soient administrés des électrochocs. « Quand on n’y est plus, on ne peut pas raconter ça  », explique Emmanuel Carrère, parce que les mots sont impuissants à décrire l’horreur qu’il dit avoir entrevue alors, ce « fond du sac  ».

À sa sortie, il part pour l’Irak en reportage, puis rejoint l’île de Patmos pour y passer des vacances avec des proches. La crainte de sombrer à nouveau le hante. Il rejoint l’île voisine de Leros. Depuis 2015, comme les îles de Lesbos, Chios ou Samos, Leros est devenue un hotspot pour les exilés en provenance d’Afrique, du Moyen-Orient ou d’Afghanistan. Là-bas, il retrouve Erica, une «  nerveuse » comme lui, venue, elle aussi, sur cette île, dans l’espoir d’y chasser ses démons intérieurs, en aidant les migrants. Avec elle, Emmanuel Carrère forme de jeunes afghans aux rudiments de l’écriture. Au fil des jours, des liens se nouent : avec ces jeunes garçons démunis qu’il réconforte, initie au tai-chi ou emmène avec lui à scooter découvrir l’île de Leros ; avec Erica, qui lui raconte la folie de sa sœur jumelle, un jour disparue sans que jamais sa trace n’ait été retrouvée et dont l’ombre, depuis ce jour, ne la quitte plus. Pour la consoler, il lui récite des poèmes de Louise Labé ou de Catherine Pozzi, que son ami Olivier Rubinstein lui a fait découvrir lorsqu’il était à Sainte-Anne : ils disent l’abîme, mais aussi la joie et l’amour. Le temps passant, «  les chiens noirs » se font moins hargneux, les tourbillons mentaux ralentissent. L’obscurité peut faire place à une clarté renaissante.

Emmanuel Carrère aime les écrivains qui, comme lui, comme leur « patron  » à tous, Montaigne, écrivent « ce qui leur passe par la tête  » et se nourrissent du réel. Avec Montaigne – qui avait, lui, su trouver une forme de sérénité –, il partage un socle de valeurs qui traversent toute son œuvre : l’exigence absolue de vérité, le sens du devoir de « faire bien l’homme » et de raconter, sans fard, sa vie, d’autres vies, avec les fragilités, les contradictions et les doutes qui les habitent. Pour lui, la connaissance de soi que permet l’écriture est le passage nécessaire pour savoir ce que c’est « que d’être un autre que soi », qui est au fond, explique-t-il, la chose la plus intéressante dans la vie. Même si, admet-il, il s’occupe toujours de mener l’enquête sur lui-même, afin de découvrir d’abord ce que c’est que d’être soi. Depuis plusieurs décennies, pour parvenir à arrêter « ce babil intérieur » incessant, ces fluctuations de la conscience, Emmanuel Carrère pratique assidûment le yoga et la méditation. Sans rapport avec ce « hochet narcissique » que certains seraient tentés d’y rechercher, celle-ci est, selon le grand maître du yoga, B. K. S Iyengar, la « finale des Jeux olympiques du yoga  », celle grâce à laquelle l’ego, cet « usurpateur qui se fait passer pour l’Âme », finit par quitter la scène et laisse la place à l’unité1. L’auteur, qui avoue un «  ego encombrant et despotique » et dont « une moitié est l’ennemie de l’autre », déclare douter de sa capacité à atteindre cet « infiniment grand, […] ce ciel que l’homme est né pour contempler » dont lui parle souvent son ami Hervé Clerc.

On mesure enfin, au fil des pages, l’importance dans la vie d’Emmanuel Carrère de cette «  ordonnance du ciel  », comme la qualifiait Montaigne, qu’est l’amitié. Ce cercle restreint de quelques fidèles qui l’accompagnent – ou l’ont accompagné – depuis toujours. Paul Otchakovsky, bien sûr, l’homme «  aux yeux qui brillaient ». Celui-ci racontait que le nom d’une maison d’édition qu’il avait connue autrefois le faisait rêver : L’Amitié par le livre. Comme celle qui s’était nouée entre lui et Emmanuel Carrère : « De livre en livre, le sentiment de nécessité que l’écriture transmet à la lecture se creuse, s’approfondit, tout comme l’amitié », disait-il2. Ruth Zylberman, qui lui envoie à Sainte-Anne, en guise de mantra, la lettre d’un enfant de 8 ans, qui écrit fièrement à sa grand-mère pendant les purges de 1936 en Union soviétique qu’«  il continue à ne pas mourir ».

Emmanuel Carrère dit avoir tendance, lorsqu’il pense quelque chose, à penser immédiatement son contraire. Comme dans les postures de yoga, il nous faut, dit-il, apprendre à concilier une chose et son contraire et ne pas choisir l’un ou l’autre : le yin et le yang, ensemble. Une manière d’être au monde où se mêlent le malheur et la joie d’exister.

  • 1.B. K. S. Iyengar, La Voie de la paix intérieure, trad. par Nathalie Koralnik, Paris, J’ai lu, 2010.
  • 2.21 - Cité dans Laurent Demanze et Dominique Rabaté (sous la dir. de), Emmanuel Carrère : faire effraction dans le réel, Paris, P.O.L, 2018.
P.O.L, 2020
400 p. 22 €

Bénédicte Chesnelong

Juge assesseur à la Cour nationale du droit d’asile et précédemment avocate au barreau de Paris, elle a également travaillé pour la Commission environnement du Parlement européen et effectué plusieurs missions d’enquête pour la Fédération internationale des droits de l’homme, le Conseil de l’Europe et les Nation unies, notamment dans les Balkans, en Turquie et au Moyen-Orient.…

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