
Ivan Illich de Jean-Michel Djian
L’homme qui a libéré l’avenir
Ce qu’Illich a accompli et qui reste plus valable que jamais fut de produire l’une des plus puissantes critiques de l’économie politique et cela, parce qu’il comprit que l’économie remplit le rôle que le sacré jouait dans les sociétés traditionnelles.
La plupart des jeunes lecteurs d’Esprit ignorent sans doute l’importance que ce grand critique des sociétés industrielles a eue dans l’histoire de la revue, sous la gouverne de Jean-Marie Domenach, de 1967 à la fin des années 1970. C’est la revue qui l’a fait connaître au public français en coopération avec les éditions du Seuil et la collection « Technocritique » que leur directeur, Paul Flamand, poussé par Illich, me pria à l’époque de diriger. On ne s’étonne pas que les mêmes éditions publient aujourd’hui, presque vingt ans après la disparition du « maître de Cuernavaca », l’excellente biographie intellectuelle que nous devons au talent et au travail de Jean-Michel Djian.
Ce livre a déjà fait l’objet de nombreuses recensions, en grande majorité très flatteuses, mais leurs auteurs commencent tous par se demander : « Qui fut Illich au juste ? », étonnés que l’on parle de cet inconnu dont ils découvrent qu’il eut une influence considérable, en France certes mais en vérité dans le monde, dans la décennie qui suivit Mai 1968. Philosophe, pamphlétaire, agitateur ? Historien, théologien, monsignore défroqué, fondateur de l’écologie politique ? Au détour d’un développement, Jean-Michel Djian donne l’une des meilleures définitions que je connaisse : « À la fin des années 1970, Illich pressent que la suprématie incontestée de l’idéologie démocratique et laïque sur la planète va interdire tout débat sur le rôle de la religion. Au fond, il ne croit pas les puissants capables de penser autrement le monde qu’à travers le prisme de la vulgate économique. »
Illich, écologiste ? Même si Djian le dit parfois, il est le premier à montrer que ce qu’on appelle bêtement l’environnement n’intéresse pas Illich et que ce dernier n’aime pas les écologistes. Non, ce qu’Illich a accompli et qui reste plus valable que jamais fut de produire l’une des plus puissantes critiques de l’économie politique et cela, parce qu’il comprit que l’économie remplit le rôle que le sacré jouait dans les sociétés traditionnelles. C’est un Marx qui aurait compris que la religion, loin d’être une idéologie aliénante, est au fondement des sociétés. Il faut rendre une fois de plus hommage à Jean-Marie Domenach, qui accueillit en parallèle dans Esprit l’œuvre de René Girard. Girard et Illich, deux penseurs chrétiens qui ont l’un et l’autre vu dans la modernité un monde façonné par une version corrompue du message évangélique.
Jean-Michel Djian souligne à juste titre l’importance qu’Illich accordait à la parabole du bon Samaritain. Le Christ réussit à faire comprendre à ses interlocuteurs que le prochain n’est pas celui qui partage les mêmes « valeurs » que moi, mais le premier venu dès lors qu’il vient à mon secours et prend soin de moi, serait-il l’ennemi de mon peuple. Cette extension indéfinie du domaine de la charité s’est révélée une arme à double tranchant. Le monde moderne a retenu que n’importe qui pouvait être mon « ami », cela débouchant sur une bienveillance abstraite et universelle qui a produit plus de mal que les mauvaises intentions. C’est ainsi que les institutions – l’école qui était censée produire l’éducation, la médecine la santé, les transports la mobilité et, au fondement de tout, l’Église mener au salut – ont engendré l’inverse de ce qu’elles visaient. Nous avons plus à craindre ceux qui font profession de produire le bien que les méchants.
Au tournant des années 1980, Illich décide que ce qu’il a fait jusqu’alors est devenu obsolète. De son œuvre passée, il dit : « Ces textes sont morts, ce sont des écrits d’un autre temps1. » Jean-Michel Djian consacre la seconde moitié de son livre à ce « second Illich », et ce n’est pas son moindre intérêt. Comme Illich le prétend lui-même, est-ce que ce « tournant » est dû à ce que les temps ont radicalement changé ? Là où les institutions étaient des outils, guidés par une finalité, seraient-ils « contreproductifs », elles sont désormais des « systèmes » qui ne visent qu’à se reproduire en nous enrôlant comme des rouages dans leur machinerie « cybernétique ». Un tel bouleversement se serait-il produit en moins de dix ans ? C’est peu vraisemblable. Toujours est-il qu’Illich change de pays, d’amis, de langue et de style. Le pamphlétaire enflammé se réfugie dans l’érudition, celui qui voulait « libérer l’avenir » devient un spécialiste du xiie siècle. En France, son éditeur, Le Seuil, l’abandonne ; la gauche, dont seule une partie, dite « nouvelle », la sociale-démocrate-chrétienne, l’avait adopté, se détourne de lui. Il ne fait plus les gros titres.
Jean-Michel Djian, qui découvrit Illich à la fin de sa vie, décrit ce qui pourrait passer à tort pour une descente aux enfers avec lucidité, bienveillance et même admiration. Durant les années 1980 et 1990, Illich est en fait très présent aux États-Unis, en Allemagne et au Mexique. Des anciens de Cuernavaca, aussi divers que Jerry Brown, alors gouverneur de la Californie, et Marcos, chef de la rébellion zapatiste au Chiapas, continuent de se recommander de lui. Le très regretté Jean Robert, le fidèle d’entre les fidèles, qui vient de disparaître, n’a jamais cessé, à Cuernavaca où il habitait, d’approfondir l’œuvre d’Illich, accompagné par un phalanstère d’intellectuels mexicains. En France même, des jeunes, comme le non moins regretté Martin Fortier, doctorant de l’École normale supérieure en philosophie et anthropologie, renouvellent la lecture de l’œuvre à la lumière des menaces que sont le changement climatique et le péril atomique. Illich est peut-être plus vivant que jamais !
Quant à moi, qui vécus ces événements alors que j’avais été très proche d’Illich, travaillant avec lui aux versions françaises d’Énergie et équité et de Némésis médicale, je préférai m’éloigner de lui, non certes dans l’affection et l’admiration que je continuais de lui porter, mais en cessant de collaborer avec lui. Il avait toujours aimé choquer afin de mieux imprimer les esprits et voilà qu’ayant réussi au-delà de toute espérance, ses idées faisaient désormais partie de l’air du temps. Il les rejetait en se lançant dans une surenchère que je jugeais vaine et irresponsable. En matière médicale, en particulier, alors qu’il refusait de traiter le cancer de la parotide qui le faisait horriblement souffrir, ce qu’on pouvait, ou non, juger admirable, il en venait à rejeter le principe même de toute médecine préventive, au motif, déjà bien exploré par Jules Romain, qu’elle fait de tout bien-portant un malade qui s’ignore.
Cet Illich-là a fait des émules, hélas, à l’époque de la pandémie de Covid-19. Des auteurs, qui se reconnaissent comme héritiers d’Illich et ont écrit de belles pages à son sujet, se mettent à proclamer jusqu’à l’absurde que cette pandémie est une chose insignifiante et qu’on en fait beaucoup trop pour la contenir, en sacrifiant tant l’économie que les libertés publiques. Le philosophe italien Giorgio Agamben déclare qu’avec le confinement, « le seuil qui sépare l’humanité de la barbarie a été franchi2 » ; le mathématicien et philosophe Olivier Rey, qui a écrit un beau livre sur la mesure chez Illich, dépeint l’État français sous les traits du Léviathan3 ; le journaliste David Cayley, dont l’entretien qu’il eut avec Illich contient l’un des plus beaux actes de foi de ce dernier, ose écrire : « Peut-on vraiment dire qu’une épidémie de grippe [sic !] qui semble surtout tuer les vieux [re-sic !] et les personnes vulnérables est comparable [aux maladies] qui ravagent des populations entières4 ? » : l’illichisme était-il condamné à finir ainsi dans le grotesque, singeant les propos d’un Trump ou d’un Bolsonaro ? Ivan, réveille-toi, ils sont devenus fous !
- 1.David Cayley, Entretiens avec Ivan Illich [1992], Montréal, Bellarmin, 1996, p. 163-164.
- 2.Giorgio Agamben, « Una domanda », Quodlibet, 13 avril 2020.
- 3.Olivier Rey, « L’idolâtrie de la vie », Tracts Gallimard, no 15, 2020.
- 4.David Cayley, “Questions about the current pandemic from the point of view of Ivan Illich”, Quodlibet, 8 avril 2020.