
Découvrir le programme du CNR de Laurent Douzou
Le programme du Conseil national de la Résistance est devenu un symbole prégnant dans la société française. Mais pour qui et pour quoi ? Dans l’imaginaire commun, ce programme évoque pêle-mêle : la Résistance, la Sécurité sociale, la retraite, etc. De nos jours, il est régulièrement mentionné dans des articles ou discours politiques. Comment expliquer une telle postérité ?
Pour le découvrir ou redécouvrir, Laurent Douzou, historien et spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et de la Résistance1, propose une mise en perspective de ce programme adopté le 15 mars 1944. Il s’agit de répondre à la surprise formulée dès la première page de l’introduction : « Qu’au bout du compte, près de quatre-vingts ans plus tard, il hante encore le débat public a de quoi intriguer. » Cet ouvrage est publié dans la collection « Les propédeutiques » (et plus précisément dans la série « Découvrir ») des Éditions sociales qui entendent faire découvrir un auteur ou une question en présentant des textes associés pour contextualiser et problématiser le propos. Le principe est louable et l’exercice, ici, réussi.
L’originalité et la qualité du livre résident dans le choix de construction des chapitres avec le même principe : texte (programme politique, manifeste, allocution radio, extraits de livres ou d’articles, etc.), présentation de son auteur, problématisation et analyse de Laurent Douzou, courte bibliographie sélective pour aller plus loin. La mise en page aurait peut-être gagné à être plus marquée pour mieux distinguer les parties de chaque chapitre, mais cela ne dessert en rien la lecture. La diversité des textes proposés – du programme du Front populaire à un discours d’Emmanuel Macron, d’un télégramme de Rex (Jean Moulin) à l’appel de Résistants en 2004, en passant par des extraits de L’étrange Défaite de Marc Bloch, et bien sûr avec de larges extraits du programme lui-même – permet d’embrasser le programme du CNR dans sa filiation, ses enjeux, son héritage et ses controverses.
Le programme du CNR n’est pas le premier, comme le souligne l’auteur, à proposer des réformes ou plus de protection sociale. Mais c’est le premier à avoir une vision globale d’avenir avec de réelles idées en rupture. Il affirme le primat du général sur le particulier par le principe de solidarité. Relevons quelques mesures célèbres : « un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail » ; « une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours ». Le programme comprend plusieurs innovations, notamment le droit d’accès des ouvriers à des fonctions dirigeantes, des nationalisations pour éliminer certaines « grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie », le droit au travail et au repos, les comités d’entreprise, etc. Laurent Douzou relève deux oublis regrettables : aucun mot sur le vote des femmes ou sur la situation de l’empire colonial français.
Résultat du travail de l’ensemble de la Résistance (et non le projet d’un seul bord politique), la fécondité et le succès de ce programme naissent de la rencontre d’un texte puissant et de circonstances exceptionnelles : il intervient à la sortie d’une guerre désastreuse où tout est à reconstruire.
À la Libération, le programme est mis en œuvre pour l’essentiel. Après un relatif oubli après-guerre, il réapparaît sur le devant de la scène dans les années 2000, pour être convoqué par Nicolas Sarkozy comme figure tutélaire non pour son contenu, ironie de l’histoire, mais comme exemple de la puissance et de la volonté de réformer la France à un moment critique de son histoire. On peut célébrer pour mieux perpétuer, mais aussi célébrer pour mieux décrier, voire enterrer. Laurent Douzou relève plusieurs fois, à juste titre, cette ambiguïté. À ce sujet, un article de Challenges de 2007 l’affirme clairement : « Il s’agit de défaire méthodiquement le programme du CNR. » Si l’article est à charge, la question de fond est posée en ces termes : le modèle social français est-il uniquement un accident historique ?
En étudiant ici les conditions d’émergence et les aléas de la mémoire collective, Laurent Douzou permet d’en appréhender les mécanismes. La mémoire transforme l’événement et celui-ci devient moins important que la trace qu’il laisse, trace et interprétations façonnées au gré des problématiques et contingences actuelles. Le CNR peut-il ou doit-il rester le mythe fondateur d’un contrat social passé entre les Français après la Seconde Guerre mondiale ? Est-il à défaire pour les uns, à dépasser pour les autres, tout en conservant l’esprit sinon la lettre ? Face à cette question, plusieurs résistants, dont Stéphane Hessel (qui prolonge cette démarche en 2010 par son petit opuscule Indignez-vous !, avec le succès que l’on sait), Lucie et Raymond Aubrac, Daniel Cordier, Germaine Tillion ou encore Jean-Pierre Vernant signent en 2004 un texte commun et appellent à « définir ensemble un nouveau “Programme de la Résistance” pour notre siècle ». Tel est peut-être le message intemporel du CNR : sa puissance créatrice. En ce sens, si aujourd’hui certaines solidarités sociales, qu’on pensait définitives, sont désormais à nouveau remises en question, un nouveau souffle et un nouveau sens sont à réinventer et à écrire.
Cet ouvrage tient la promesse proposée en introduction : découvrir pour faire réfléchir avec la profondeur historique indispensable. À partir de cette réflexion, on peut se demander quel récit, souvent compris comme les expressions, trop confuses, de « vivre ensemble » ou de « bien commun », les responsables politiques peuvent proposer à une société de plus en plus fragmentée. Les « jours heureux » ont-ils un avenir ? Lequel ? Au lecteur, riche de cette (re)découverte, de se faire son opinion.
- 1. Signalons du même auteur, un ouvrage récent et passionnant sur un moment charnière de l’histoire de la Résistance : Le Moment Daniel Cordier. Comment écrire l’histoire de la Résistance ?, Paris, CNRS Éditions, 2021.